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REVUE
DES
DEUX MONDES
LUI» ANNÉE. - TROISIÈME PÉRIODE
tovb lv. — 1*' JAimBR 1883. *
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*arii. — Tft». AJQUiiHtilr, me Saintftonoit, T.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
LUI» ANNÉE. — TROISIEME PÉRIODE
TOME CINQUANTE-CINQUIÈME
PARIS
BUREAU DE LÀ REVUE DES DEUX MONDES
RCB BONAPABTE, 4 7
1883
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PRESERVATION
REPLACEMENT
REVIEWW^
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LÀ
FERME DU CHOQUARD
TROIS
On a bien tort de prétendre qu'il n'est pas dans ce monde de
parfait bonheur. Us étaient parfaitement heureux. Ils savouraient,
chacun à sa façon, les joies du propriétaire dans toute leur vivacité,
avec des transports qui ne s'apaisaient pas, et ils étaient convain-
cus l'un et l'autre que leur lune de miel ne finirait jamais. Lui se
disait sans cesse : « Elle est à moi avec toutes ses circonstances et
dépendances! » et il le lui prouvait bien. Elle se disait, de son côté,
chaque matin, en se réveillant sous ses jolis rideaux blancs semés
de bouquets roses : « Cet appartement si Ben meublé et tout ce
que j'aperçois de ma fenêtre, cette grande cour, ce colombier et
ses pigeons, ces écuries, ces remises, ces chevaux, ces vaches, la
bergerie, les quatre cents moutons, les deux cent soixante hectares,
sans compter la Roseraie, et, par-dessus le marché, un homme qui me
laissera toujours faire ce qui me plaît, tout cela est à moi. » Elle s'était
informée; on lui avait répondu point par point; il avait fallu tout lui
dire, satisfaire ses curiosités infinies, qu'aucun détail ne rebutait.
Elle savait les assolemens, la rotation des cultures, ce qu'on avait
semé ici ou planté là, où commençait et où finissait chaque pièce
de terre, le nom des voisins, les bornages, les servitudes. Tout
était inscrit dans sa 'tenace mémoire comme dans le plus exact
(1) Voyex la Revue du 1" et du 15 décembre 1882.
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6 RETUE DES DEUX MONDES.
des cadastres. Elle savait aussi ce que bon an mal an pouvait rap-
porter chaque hectare. Elle savait encore mieux à quoi montaient
les dépôts chez le banquier. De temps à autre, il lui venait à la
peau des moiteurs de plaisir accompagnées de démangeaisons déli-
cieuses au bout des doigts. Dans le particulier, elle s'abandonnait
à l'impétuosité de ses impressions. En présence de quelque étran-
ger, elle se modérait, elle était grave, décente, et, pour ne pas
ressembler à uoe'panreniœ, elle se donnait l'air d'être 'accoutumée
depuis longtemps à son bonheur, quoique son imagination ne pût
s'y habituer. Mais la légèreté de sa démarche la trahissait; elle ne
marchait pas : elle courait, dansait ou volait. L'idée de sa gloire et
de sa félicité ne la quittait pas. Quand elle se promenait sur le
grand chemin en songeant qu'à main droite comme à main gauche
les champs qui le bordaient étaient à elle, il lui semblait que celle
qui ne s'appelait plus Aleth Guépie portait à son front une auréole
qui devait s'apercevoir des quatre coins du monde.
Durant plusieurs^mois, les jouissances que lui procurait la nue
propriété de son royaume parurent suffire à son contentement,
et elle se figurait qu'il en serait toujours ainsi. Elle se tenait à sa
place, ne s'occupait de rien, n'entrait dans la laiterie ou dans les
étables que pour regarder et admirer, ne disait son avis sur quoi
que ce fût à moins qu'on ne l'en priât. Robert lui savait beaucoup
de gré de cette réserve, de cette abstention, volontaire qu'il attri-
buait à sa modestie et au louable désir de ne rien changer à l'ordre
établi, de n'empiéter sur les droits de personne, d'éviter soigneu-
sement ces conflits de pouvoirs, ces compétitions lâcheuses qu'il
avait tant redoutées. Le fait est que cette reine constitutionnelle
se contentait de régner et ne se piquait point de gouverner. Une
telle situation plaisait à son orgueil. Elle laissait les autres agir, se
remuer, se tracasser pour elle; son mari, sa belle-mère, Lesape,
Mariette,, elle les considérait tous comme de bons et utiles tra-
vailleurs qui peinaient et suaient pour assurer sa subsistance et
son avenir,, pour lui procurer une vie large* commode et facile.
Elle leur souriait, d'ua air bénévole,, elle les encourageait du regard
dans leurs efforts» elle- daignait trouver qu'île s'acquittaient assez,
bien de leur ouvrage et de leurs: devoirs*
Le seul travail qu'elle s'imposait à elle-même volontiers et de
grand cœur était d'accompagner souvent Robert lorsqu'il allait
inspecter ses ouvriers. Les passans s'arrêtaient pour la regarder,,
pour contempler la gentille silhouette de cette petite femme, quir
bien caiffiée et bien chaussée, piétinait bravement dans, les sillons
détrempés, sans s'inquiéter d'y laisser ses bottines. Les ouvriers lct
considéraient avec étonnement. Us remarquaient que, crainte du
hâle, elle relevait rarement sa voilette et qu'elle n'ôtatt jamais ses
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LA ffEBMB DU CH0QCJ1RD. 7
gants, tant lui était cbère la blancheur de ees mains» qu'elle frot-
tait chaque jour plus d'une fois avec de la pâte d'amandes : mais
tout ce qu'on peut faire sans ôter ses gants, elle le faisait. Elle
avait de longs entretiens intimes avec les chevaux de labour, qu'elle
appelait chacun par son nom et à qui elle présentait de gros mor-
ceaux de sucre, dont ses poches étaient toujours bourrées. Quel-
quefois aussi elle ramassait une motte bien grasse, bien luisante,
et elle sentait avec délices dans sa main gantée le poids de cette
terre qui lui appartenait et qu'elle émiettait entre ses doigts.
Si elle aimait à voir, elle aimait encore plus à se montrer. Il lui
vint à ce sujet une idée que son mari n'approuva pas et qui donna
lieu à leur premier différend, pour ne pas dire à leur première
'querelle. Depuis qu'il avait quelqu'un pour l'accompagner dans ses
courses à travers champs, il ne montait la jument blanche que lors-
qu'il poussait jusqu'à la Roseraie, et Dieu sait pourtant s'il avait du
goût pour cette jument! Ne leur avait-elle pas servi d'entremet-
teuse? Aleth lui représenta un jour qu'elle se faisait une conscience
de lui imposer sa compagnie, puisqu'elle l'obligeait ainsi d'aller à
pied. Elle ajouta avec une pudeur rougissante qu'il y avait moyen
de tout arranger : pourquoi n'icaient-ils pas tous les deux à cheval?
Il faut croire que des rêves d'amazone, de chapeau à panache lui
• avaient passé par la tète. Son idée fut mal reçue ; il lui répondit
qu'une fermière k cheval, cela ne s'était jamais vu, que cela ferait
mauvais eflfet, qu'oa en causerait. Elle insista; pour la première
fins, cette voix charmante, dont il ne connaissait que les notes
aimables, lui fit entendre une musique un peu moins douce; c'était
comme les premiers frémissement, comme le sourd grondement
d'une volootéâpre et irritable qu'indignait toute résistance. U per-
sista pourtant dans la sienne, et la guêpe rentra son dard, atten-
dant une meilleure occasion de le sortir. Elle fut bien récompensée
d'avoir cédé. Use semaine après, elle aperçut dans la cour un petit
panier attelé d'un petit poney, fier de son harnais tout neuf; elle
apprit du même coup que ce joli attelage était un présent qu'on lui
faisait. Ce fut un enchantement, une messe* Elle sut bientôt con-
duire, et, pour peu que le temps s'y prêtât, elle s'en allait presque
chaque après-midi courir le pays dans son panier, montrer aux
curieux son poney, qu'elle avait orné de deux pompons roses. Elle
s'arrangeait pour passer près des endroits où elle avait jadis gardé
les <ËndM&<et les porcs; au retour, elle traversait dans toute sa
longueur l'unique rue de Mailly. On accourait sur le -pas des portes
prar ia regamler; ces regards lui chatouillaient l'âme, et elle rega-
gnait le Ghoquard .aussi -triomphante qu'une déesse marchant dans
sa nuée.
C'était vraiment une déesse*, et /elle entendait qu'on l'adorât.
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8 REVUE DES DEUX MONDES.
Robert aimait à l'emmener, en sortant de table, dans ce jardin
potager qu'il avait si souvent arpenté seul avant d'être heureux. Il
ne songeait plus guère à regarder les étoiles. Dn soir pourtant, il
s'avisa de lui en montrer une et de lui en demander le nom. Elle
confessa sans honte son ignorance.
— Quelle drôle d'astronomie vous enseignait-on au Gratteau?
lui dit-il.
Et il entreprit de lui faire la carte du ciel. Elle l'écoutait languis-
samment et en bâillant. Enfin elle lui dit :
— Tu m'ennuies avec ta Couronne boréale et tes Poissons. Tu ne
m'as pas dit une seule fois ce soir que j'étais jolie.
Il laissa là ses Poissons pour ne plus s'occuper que de répa-
rer ses torts. Il lui déclara qu'elle avait les plus beaux yeux
du monde, le plus joli nez de l'univers et toutes les grâces
avec toutes les perfections.
Peut-être l'adorait-il encore plus qu'il ne l'aimait. Il lui savait gré
de tout, même de son oisiveté. On n'avait pas besoin de ses services;
grâce à Dieu, il y avait assez de têtes pour gouverner le Ghoquard.
Elle était son luxe, son superflu, son inutile richesse. Si elle avait
servi à quelque chose, elle aurait perdu de son prix. Il oubliait et ses
affaires et ses fatigues quand il tenait sur ses genoux cette ravis-
sante créature dont la beauté éclairait sa vie, quand il plongeait des
mains frémissantes au plus épais de sa chevelure et s'amusait tour
à tour à la décoiffer et à la recoiffer, quand il se penchait sur ses
yeux glauques qui lui rappelaient la couleur et le mystère de l'Océan,
quand il la mangeait de baisers jusqu'à lui faire perdre le souffle et
lui arracher un petit rire nerveux. Quoique son idole se prêtât à
sesjcaresses sans les lui rendre, quoiqu'elle fût froide et comme
accoutumée à recevoir sans rien donner, il se flattait de la possé-
der corps et âme, d'être tendrement aimé par ce petit animal ingrat,
par cet adorable petit monstre passionnément personnel, qui ne con-
naissait d'autre loi que sa volonté propre et la tyrannie de son bon
plaisir. '
Il est fort désagréable de s'enfoncer une épine si profondément
dans la main qu'on craint en l'extirpant d'attaquer le périoste. Il ne
l'est pas moins quand on voyage en chemin de fer et qu'on met
imprudemment la tête à la portière de recevoir dans l'œil un petit
fragment de charbon ; il en résulte quelquefois une inflammation
douloureuse. Il .est fort déplaisant aussi, lorsqu'on habite la Brie,
d'avoir affaire à ces insectes presque invisibles, à cette sorte d'acares
qu'on appelle les aoûtats, lesquels, à l'époque des moissons, vien-
nent se loger dans la peau de l'homme et surtout de la femme et
leur causent d'insupportables cuissons; par grand bonheur, ils
meurent sur leur victime avant d'avoir eu le temps de se repro-
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LA FERME DU CHOQUARD. 9
duire. Cette bru, cette étrangère qui avait pénétré de vive force
dans sa maison et dans sa vie et s'y installait commodément, était
pour M*6 Paluel une écbarde dans sa main, un charbon dans son
œil et lui causait des irritations de la peau et des nerfs aussi désa-
gréables que si tous les aoûtats de la Brie étaient venus se loger
dans son corps. Cette bru, qui avait toujours des odeurs sur elle,
la froissait dans toutes ses habitudes comme dans tous ses prin-
cipes. Cette consommation de pâte d'amandes, ces gants qu'on
notait jamais, sauf pour manger, ces cocardes dont on coiffait
son poney l'exaspéraient; elle n'avait jamais rien vu de pareil. La
première fois qu'elle entendit Aleth racler de la4 guitare, il lui
sembla qu'une habitante de la lune venait de tomber inopiné-
ment en visite au Choquard, et elle n'eût pas été surprise si le
coucou de famille, saisi de pâmoison, s'était laissé choir de son
haut, la face contre terre.
Mais elle s'était juré de ne rien dire, et ne disait rien ; elle n'avait
que des rages sourdes et rentrées. On était poli, convenable, tout
se passait en douceur; les deux femmes n'avaient jamais ensemble
une parole plus haute que l'autre. II™* Paluel n'avait pu prendre
sur elle d'appeler Aleth par son petit nom; elle la traitait de ma-
dame, et Aleth lui rendait la pareille. Au demeurant, on ne se
voyait guère qu'à table, et on s'y faisait presque bon visage. Sans
avoir pour elle aucune prévenance, la bru témoignait à sa belle-
mère quelques égards, certaines condescendances qui semblaient
lui coûter peu. De son côté, la belle-mère ne faisait jamais aucune
observation à sa bru, qu'elle considérait comme un de ces mal-
heurs accomplis auxquels il n'y a rien à changer; tout au plus
avait-elle quelquefois au coin des lèvres des plissemens amers qui
n'étaient point remarqués, ou bien elle s'oubliait à regarder l'habi-
tante de la lune avec un immense ébahissement que celle-ci prenait
pour une immense admiration. Et Robert était heureux; il se disait:
— Qui donc s'attendait à des scènes? Tout chemine comme sur
des roulettes.
Mm* Paluel eût étouffé si, comme le barbier du roi Midas, elle
n'eût trouvé quelque part un roseau à qui confier ses étonnemens
et ses scandales. Le roseau était Mariette, qui, dans ce cas de
nécessité majeure, était devenue sa perpétuelle et unique confi-
dente. Quoique ce fût un avancement imprévu dont elle aurait pu
faire gloire, Mariette ne s'acqtittait de sa nouvelle charge qu'à
regret et avec un peu de scrupule ; en écoutant les doléances et les
réquisitoires de M™ Paluel, il lui semblait manquer de respect à
celui qu'à tort et à travers elle aimait toujours en silence. Mais le
moyen de se dérober* Mm* Paluel lui disait au sujet du poney et de
ses cocardes :
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10 REVCE DBS DEUX MONDES.
— Comme elle aime la piaffe!
Elle lui disait à propos de la guitare :
— Mon Dieu ! que cette folle m'agace avec son éternelle romance!
Elle lui disait encore, ce qui était plus grave :
— Je ne comprends pas qu'un homme qui se respecte se mette
ainsi sous la pantoufle de sa femme*
C'était là surtout ce qui indignait et navrait la reine mère. Elle
envisageait sa bru comme une de ces sorcières, de ces magiciennes
qui apprivoisent les hommes par des moyens indignes. Cette fille,
qui possédait le jnauvais œil, avait jeté un charme funeste sur Robert
Paluel, dont elle avait brisé la fierté, avili le courage. Elle lui avak
appris toutes les soumissions, toutes les obéissances; elle lui avait mis
un mors dans la bouche et elle le tenait en bride; elle lui disait :
« Va ! » et il allait, et, ce qui était pire que tout, cet homme, tombé en
servitude, chérissait son métier d'esclave, dont il faisait ses honteuses
délices. Dans ses prônes, le curé de Mailly prenait souvent à partie
les ivrognes; M*0 Paluel avait retenu ces fortes paroles d'Isaïe,
qu'il aimait à leur citer et dont elle faisait une autre application :
« Malheur, avait dit le prophète à celui que conseille la cervoise et
qui se laisse échauffer par le vin I La harpe, le luth, le tambour et
la flûte accompagnent ses banquets, mais ils ne regardent point
l'œuvre de l'Éternel, et la joie des tambours cessera, le bruit de
ceux qui se réjouissaient prendra fin, la cervoise sera amère à ceux
qui l'auront bue. » Cette joie des tambours, cette cervoise qui
grise et donne de mauvais conseils représentaient pour M*" Paluel
les amours de la chair et du démon, et elle maudissait les filles
qui font connaître aux hommes les mystères du démon, les fêtes de
la chair.
Les confidences de M** Paluel et les versets du prophète Isaïe
mettaient Mariette mal à l'aise. Les plaintes lui semblaient être un
accompagnement inutile des chagrins ; le eort l'avait façonnée dès
son bas âge à l'humble patience qui ne dit rien. Bêlas t il n'y
avait dans sa pauvre vie ni harpe, ni flûte, ni cervoise, mais une
douleur qui se taisait, et elle serait morte de honte si quelque indis-
cret s'était permis de deviner la plaie cachée de son cœur. A ses
peines ne se mêlait aucune révolte. Elle respectait trop l'homme qui
s'était si profondément ancré dans ses affections pour condamner
légèrement ses apparentes folies. Ette pensait qu'il avait au ce qu'il
faisait, qu'il lui était facile de trouver des raisons pour justifier son
choix. Être à part, il avait rencontré «me fille qui ne ressemblait pas
aux autres, il l'avait épousée, il l'adorait, il était heureux. Elle voyait
là un enchaînement tout naturel de causes et d'effets, et elle se sou-
mettait à la destinée sans accuser personne. Elle était même tentée
de croire que M** Paluel avait des préventions et nourrissait trop
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hk TfiftMB MJ GHOQUAJD. ^fl
d'animosité contre 6a bru. Elle osait hii représenter doucement
qu'après tout M** Aleth éÉaii commode à vivre, qu'elle ae cherchait
pas à commander ni à s'imposer, qu'elle n'avait soulevé aucun con-
flit d'autorité, qu'elle laissait les choses et les gens suivre leur
train accoutume sans se mêler de rien.
— Je te conseille de l'admirer! lui répliquait l'acariâtre M** Pa-
luel. Ne TOÎ6-4U pas que si «Ue se garde de mettre la main à la pâte,
c'est que ses maies sont trop blanches, trop mignonnes, et qu'elle
aurait peur de les gâter?
Mariette avait bien envie de répondre qu'une .personne aussi jolie
que Mme Aieth avait le droit de ne pas faire ce que faisaient les
autres et même de ne rien faire du tout, sauf de se promener dans
un panier, de soigner ses ongles et de fleurir au soleil comme les
lis et les roses. Mais elle avait des doutes à ce sujet, elle, préférait
ne rien répondre.
Quand on met tout au pis, on est sujet à se tromper, car le pire,
comme disent Jc6 Espagnols, n'est pas toujours certain* Mme Paluel
avait dit plus d'une fais à Mariette :
— Mon fils est entré dans une famille de quémandeurs et de para-
sites, et tu verras qu'après avoir avalé la fille, nous .avalerons le
père, la mère et les cinq demi-frères, ou plutôt ce sont eux qui
nous avaleront.
Cette prédiction ne s'accomplit point, et ce fut Aleth elle-même
qui y mit bon ordre, comme en fait foi un entretien qui s'engagea
un jour entre les blanchisseuses de MaiUy et Catherine, la cuisinière
du Choquard. La voyant passer, son panier au bras, près de leur
lavoir, elles la hélèrent, et Catherine s'arrêta pour entrer en propos.
Cette Bourguignonne drue, gaillarde et bien taillée aimait à dégoi-
ser, elle avait la langue un peu longue, c'était son seul défaut. On
lui demanda des nouvelles de ses maîtres, si on se chamaillait, s'il
y avait un eafent en chemin et, de fil en aiguille, si les Guépie favo-
risaient souvent le Choquard de leurs visites.
— Ah! ouiche! répondit-elle, autrefois à la bonne heure» mais ►
aujourd'hui on ne voit plus la queue d'un. M014 Aleth a bientôt fait
d'en débarrasser mos planchers- C'est le coquetier qui est venu le
premier et c'est Je cas de dire qu'il apportait un œuf pour avoir un
bœuf, il est entré dans ma cuisine en disant : « Je passais de vos
côtés par basavd et je suis entré pour prendre des nouvelles) de ma
petite sœur* » Quel pataud, mon Dieu 1 pour se payer des petites
sœurs comme celle-là! Elle le lui a bien fiait voir; elle lui parlait
du haut de sa tôte, on e&tdit que cela tombait d'un cinquième étage,
et il marmottait entre «es dents : « Pimbêche ! «notais -elle vous l'a traité
comme un chien et il est parti saos demander son ireste. Ensuite est
Tenu Thomas 4 elle l'a ini* à la poileifioauneL'atttra.Jérémieiegabe-
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12 REVUE DES DEUX MONDES.
lou avait eu des renseignemens, il n'a pas osé s'y frotter ; mais sans
doute il écrivait de temps à autre pour lui demander un billet
de mille, car elle m'a prié de rendre ses lettres au facteur.
— EtPolydore?
— Nous ne l'avons pas vu, celui-là; il faut croire qu'il attend
son moment. Le plus malin de tous a été le petit Philippe, qui venait
chaque soir crier à tue-tête ses journaux sous nos fenêtres. Il avait
son idée, et la petite sœur a compris. Je me suis laissé dire qu'elle
lui a graissé la patte pour qu'il promit de ne plus revenir.
— Mais la mère, vous la voyez souvent?
— On la voyait, on ne la voit plus. Dans les premiers temps elle
était toujours fourrée chez nous, et M"- Aleth lui montrait sa chambre,
sa toilette, son tapis de moquette, ses bibelots, les écuries, les
remises, et l'autre pleurait d'attendrissement, car elle pleure tou-
jours. Mais nous avons fini par en avoir assez, c'était toujours la
même chose, et puis cette pleureuse nous appelait sa poulette par
devant le monde et nous chiffonnait notre robe en nous embras-
sant. Nous lui avons fait sentir que ses visites étaient trop fré-
quentes et sans doute nous l'avons traitée de vieille bassinoire, car
aujourd'hui elle reste chez elle.
— C'est égal, grommela une laveuse qui avait dix enfans, une
mère est toujours une mère, et quand une fille a du cœur...
— Du cœur, dites-vous! interrompit Catherine. Ohl que vous
êtes bonne avec votre cœur I Ce n'est pas dans notre boutique qu'il
faut venir en chercher, c'est un article que nous ne tenons pas.
Et elle reprit son chemin en faisant danser Panse de son panier.
Il faut lui rendre cette justice qu'elle ne la faisait danser qu'en mar-
chant. Quand elle aurait eu plus de malice que Polydoreet Jérémie,
elle était au service d'une maîtresse qui vous regardait soir et matin
dans les mains pour s'assurer qu'elles étaient nettes.
Le récit de Catherine était assez exact dans le fond, mais elle
avait brodé le détail. Aleth n'avait point traité sa mère « de vieille
bassinoire ; » c'est un vocabulaire qu'elle avait laissé au Gratteau.
Elle lui avait seulement représenté avec une éloquence un peu vive
que ses visites n'étaient pas agréables à tout le monde, que
M"* Paluel était une personne avec laquelle il fallait user de beau-
coup de ménagement et d'une grande circonspection, que tous
les visages ne lui plaisaient pas. Elle avait aussi remontré à son
père qu'avant de tirer pied ou aile de son gendre, comme il se le
promettait, il convenait de sauver les apparences en affectant pen-
dant quelques mois au moins un absolu désintéressement. Il eut de
la peine à comprendre; mais il était si plein de confiance dans les
bonnes intentions de sa fille à son égard et elle lui avait donné des
preuves si éclatantes de son savoir-faire qu'il en passa par ce qu'elle
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LA FERME DU CH0QUABD. 13
voulut. Il n'avait en tête que son moulin, le fameux moulin du Rou-
geau, dont il espérait devenir avant peu le propriétaire avec le
secours du ciel et des écus de son gendre. Son bail allait expirer; il
se décida quatre mois après le mariage à déménager, il dit adieu à
la Renommée, il alla sans esprit de retour s'établir au Rougeau comme
simple locataire, en attendant mieux. Les moulins de PYères ne font
pas tous de bonnes affaires, il s'en faut bien ; la grande meunerie
de Gorbeilleur fait du tort ; nous vivons dans un siècle où plus que
jamais les gros poissons mangent les petits. Mais Richard était per-
suadé qu'il avait jusque-là manqué sa vocation, qu'il était né pour
être meunier, que le Rougeau serait en peu de temps le plus acha-
landé de tous les moulins. Il lui semblait toujours qu'en changeant
de place, il changerait de fortune; il eût mieux fait de changer de
caractère, mais c'est plus difficile. Ce déménagement causa un plai-
sir sensible à Aleth. Désormais il devait y avoir entre elle et ses
parens une bonne lieue et demie de chemin. A vrai dire, si son père
eût parlé d'émigrer au Chili, elle n'eût pas dit un mot pour l'en
détourner.
Maître Guépie ne tint pas la parole qu'il avait donnée à sa fille ;
sa passion fut la plus forte. A peine installé au Rougeau, il tomba
amoureux de son moulin: l'idée^de l'avoir à lui pour la vie le travail-
lait jour et nuit. Le propriétaire n'avait consenti qu'un bail d'un an ;
ayant quitté depuis quelques années le pays, où il n'avait plus d'in-
térêts, il était désireux de se défaire du Rougeau, et Guépie craignait
qu'un tiers, prenant les devans,ne lui ôtât le morceau de la bouche.
Il était convaincu que l'affaire était superbe,l'occasion unique, et Pal -
myre acquiesçait. Depuis le mariage de sa fille, elle avait changé
d'opinion sur son mari, elle ne se gaussait plus de ses chimères.
L'événement impossible s'était accompli, la petite trônait au Gho-
quard, et ce n'était pas un trône de vessies; désormais tout sem-
blait possible à Palmyre. — Eh bien 1 ma vieille, lui disait quelque-
fois le triomphant Richard, qui de nous deux avait raison? — J'en
conviens, c'était toi, répondait-elle, en s'inclinant devant son génie.
Dansles derniers jours d'octobre, ne maîtrisant plus l'impatience
de ses convoitises, Richard se résolut à aller trouver son gendre.
Pour lui faire honneur, il se débarbouilla avec soin, endossa son
habit des dimanches, mit sur sa tète, en le penchant un peu sur
son oreille, un grand chapeau gris qu'il avait acquis dernièrement
et qui lui semblait symboliser toutes les gloires de la meunerie. Son
bâton à la main, il s'achemina vers le Ghoquard. Il n'eut pas la
peine de pousser jusque-là; à vingt minutes de la ferme, il aperçut
Robert occupé à faire marner l'un de ses champs. Il en fut bien
accueilli, le propos s'engagea, mais Richard pelota quelque temps
en attendant partie. Il parlait de la petite, vantait sa beauté, ses
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14 BEVUE DES DEUX MOKDES.
charmes, les grâces de son esprit, faisant claquer sa langue ou la
passant sur ses lèvres. C'était une façon de dire : — Quel plat je
vous ai servi là, mon' gendre! Vous me devez du retour. — Robert,
impatienté, l'interrompit enfin en lui disant :
— C'est assez de tortillage, Guépie. Vous avez quelque chose à
me demander; accouchez.
Il accoucha, demanda à titre d'empruntles quarante mille francs
nécessaires à l'acquisition1 du Rougeau, offrant d'en servir un gros
intérêt, promettant toute garantie. Robert, qui l' écoutait froide
ment, finit par lui dire :
<— Je ne refuse ni ne promets. Quarante mille francs sont un
denier. Vous aurez une réponse dans huit jours.
Là-dessus l'optimiste Guépie s'en alla , se flattant d'avoir ville
prise, d'en tenir déjà les clés dans sa poche ; il les y brassait, les
faisait cliqueter, et ses oreilles se grisaient de cette musique. Il dit
à sa femme en rentrant que l'affaire était dans le sac, que son gendre
lui avait paru fort bien disposé, qu'Âleth ferait le reste, car il comp-
tait sur sa fille aussi fermement qu'il croyait à la beauté de son
chapeau gris.
De son côté, Robert ne doutait pas qu'avant de hasarder sa
démarche, Richard n'eût pressenti sa fille, et qu'elle n'épousât chau-
dement les intérêts de son père. Il lui en coûtait beaucoup de lui
refuser quelque chose. — C'est avec «lie, pensail-41, que je traiterai
ce fâcheux incident. — Au* préalable, il en toucha un mot à Lesape.
Le circonspect et cauteleux Briard n'avait vu le Rougeau qu'en pas-
sant, mais tout ce qu'il voyait lui restait comme gravé dans les
yeux. Il estimait que ce fameux moulin n'était qu'une baraque,
ne tenait ni à fer ni à clou et demandait de coûteuses réparations.
Il estimait également qu'y compris le jardinet, le morceau de! terre
et le bouquet d'arbres qui en formaient le clos, le tout ne valait
guère plus de vingt-cinq mille francs. Mais il s'abstint de dire ce
qu'il pensait. Il était persuadé comme son patron que Mrae Aleth
avait la main dans cette négociation, et pour rien au monde il ne se
fût brouillé avec elle ; on ne se brouille pas avec le soleil levant. 11
avait pour principe de ménager les puissances supérieures et de ne
jamais fourrer le doigt entre l'arbre et l'écorce.
— Je ne sais que vous dire, répondit-il. Il faudrait voir.
— Soit! informe-toi, lui dit Robert.
Le soir de ce même jour, les deux époux venaient de se retirer
dans leur appartement, et Aleth, debout devant sa glace, se mettait
en devoir de se décoiffer, quand son mari lui dit :
— A propos, ton père est venu me trouver.
— Pour un emprunt? dit-elle en pivotant sur ses talobs.
■*— Tu le savais?
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LA FBftMB WJ GMQffARn. 16
— Je le devine, il n'y a pas besoin d'être sorcière pour cela. Et
combien le demande-trU?
_ Quarante mille francs.
Peste I il ne se gêne pas, fit-elle en venant s'asseoir à côté de
lui*
Mais oui, c'est une somme, et je crois que je pourrais mieux
employer mon argent. Toutefois, si j'obtenais de sérieuses garan-
ties et surtout si cela te faisait beaucoup de plaisir. ..
— Tu veux m'en faire? interrompit-elle. C'est bien à toi et tu es
gentil. .. Eh bienl sais-tu? je ne veux pas que tu lui prêtes un sou
ni le quart dNin soa.
— Obi oh! dit-il, le bon chien de garde que j'ai donné là à mes
écus !.. Mais, comme dit Lesape,il faudrait voir.
Lesape est un imbécile. Il n'y a rien à voir, c'est tout vu, et
je n'entends pas que tu fiasses aucun marché avec mon père, il te
mettrait dedans. Et puis fourre-toi bien dans la tète que sa roue
ne tournera pas souvent, il est trop paresseux pour cela. Quant aux
intérêts, tu n'en verras jamais un centime, et s'il faut en venir à
la contrainte, tu trouveras que de gendre à beau-père, cela ne se
peut pas.
Et avec une charmante et naïve impudence, elle ajouta :
— Tu es trop bon, tek Tu crois à ce qu'on te dit, tu te laisses
prendre.
Elle était arrivée et retirait l'échelle; elle n'entendait pas que
personne autre montât. Gomme son mari n'avait pas l'air assez con-
vaincu, elle voulut faire pénétrer le. clou plus avant dans cette tête
rebelle, et faisant un grand geste avec son démêloir qu'elle tenait
eneore dans sa main, elle s'écria :
— * Vois-tu, Robert, ma famille, c'est tout de la canaille 1
Il trouvait le propos un peu cru, mais dans ce moment elle
était jolie à croquer, et lui passant un bras autour de la taille, il
l'attira à lui pour l'embrasser. Elle se dégagea gentiment, se dressa
sur ses pieds: — Quarante mille francs I y penses-tu? — Puis po-
sant ses mains sur ses deux hanches, elle lui dit d'un ainet d'un
ton mystérieux :
— Celui qui est là n'entend pas qu'on le vole.
— Quoil s'écria-t-U, transporté de joie, il y a quelqu'un, tu le
crois?
— J'^n suis sûre. H. Larrazet me l'a dit.
— Ah I bien, cette fois, tu ne m'empêcheras pas de t' embrasser.
Elle n'y mit pas d'opposition. Hais la nuit ne changea pas le
cours de ses idées. A la petite pointe du jour, soulevant à moitié
8W l'oreiller sa tête ébouriffée, elle lui cria :
— Dors-tu? Moi, je ne dors pas, et j'ai découvert ce qu'il faut
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16 REVUE DES DEUX MONDES.
faire. Tu proposeras à mon père de lui avancer la moitié de la
somme, pourvu qu'il trouve à emprunter l'autre. Il ne trouvera pas
et le tour sera joué... Hais je veux me charger moi-même de cette
affaire, je saurai mieux ce qu'il faut dire. Tout à l'heure je m'en
irai au Rougeau dans mon panier.
— J'y consens, dit-il, mais tu prendras bien garde de ne pas
verser. 11 faut le soigner, l'autre, celui qui n'est pas encore.
XI.
L'Yères est une rivière charmante et fantasque : elle n'aime pas
à aller droit, elle s'amuse, elle s'égare, elle serpente, décrit des
courbes sinueuses et de grands crochets qui la ramènent sur ses
pas. A de certains endroits, elle se perd dans de mystérieuses Os-
sures, on la croit tarie, et on la retrouve un peu plus loin coulant
à pleins bords. De place en place, elle fait tourner des roues de
moulin ou traverse des parcs, et tantôt elle promène son cours pares-
seux à ciel découvert entre des champs ou deux rangées de saules
creux, tantôt elle s'enfonce tout à coup sous une voûte d'épais
ombrages, au travers desquels filtre àgrand'peine un rayon de soleil
et ses eaux vertes paraissent noires.
Le jour d'octobre où Àleth se mit en route pour le Rougeau, les
arbres étaient déjà fort dépouillés; ce qui leur restait de feuilles
faisait dans le gris argenté du brouillard des taches de rouille ou
de sang-dragon. Elle ne perdit pas son temps à les admirer. Elle était
peu sensible au pittoresque, elle Tétait beaucoup plus aux regards
qu'arrêtaient sur elle les passans. Elle sentait qu'elle était à son avan-
tage, qu'elle avait vraiment bon air, que son chapeau à plumes et son
mantelet fourré lui allaient à merveille, et qu'une charmante femme
conduisant de ses mains gantées un joli poney, dont elle hâte de
temps à autre la marche par un léger coup de fouet, est un objet
plus intéressant à considérer que les plus belles taches rouges ou
jaunes.
En trois quarts d'heure, elle atteignit le Rougeau, moulin mal
achalandé, quoique agréablement situé à l'un des coudes de la
rivière, entre une petite île boisée et un coteau à pente rapide,
planté de pommiers qui semblent se retenir avec effort pour ne pas
tomber. Elle entra dans la cour, dont la porte charretière était
ouverte à deux battans, et de prime abord tout ce qu'elle aperçut
lui déplut. Quand on habite depuis cinq mois une maison tenue
£omme le Ghoquard, on devient difficile. Le moulin paternel lui fit
l'effet d'un vilain monsieur, d'un rustre mal équipé, mal nettoyé
et dont la barbe a huit jours. Il lui suffit d'un coup d'oeil pour con-
stater que, dans cette grande cour, rien n'était à sa place, rien
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LA FERME DU CHOQUÀRD. 17
n'était en état. Elle avisa des poules qui picoraient sans rien trou-
ver, un jars très sale, accroupi dans la boue, une charrette privée
d'une de ses ridelles et d'un de ses timons et qui se tenait en équi-
libre comme elle pouvait, une vieille roue qui encombrait le chemin,
des auges qui traînaient au hasard, des crevasses pleines d'une eau
noirâtre, un râteau renversé auquel manquaient trois dents et en
revanche une chèvre attachée qui avait sûrement ses vingt-six côtes
au grand complet, car on les voyait toutes, tant elle était maigre.
On l'avait entendue. Son père, qui s'occupait à muser dans son
jardin, avança la tête par-dessus une barrière à claire-voie fort dé-
gradée et leva les bras au ciel. Puis il courut à la cuisine pour y
quérir sa femme, à qui il cria joyeusement :
— La voilà I elle a tenu à nous apporter la bonne nouvelle. Que
t'avais-je dit?
Ils accoururent tous deux à la rencontre de leur chère enfant, de
leur poulette, de leur joie et de leur fortune, et ils lui faisaient fête
à l'envi l'un de l'autre. Comme elle descendait de son panier, le
jars, qui avait un mauvais caractère, voulut se jeter sur elle.
Mme Guépie lui détacha un coup de pied, en lui disant :
— Grosse bête, ne sais-tu pas qu'elle est de la maison? car enfin
c'est ma fille !
— Eh! eh! doucement, j'y suis bien pour quelque chose, repar-
tit Richard.
Puis ils se mirent tous deux à caresser, à flatter de la main le
poney, que Palmyre baisa sur les naseaux, au vif déplaisir du
poney, qui hocha la tête, et d'Aleth, à qui ces privautés semblaient
fort indiscrètes. Elle y mit fin, en disant : — Ne perdons pas notre
temps, allons causer.
On la conduisit en pompe dans la salle à manger, qui sentait un*
peu le moisi, l'Yères ayant débordé quelques semaines auparavant
et inondé tout le rez-de-chaussée. Ce qui la contraria davantage, ce
fut l'aspect graisseux de la chaise qu'on lui offrit; elle aurait craint,
en s' asseyant, de maculer sa robe. Comme elle se retournait pour
en chercher une autre, elle aperçut son frère Polydore, immobile
dans un coin, où il se trouvait bien, sans qu'il lui parût nécessaire
de se déranger pour saluer sa demi-sœur. Le marquis Raoul, installé
depuis quelques jours dans son château, avait dépêché son garde-
chasse à Paris, avec l'ordre de lui ramener un basset dont on disait
merveilles et qu'un de ses amis consentait à lui céder. En descen-
dant du train, Polydore était entré au moulin pour s'y rafraîchir
et y prendre langue. Assis dans un fauteuil dépenaillé, une bou-
teille et un verre vide devant lui, il tenait entre ses jambes allon-
gées le basset, à qui il tirait par instans les oreilles. Polydore était
TOMB LY. — 1883. 2
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18 REVUE. DES DEUX MONDES.
de tous les Guépie celui qui ressemblait le plus de visage à son
père, ayant comme lui le teint blême et des cheveux roussâtres.
Mais il n'était ni patelin ni onctueux. 11 avait servi pendant cinq
ans et contracté dans les casernes une certaine raideur de tour-
nure, un parler bref» sec, sifflant, qui convenait à son humeur
gouailleuse et passablement cynique.
— Bonjour, Polydorel lui dit sa sœur en lui tendant majes-
tueusement la main.
— Bonjour, ma belle ! lui répondit- il sans se lever et en effleu-
rant du bout de son index la main qu'elle lui présentait. Il y a long-
temps que je n'ai eu l'honneur de te voir. Allons, je m'aperçois
que tu ne dépéris pas.
Et il la considérait des pieds à la tête avec une ironique admira-
tion.
— Aleth, ma fille, tu vas nous rester à déjeuner, lui dit sa mère.
Elle répondit qu'elle n'avait pas le temps. Elle avait tâté trop
souvent des fricots de Palmyre pour avoir envie de renouer con-
naissance. On lui offrit un biscuit, elle le refusa, craignant d'y lais-
ser une de ses dents.
— Alors causons, lui dit son père. Tu arrives ici comme un
rayon de soleil, et je gagerais que les nouvelles sont bonnes.
— Couci-couci, c'est selon ; mais après tout, elles ne sont pas
mauvaises. Mon mari m'a chargé de te dire qu'il te prêtera vingt
mille francs le jour où tu auras réussi à emprunter les vingt mille
autres.
La figure de Richard se décomposa ; il était consterné.
— Où les trouverai-je? répondit-il. Autant dire qu'il ne veut
rien faire pour moi.
— Ce n'est pas possible, dit M** Guépie. Ton père a vu ton mari,
et il avait rapporté de son entretien avec lui la meilleure impres-
sion.
— Je ne sais que vous dire, il ne consentira jamais à faire da-
vantage, et il est inutile de lui en reparler.
— Quel pingre que ce monsieur ! dit Richard avec amertume*
Quand on paie chaque année sans s'en apercevoir près de quatre
mille francs d'impôts , quand on a chez le banquier vingt bonnes
mille livres de rente ou peu s'en faut,., car je le sais, c'est le notaire
de Brie qui me l'a dit.
— Ma foi! mes bonnes gens, répliqua-t-elle d'un ton dégagé,
vous êtes fort exigeans. Aidez-vous et le bon Dieu vous aidera.
— Le bon Dieu 1 s'écria Polydore, en tirant si énergiquement les
oreilles du basset qu'il lui arracha un gémissement aigu ; si on se
met à parler du bon Dieu, je m'en vais. « Ni Dieu ni maître 1 » c'est
ma devise, et on y viendra, c'est moi qui vous le dis.
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LA FERME DU CHOQUARD. 19
Le silenoe régna «durant quelques minutes. Les deux époux se
sentaient atterrés et comme accablés sous. le poids de leurs espé-
rances déçues, dont Polydore se moquait, comme de tous les mal-
heurs qui ne lui arrivaient pas à lui-même.
Ce fut Mme Guépie qui renoua l'entretien , en disant d'une voix
attendrie :
— Aleth, ma fille, il est impossible que ton mari nous refuse cette
petite complaisance , car peut-il rien te refuser, à toi ? On le dit
amoureux à en perdre les yeux.
— Parbleu 1 dit Polydore, en pleins champs comme au Ghoquard,
il est toujours pendu à sa jupe.
— Tu t'y seras mal prise, reprit Riohard, qui renaissait à l'espoir.
Tu n'as pas su trouver ton heure et ton endroit. Il y a* des circon-
stances, vois-tu, où un homme bien épris ne peut rien refuser...
Choisis un moment où tu seras en beauté...
— Et en corset, interrompit de nouveau Polydore avec un gros
éclat de rire. Il ajouta : — L'autre jour, on a décidé dans un club
que les femmes à qui leur mari refuserait quelque chose se mettraient
en grève de neuf heures du soir à six heures du matin.
— Tu nous ennuies avec tes plaisanteries, lui dit son père. Eh!
que diable ! il y a des choses dont on ne plaisante pas.
— Voyons, ma poulette, dit Mroe Guépie en larmoyant, ce ne peut
être le dernier mot de ton mari. Tu le connais, tu sais comment le
prendre, et nous comptons sur tes bons sentimens. Eh! bon Dieu,
de quoi serions-nous sûrs si nous ne Tétions pas de toi? Ah ! je sais
que tu as du cœur, c'est le moment de nous le prouver.
— Ce sera difficile, réponditelle d'un ton doctoral. A qui ferez-
vous croire que cette baraque vaut quarante mille francs?
— Et le terrain qui est autour, qu'en fais-tu? lui riposta son père.
Il y a près de deux hectares.
— Sans compter les joncs, reprit Aleth, et tout cela est plus sou-
vent sous l'eau que sur l'eau, car il sent bien le moisi chez vous...
Eh! mon Dieu, si vous me demandez conseil, je n'en ai qu'un à vous
donner. Prenez de la peine, remettez votre moulin en état, faites
venir le grain à la meule, attirez le chaland, faites tourner votre
roue qui ne tourne pas, et quand tout ira bien, Robert se ravisera
peut-être ; mais pour cela, il faut de l'ordre, beaucoup d'ordre, et
vous n'en avez ni peu ni prou. Vous ne savez pas même remettre
les palis qui manquent à la barrièfe de votre potager.
— Savez-yous que c'est un vrai curé que cette belle petite?
s'écria Polydore.
Mais sains se laisser déconcerter par cette interruption irrévéren-
cieuse : — Oui, il n'y a qne l'ordre, poursuivit-elle, l'ordre et le
travail. C'est avec cela qu'on arrive. Mais quand on attend les occa-
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20 REVUE DES DEUX MONDES.
sions, les heureuses rencontres et qu'on va chercher son bien dans
la poche du prochain... Chez nous, tout le inonde travaille et Dieu
sait comme. Mon mari travaille, ma belle-mère travaille, Lesape,
Mariette travaillent.
— Et toi, travailles-tu? demanda l'impertinent Polydore.
— Oh! moi, moi, dit-elle en l'écrasant d'un geste superbe, c'est
autre chose.
Elle fit cette réponse avec une sincérité parfaite de conviction.
Elle n'admettait pas qu'il y eût rien de commun entre elle et les
autres. Elle était un être exceptionnel, aucune règle générale n'était
applicable à son cher petit moi.
Polydore remplit de nouveau son verre et lui dit avec un sourd
ricanement :
— Marquise, va! princesse du sang! impératrice 1
— Mon Dieu ! mon Dieu 1 qu'allons-nous devenir? dit Palmyre,
qui s'essuyait les yeux.
— Ne dirait-on pas qu'il n'y a pas moyen de vivre sans être pro-
priétaire?
— Je suis résolu à l'être, repartit Richard avec un accent de rage
concentrée. Il y a assez longtemps que je vis chez les autres, je
veux vivre chez moi, dans ma maison.
— Tu en avais une dans le temps jadis, répliqua-t-elle brutale-
ment. Qu'en as-tu fait? tu l'as mangée.
Il fut sur le point de se fâcher, mais il conservait encore un fond
d'espérance, et il dit :
— Allons, ma petite, promets-moi...
— Je ne promets rien, dit-elle d'un ton délibéré. Non, je ne peux
rien promettre.
— Ingrate! fit-il avec emportement. Quand on pense à tous les
soins, à toutes les tendresses que j'ai eues pour toi, aux sacrifices
que je me suis imposés, à l'éducation que je t'ai fait donner...
— Qu'est-ce qu'elle t'a coûté, mon éducation? Si MUe Bardèche
n'avait eu que toi pour la payer !..
— Et t'imagines- tu, madame, que ce mariage se serait fait si je
ne m'en étais mêlé?
— Vous verrez que c'est vous qu'il a épousés et non pas moi 1
répliqua-t-elle avec une ironie insolente, en contemplant l'image de
sa divine beauté que lui renvoyait une glace brisée.
— Que vous êtes bêtes 1 dit Polydore, que cette discussion amu-
sait royalement. Vous croyez que si elle avait voulu, vous auriez les
quarante mille francs. Détrompez- vous bien vite. Je sais ce qui en
est, je l'ai appris par Catherine, la cuisinière du Ghoquard, que j'ai
rencontrée l'autre jour au marché de Brie. La belle fille que voici
est au Ghoquard comme un coq en pâte; c'est une toupée qu'on
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LA FERME DU CHOQUARD. 21
pare, une relique dans sa châsse, mais elle n'est rien de plus. Elle
a des gants, une voilette, de la fourrure, sauf votre respect, et un
panier, et un cheval à cocardes; mais elle n'a pas le droit d'avoir
une volonté. Celle qui veut, celle qui voudra toujours, c'est M*6 José-
phine Paluel, sa belle- mère. Voilà la femme qui ordonne, qui com-
mande, et quand elle a dit : Je veux! nous filons doux, n'est-ce
pas, ma mignonne?
Elle était demeurée jusque-là fort insensible aux épigrammes de
son frère; mais celle-ci, où il y avait une part de vérité, la mordit
au cœur, et, le toisant d'un regard de mépris, elle lui dit : — Imbé-
cile! — Puis l'orgueil l'emportant sur la prudence, elle s'écria tout
d'une haleine :
— Si vous désirez savoir la vérité, mon mari voulait donner les
quarante mille francs, et c'est moi qui n'ai pas voulu, parce que je
savais que nous ne revenions jamais notre argent.
Cette hautaine déclaration produisit un effet désastreux, un véri-
table esclandre. Palmyre resta comme pétrifiée, ne pouvant croire
à un forfait si énorme ni à l'audacieuse tranquillité avec laquelle
cette fille dénaturée affichait son crime.
— Quoi! tu as fait cela?dit-elle d'un air éperdu. Cest une action
que tu n'emporteras pas en paradis.
Pour Richard, il avait frappé sur la table un formidable coup de
poing qui fit trembler les vitres, et il s'était écrié : — Quelle infa-
mie 1 qui aurait pu supposer une pareille chose? — Quand il avait
à se louer de sa fille, il la prenait à son compte ; quand il avait à
s'en plaindre, il la repassait à sa femme : — Cest une jolie créa-
ture que ta fille I dit-il à Palmyre. 0 la scélérate! ô la maudite !
Une fois parti, il n'était pas homme à s'arrêter sitôt, mais il ne
put défiler son chapelet jusqu'au bout, un incident l'en empêcha.
Les chiens, qui se permettent souvent à eux-mêmes de graves
incongruités, sont des juges rigides des convenances humaines, et
dans les occasions ils nous rappellent au respect de notre dignité.
Cette discussion passionnée, ce bruit, ces exclamations, ce coup de
poing, tous les détails de cette scène de famille avaient paru au
basset souverainement inconvenans; il fit connaître son opinion en
poussant tout à coup un aboiement énergique, qui couvrit la voix
de Richard et lui fit perdre le fil de son discours. .
— Bien parlé 1 dit Polydore en caressant son chien. Le dernier
mot est à celui qui a le plus de voix.
— Feras-tu taire cet animal ? hurla Guépie.
Puis recouvrant quelque chose de sa gravité patriarcale, il se
retourna vers sa fille, lui montra du doigt la porte et lui dit :
— Vois-tu cette porte? elle te regarde et t'attend.
— Elle ne m'attendra pas longtemps, répondit- elle.
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3â REVUE DES DEUX HOKDCS.
Et quoique sa mère, qui ne désespétaitpas encore de la ramener
à de meilleurs senti mens r tâchât de la retenir par l'une' des man-
ches de son mantolet, elle fut en deux -pas dams la cour, où son père
ne la suivit point. II resta sur le seuil de la cuisine, et saisissant de
ses deux mains ses cheveux en désordre comme* pour se les arra-
cher, il profera d'une voix caverneuse ces redoutables paroles :
— Écoute-moi bien, mauvaise fille que tu es ! Je souhaite que tu
sois un jour la plus malheureuse 'des femmes, que ton mari te
chasse de chez lui, que tu te trouves sans sou ni maille, sans feu ni
lieu, et que tu reviennes ici me demander .asile et mendier mon
assistance. Ce jour sera le plus beau de ma vie, et tu verras comme
je marcherai sur toi !
Elle ne s'émut guère de cette menaçaate apostrophe. Elle était
allée droit au poney, elle avait détaché la bride de l'anneau de
fer où elle l'avait passée; puis elle s'élança dans son panier, prit
les guides, toucha et partit. Elle se retourna quand elle fut sur le
chemin. Elle n'aperçut à l'entrée de la cour que son frère Polydore,
qui, appuyé contre un des montans de la porte et tenant le basset
en laisse, lui cria :
— Bon rvoyage, ma petite ! nous nous reverrons ayant que tu
sois sans sou ni maille. Fais seulement trotter ton bidet, je te
repincerai .un jour ou l'autre.
Elle lui répondit par une gracieuse inclination de tête et pour-
•suivit sa route, en disant au poney :
— Trottons, mon fils, et allons-nous-en bien vite chez nous.
Après le déjeuner, Robert la prit à part peur lui demander le
récit de ce qui s'était passé. Elle lui fit grâce d'inutiles détails dont
il eût été peu édifié et se contenta de lui répondre :
— L'affaire a été chaude, mais j'ai si bien parlé qu'ils ont fini
par entendre raison.
XII.
L'événement semblait prendre plaisir à démentir l'une après
l'autre les prévisions de H1116 Paluel. Elle avait dit à Mariette :
« Tu verras que ma bru n'est bonne à. rien et qu'elle ne sut pas
même faire un enfant. » Cependant le poupon s'annonçait bien,
il était en bon chemin, et M-* Paluel dut se rendre à l'évidence.
Quoiqu'elle eût quelque dépit .de s'être trompée et qu'il lui en
coûtât d'avoir une erreur à confesser, les joies de l'espérance pré-
valurent bientôt sur le dépit. Elle se représentait que ce poupon
serait pour sa mère un trouble*fête, un accident fâcheux, un gros
embarras, et qu'à peine né, elle s'en déchargerait sur sa belle-
mère, heureuse de l'aventure et qui d'avance lui faisait grâce, lui
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LA TOME DU CEOQDARÛ. 23
pardonnait généreusement ses origines mêlées, desquelles le pauvre
petit n'était point responsable, la source, un peu trouble, un peu
fangeuse où il avait puisé la vie. Cette incomparable ménagère
n'avait qu'une connaissance insuffisante du cœur humain ; le curé
do BlaHly dans ses prônes, le prophète Isaïe lui-même, dans ses
aaaàhèmes contre le tambour et le cervoise, ne lui en avaient pas
révélé tous les mystères, tous les replis cachés. Chaque soir, en
faisant aller son aiguille, elle brodait dans sa tête le canevas d'un
drame qui lui promettait des. satisfactions intimes. Il y avait trois
rôles qu'elle croyait voir très nettement, un enfant dont le visage
ressemblait comme deux gouttes d'eau à celui de son père, une
mère qui continuait comme ci-devant à se promener dans un panier
et à racler de la guitare, une grand' mère enfin qui avait recueilli
l'eniant abandonné et l'avait, à elle tout entier, et cette grand'mère
dorlotait la chère créature, relevait, la, nourrissait dès son plus bas
âge du lak sacré d& antiques, des sages disciplines, lui faisait
sucer avec ce lait toutes les opinions, toutes les doctrines» tous
les principes des Paluel et des Larget.
Elle était vraiment loin de compte. Aleth avait rapporté de sa
visite au Rougeau uu mot de son frère Polydore qui s'était enfoncé
dans son cœur comme une flèche empoisonnée et barbelée. Elle y
pensait toujours, elle en reconnaissait la cruelle vérité» car, nous
l'avons dit, elle avait beaucoup de judiciaire quand elle n'était pas
folle. — « Oui, Polydore a raison,^; se disait-elle. Si je suis le plus
bel ornement du Choquard, je n'y jouis d'aucun pouvoir effectif,
d'aucune autorité réelle. Chacun ici a sa fonction, son département
dans lequel il est maître. Où est le mien? Mariette elle-même a
le droit de dire au vacher : Je veux 1 Et Catherine donne des
ordres à Anaïs, son aide de cuisine. A moi seule est refusé le plai-
sir de vouloir et d'ordonner. J'ai l'air d'être tout et je ne suis rien...
Mais tout cela va changer, ajoutait-elle avec une ardente allégresse.
L'enfant, l'héritier sera mon département, et ce sera le premier de
tous, et c'est alors vraiment que je primerai. Je ferai de lui ma
chose, mon affaire, et cette affaire aura le pas sur toutes les autres ;
quand j'alléguerai l'intérêt de mon fils, il faudra bien qu'on m'o-
bétsse, et, l'ayant, j'aurai tout. »
Oui, M*6 Paluel s'abusait étrangement D'avance sa bru adorait
l'enfant» parce que l'enfant était une solution. Elle se promettait de
se consacrera lui, de le nourrir elle-même, de le laver elle-même,
de l'entourer de ses jalouses sollicitudes, de ne le laisser toucher
par personne,. surtout pu* sa belle-mère. C'est elle qui le promè-
nerait, qui l'amuserait et qui plus tard ferait son éducation, lui
apprendrait son alphabet et tout ce qu'il y avait dans les douze
cahiers reliés en maroquin rouge ou du moins dans ce qu'il en res-
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24 REYUE DES DEUX MONDES.
tait; car une bonne partie, y compris l'astronomie, s'en était allée
en papillotes. Puis on l'enverrait au lycée, et elle irait souvent l'y
voir. 11 ne cesserait pas un moment d'être sous sa tutelle, et grâce
à ses soins vigilans, il deviendrait un personnage extraordinaire.
Que sait-on ? peut-être serait-il un jour président de la république,
et on dirait partout : « Vous savez, ce fameux président, c'est le
fils d'Aleth Guépie. »
Aussi, dès qu'elle eut senti remuer ce petit être à qui de si hautes
destinées étaient promises, elle se recueillit entièrement dans sa
tendresse et dans ses rêves. Sa grossesse fut pénible, elle supporta
tous les dégoûts, les nausées, les fatigues, les courbatures, avec le
courage d'une ambitieuse qui sacrifie sans effort au dessein qu'elle
a conçu et ses aises et ses plaisirs favoris. M. Larrazet, qui venait
la voir souvent, lui commanda de se ménager beaucoup. Elle se con-
forma à toutes ses prescriptions avec une docilité dont il s'émerveil-
lait. Elle renonça sans se plaindre à ses promenades, à son poney.
Ainsi le voulait l'enfant.
Elle en était récompensée, elle sentait croître son importance,
elle savourait déjà l'avant-goût de ses grandeurs futures. On s'in-
formait de sa santé, on lui témoignait des égards, on la consultait
sur la layette, à laquelle on travaillait activement et qui était digne
d'un prince. Elle était devenue un objet intéressant, le centre de
toutes les préoccupations ; ses grâces coquettes avaient fait place à
une beauté touchante qui lui gagnait les cœurs. Quand on la voyait
paraître dans un négligé qui contrastait avec ses élégances accoutu-
mées, Lesape la saluait plus bas encore que de coutume ; Catherine,
jusqu'alors à peine polie, avait des attentions, et Mariette entrait
presque dans la muraille comme pour laisser passer le saint sacre-
ment. Elle quittait peu sa chambre, elle restait des heures étendue
sur un canapé, enfoncée dans ses rêveries, avare de ses mouve-
mens, dans la crainte de compromettre l'avenir de cet héritier dont
elle était l'esclave, en attendant qu'il fît d'elle la vraie souveraine
du Choquard. Chose étonnante à dire, on vit entrer un jour dans
cette chambre Mme Paluel en personne, qui, en présence de deux
témoins stupéfaits, dit à sa bru d'une voix presque douce :
— Eh bien! ma petite, comment nous sentons-nous ce matin?
A la vériié, Mme Paluel faisait ses réserves, elle disait à Mariette :
« Je crains bien qu'elle ne sache faire qu'une fille. » Elle se trom-
pait encore, c'était bien d'un garçon qu'Aleth était grosse jusqu'aux
dents. Mais, hélas ! après des mois de laborieuse attente, malgré
toutes ses précautions, malgré la captivité qu'elle s'était imposée,
elle accoucha avant terme. Ses couches furent très douloureuses,
il fallut employer les fers, et son héroïque vaillance plongea M. Lar-
razet dans une vive admiration. 0 vanité des songes ! l'enfant ne
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LA FERME DO CHOQUARD. 25
vécut que quelques heures. Ce fut une désolation générale, dont
Mme Paluel prit plus que sa part. Point d'enfant, et la bru lui res-
tait 1 Elle ne put se tenir d'en parler à son fils, à qui elle se faisait
un système de ne parler de rien. Elle lui représenta que, depuis
l'origine du monde aucune Paluel et aucune Larget n'avait accou-
ché d'un enfant mort, que c'était une tache sur la famille. Après
un tel scandale, comment oser se montrer? qu'en diraient les Cam-
bois? Mais quand on s'allie à des Guépie, ne faut-il pas s'attendre à
tout?
Ce cruel événement, cette déplorable déception altérèrent l'hu-
meur d'Aleth, lui mirent du sombre dans l'âme. C'en était fait de
ses espérances et de ses projets. Elle contemplait tristement ce ber-
ceau vide, cette layette inutile. En regardant deux manches de
camisole bien mignonnes et deux brodequins bien gentils, qui sem-
blaient s'étonner de ne servir à rien, elle pensait à deux petits bras
dont elle ne devait jamais sentir l'étreinte, à deux petits pieds
qu'elle ne verrait jamais gigoter sur ses genoux. En vain son mari
cherchait-il à la consoler en lui disant : « C'est une chose à recom-
mencer, je te réponds du second. » Un vague pressentiment l'aver-
tissait que c'était partie indéfiniment remise, qu'elle ne serait pas
mère de sitôt. Au chagrin se mêlait l'humiliation; mais en vraie
Guépie qu'elle était, elle s'en prenait aux autres, au docteur Larra-
zet, à sa belle-mère, à son mari, à tout le monde. Un jour que
Robert lui pinçait le fin bout de l'oreille avec une amoureuse déli-
catesse, elle lui dit d'un ton sec :
— Prends donc garde 1 Tu es brusque et tu me fais mal.
L'été se passa sans qu'elle eût secoué sa mélancolie et sa lan-
gueur. Robert s'inquiétait de son état. Pour la distraire, il l'em-
mena passer trois jours à Paris. Elle s'y ennuya, les plaisirs n'étaient
pas son affaire ; tout ce qui ne mettait pas son amour-propre en
jeu lui paraissait insipide et insignifiant. Une pensée la rongeait, elle
ne sortait plus guère en voiture, et la cocarde de son poney la lais-
sait indifférente; elle s'était déjà blasée là-dessus. Robert s'éton-
nait de la voir froncer le sourcil à propos de rien et regarder
dans le vide ou pendant plusieurs minutes mâchonner l'un des
coins de son mouchoir entre ses dents bien coupantes. Il ne savait
pas que, pour la seconde fois, elle était grosse, non d'un enfant,
mais d'un projet. Cette grossesse serait-elle plus heureuse que l'autre?
Elle se permettait de le croire.
Elle avait pour les bains de son un goût louable, qui dégénérait
en fureur et fournissait un grief de plus à sa belle-mère. Ses meil-
leures heures étaient celles qu'elle passait dans sa baignoire. Elle
s'y sentait envahie par une agréable mollesse, et plus son corps s'y
détendait, plus son esprit s'excitait et s'exaltait. Pendant ces bains
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26 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle prolongeait à plaisir, elle ruminait à son aise de menus inci-
dens que son imagination grossissait. Elle croyait se souvenir que
M™6 Paluél avait ricané en lui parlant, que Catherine l'avait
regardée par-dessus l'épaule, que Mariette ne la considérait plus
comme autrefois avec crainte et tremblement. Le mot de son frère
lui revenait, et elle entendait que tout cela changeât, que chacun
rentrât dans son rôle naturel ; or le sien était de commander, celui
des autres était d'obéir. « Je leur montrerai, pensait-elle, qui je suis
et à qui le Choquard appartient. » C'était une révolution qu'elle
méditait, sans vouloir attendre l'enfant; savait-on quand il vien-
drait? Mais, grande politique qu'elle était, elle avait du goût pour les
voies obliques, et elle avait décidé que, pour parvenir à ses fins et
commander au Choquard, il fallait avant tout épurer le personnel,
casser aux gages Catherine et Mariette qu'elle envisageait comme
les âmes damnées de sa belle-mère, leur substituer des créatures
de son choix qui, lui devant leur place, seraient entièrement à sa
dévotion. Congédier Catherine, renvoyer Mariette, mater et dépos-
séder Mme Paluel, ce n'était pas une mince entreprise. Aussi vou-
lait-elle attendre une bonne occasion pour engager la lutte. Sa
belle-mère lui inspirait quelque frayeur et avait sur elle tous les
avantages d'une longue possession. On hésite avant d'attaquer un
coq sur son pailler.
Un incident fortuit porta une grave atteinte au Tespect mêlé de
crainte qu'elle ressentait malgré elle pour la reine mère ; nos sen-
timens et nos résolutions tiennent souvent à bien peu de chose. Il
lui tomba par hasard dans les mains une note de lessive, griffonnée
à la hâte par Mme Paluel qui, hors des affaires du ménage, ne se
piquait pas d'en savoir bien long. Elle y releva plusieurs incorrec-
tions criantes, et entre autres le mot chemise était écrit avec deux m.
L' ex-pensionnaire du Gratteau n'admettait pas qu'une femme qui
sait l'orthographe se laisse gouverner par une femme qui ne
la sait pas. Ne tenait-elle pas 'de M11* Bardéche elle-même que tant
vaut l'orthographe, tant vaut la femme? Forte de cet axiome,
elle vit sa belle -mère avec d'autres yeux, récrire chemise avec
fdeux m / En un clin d'œil le prestige s'était évanoui, et elle béton-
nait d'avoir subi si patiemment l'empire d'une personne sans édu-
cation, qui se mêlait de tout mener à la baguette et n'était faite que
pour remplir les utiles et modestes fonctions d'un sous-ordre. Elle
résolut de ne plus attendre, d'entrer immédiatement en campagne.
Bile voulait commencer par Catherine, qu'elle avait prise en
aversion. N'était-ce pas cette florissante et indiscrète cuisinière qui
avait dit à Polydore Guépie que M*6 Aleth n'était rien au Choquard?
il était dans son caractère de mûrir ses projets, maisyausshôt déci-
dée, de passer sans têtard à l'exécution et de brusquer l'événe
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LA FSBME MF CHOQUAHD. 27*
ment. Bile oonït sur-le-champ les hostilités. Depuis quinze mois»
qu'elle était mariée, il ne lui é tarit pas arrivé une seule fois de s'ar-
rêter dans la vaste cuisine de la ferme pour y faire un bout de cau-
sette, elle jugeait cela au-dessous d'elle. Jamais non plus elle ne
s'était abaissée à ordonner ou» à discuter le menu d'un repas, elle
abandonnai! de grand coeur ce soin à sa belle-mère. Mais ses idées
avaient changé. EHe avait découvert que régner sans gouverner*
n'est rien et que le gouvernement doit s'étendre à tout, que qui
n'est pas maître en bas ne Test pas en haut.
Le lendemain matin, Catherine était occupée à allumer son four-
neau, en devisant avec Anaïs, qui épluchait un gros» poisson, lors-
qu'elle devina à je ne sais quelle sensation de sa moelle épinière
qu'il y avait quelqu'un derrière elle. Ayant tourné • la tête, elle recon-
nut Mme Aleth qui, les bras croisés, le front sévère, semblait passer
une revue et s'assurer, comme le faisait chaque jour sa belle-mère,
que tout était propre,, à son rang, à sa place, qu'il n'y avait nulle
part rien qui clochât. Les bonnes- cuisinières estiment que leur cui-
sine leur appartient^ elles y souffrent de mauwise grâce la présence
de leur légitime maltresse, et les intrus leur sont odieux. Catherine
regarda un instant Ateth, puis elle lui dit avec un frémissement
d'impatience <:
— Madame cherche quelque chose?
— NonI répondit froidement Aleth. J'examine, j'inspecte.
Catherine crut tomber de son1 haut :
— A qui en a cette folle? murmurait-elle en s' adressant à Anaïs,
qui, tout entière à son poisson, affecta de n'avoir pas entendu.
Anaïs était depuis peu dans la maison, elle ne connaissait pas
encore les êtres et, à tout hasard, elle s'observait* se ménageait
avec tout le monde.
Aletb s'approcha d'elle, examina le poisson qu'elle éplucha^ sans
toutefois y toucher, et lui dit :
— C'est une truite?
— Madame ne sait) pas encore reconnaître une truite df avec un
brochet ? dit Catherine avec un accent de dédaigneuse ironie.
Quoique fille d'une* cuisinière, Aleth se connaissait peu en man-
geaille; elle ne savait bien que ce qu'elle était intéressée à savoir*
A la vérité, elle discernait corn me tout le monde ce qui est bon de
ce qui est mauvais, maïs elle n'était pas sur sa bouche v et en gêné*
rai , quelles qu'elles fussent , les félicités sensuelles la touchaient
médiocrement. Les seules jouissances auxquelles elle attachât tout
leur prix étaient les voluptés de l'orgueil, qu'elle s'entendait comme
personne à savourer.
— Oui* madame, c'est un brochet, lui dit avec son empresse-
ment et son accortise ordinaires la souple Anaïs, désireuse de répa^
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28 REVUE DES DEUX MONDES.
rer le fâcheux effet du propos de Catherine. Et,"comme madame
peut voir, il est de taille. C'est Julien, le fils du valet de ferme, qui
l'a péché dans l'Yères. Madame en mangera à son déjeuner et
sûrement madame sera contente.
— En effet, il est de taille et Julien a la main heureuse, repartit
Aleth en la caressant de la prunelle pour la récompenser de son
empressement et lui prouver que si elle ne savait pas distinguer
une truite d'un brochet, elle faisait fort bien le discernement des
boucs et des brebis.
Puis, se retournant d'un air altier vers Catherine :
— Quel dîner nous ferez-vous aujourd'hui?
— C'est de mon déjeuner, madame , que je m'occupe pour le
moment, répliqua brusquement Catherine, à la fois très surprise et
très indignée.
— Et c'est de votre dîner que je vous parle, reprit Àleth.
— Eh ! pardine, madame, je ferai le dîner qu'on m'a commandé.
— Pardine n'est pas une locution que j'accepte, dit Aleth, mon-
tant sur ses ergots, et je vous prie de vous en abstenir en répondant
à ma question.
— J'avais l'honneur de dire à madame, reprit Catherine dont le sang
bouillait, que je fais les dîners que Mmo Paluel me commande de faire.
— De quelle Mme Paluel parlez-vous? À ma connaissance, il y en
a deux.
— Eh ! je m'entends, dit-elle, et personne ici ne peut s'y tromper,
et j'ajoute que, si madame n'est pas contente de ma cuisine, c'est à
une autre que moi que madame doit s'en plaindre.
Catherine se fâchait; c'est ce que voulait Àleth. Aussi poursuivit-
elle sa pointe, mais pour ne pas se mettre dans ses torts, elle baissa
la voix et le ton et repartit avec une douceur affectée :
— Je ne suis pas mécontente de votre cuisine, quoique je trouve
que vous abusez un peu du lapin depuis quelque temps... Pour ce
qui est du brochet que vous nous servirez tout à l'heure à déjeuner,
je vous engage à soigner votre sauce verte. La dernière n'était pas
assez liée.
A ce hardi propos, Catherine éclata. L'affront que lui faisait cette
ignorante qui se permettait de critiquer ses sauces vertes était plus
qu'elle n'en pouvait supporter ; son amour-propre de cordon-bleu
avait été piqué jusqu'au vif. Elle répliqua sur un ton sarcastique :
— Madame est difficile, je le comprends, elle en a le droit. Éle-
vée par une mère qui m'apprendrait mon métier.. •
— Vous êtes une insolente 1 interrompit Aleth , qui l'eût volon-
tiers dévisagée.
Ce cri fut entendu de Mmo Paluel, qui était dans la salle à man-
ger. Elle apparut sur le seuil et dit à sa belle-fille :
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LA FERME DU CHOQUARD. 29
— Je vous prie» madame, qui traitez-vous d'insolente?
Se rapprochant de trois pas, Aleth la regarda dans les yeux et, à
l'expression provocante de ce regard , Mme Paluel comprit sur-le-
champ qu'il se machinait quelque chose , qu'une révolution , une
sorte de coup d'état était en train de s'accomplir. La couleuvre
n'était plus couleuvre; c'était une vraie vipère, aux crochets poin-
tus, qui, travaillée par son venin, se dressait en sifflant. Mais Aleth
n'avait garde de découvrir son jeu trop tôt, elle entendait que tout
se fit en son lieu et en son temps. Elle éteignit la flamme de son
regard comme on souffle sur une bougie et répondit à sa belle-
mère avec une humble déférence :
— Oh ! madame , ce sont des misères qui ne méritent pas de
vous être racontées. Je m'en expliquerai avec mon mari.
Elle sortit aussitôt de la cuisine. Dès que Robert fut rentré, elle le
chambra pour lui raconter l'incident sur un ton très échauffé. Puis,
se calmant par degrés, elle déclara qu'à la vérité l'insolence de
Catherine demandait un châtiment exemplaire, mais qu'elle consen-
tait à lui faire grâce en considération de sa belle-mère, qui avait
beaucoup d'attachement pour cette fille. Elle insinua que Catherine
était peu digne de la confiance qu'on lui témoignait, qu'elle savait
sur son compte certaines choses qui la faisaient douter de sa fidélité,
mais qu'elle ne voulait pas les dire, qu'elle attendrait que Mme Pa-
luel ouvrit d'elle-même les yeux. En définitive, tout ce qu'elle
désirait était de ne plus avoir affaire à cette grossière créature et
que ce ne fût plus elle, mais Anaïs, à qui revint le soin de iaire sa
chambre le matin et sa couverture le soir. Robert s'empressa de
laver la tête à Catherine, qui s'excusa de son mieux. Puis il parla
à sa mère, lui vantant la douceur méritoire dont sa femme avait
fait preuve dans cette circonstance. Mme Paluel lui repartit sèche-
ment que Catherine était dans son droit, que sa bru n'avait rien à
faire dans la cuisine, qu'au surplus, ce qu'elle demandait était
absurde, que jamais aucune aide de cuisine n'avait fait les cham-
bres, que c'était contraire à toutes les traditions, et que tout reste-
rait dans l'état. Il se fâcha un peu; mais, pensant avoir plus faci-
lement raison de sa femme que de sa mère, il retourna auprès
d' Aleth. À sa vive satisfaction, à peine eut-il ouvert la bouche, elle
l'interrompit en lui répondant :
— Je retire ma demande, n'en parlons plus. Je suis capable de
tout pour te faire plaisir.
— Tu es un ange, lui dit-il en l'embrassant, et ceux qui ne le
voient pas sont des aveugles.
Robert se flattait que l'incident était vidé; quelques jours plus
tard il en survint un autre dont les suites furent plus graves. Aleth
avait reçu jadis de sa marraine une petite croix en cornaline,
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30 REVUE DES DEUX MONDES..
qu'après l'avoir portée longtemps elle avait mise au rebut. Certains
bijoux qu'elle avait trouvés au fond de sa corbeille de mariage lui
avaient fait prendre en pitié le» babioles qui font la joie des petites
pensionnaires» Un matin, elle descendit au potager, s'approcha
d'un grand puits qui de mémoire d'homme n'avait jamais tari, et,
après s'être assurée que personne ne la. voyait, elle y laissa tomber
un petit objet qu'elle venait de tirer de sa poche : c'était la croix en
cornaline*.
Ce jour-là, Robert était à Paris, où ses affaires l'appelaient de
loin en loin. Dans l'après-midi, on reçut une dépêche par laquelle
il annonçait qu'il ne serait de retour qu'un, peu avant dans la
soirée. Il priait qu'on dînât sans lui et qu'on retint Lesape jus-
qu'à son arrivée, parce qu'il avait à lui parler. M0" Paluel invita
aussitôt Lesape à dîner, et Lesape fit bonne mine à mauvaise for-
tune. Il n'aimait pas à dîner en ville; ou* avait beau mettre, pour
lui faire fête, les petits plats dans les grands, aux mets les plus
exquia il préférait ce qu'il appelait « sa petite popote » et le plaisir
de la préparer lui-même, dans sa petite chambre bien tranquille,
en disant longuement à Lesape tout ce que Lesape avait dans l'es-
prit. Au surplus, il croyait s'apercevoir depuis quelque temps que
la belle-mère et la bru ne s'entendaient qu'à moitié, qu'il était sur-
venu quelque chose, qu'il y avait des tiraillemens. Il sentait dans
l'air une vague agitation qui présageait des bourrasques, et il n'ai-
mait pas, à se mêler aux querelles des autres, ni même à y assister,
parce que bon gré mal gré il faut prendre parti et qu'on se brouille
toujours avec quelqu'un» 11 avait pour principe de tirer autant que
possible son épingle du jeu, de ne pas compromettre son repos et
sa raison dans le conflit des déraisons du prochain» Lesape était un
brave homme» mais il n'avait que les vertus négatives. Il y a tant
de gens qui ne les ont pas !
Dès le commencement du repas, il s'avisa qu'il y avait une légère
acidité, comme une pointe de vinaigre dans les regards et dans les
voix. Cependant, le légume succéda au rôti et au rôti le plat sucré,
et l'entretien ne tournait pas à l'aigre. Lesape espérait déjà que
tousse passerait en douceur et sans anicroche; par malheur, au
dessert tout se gâta* Aleth, qui était aux petits seins avec lui, venait
de lui offrir la moitié d'une poire qu'elle avait pelée de ses doigts
mignons, et il cherchait dans sa tête comment il pourrait lui faire
entendre, sans que M"16 Paluel s'en offusquât, qu'une poire pelée
par elle était plus agréable à manger quf une autre, lorsque, se ren-
versant dans sa chaise et lançant à sa belte^màre un regard qui res-
semblait à un coup droit :
— Vraiment, madame, lui dit-elle, il se passe àe&> choses étranges
dans cette maison.
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LA FERME DtJ CHOQtTARD. 31
— Et que se passe-t-il, madame, dans cette maison? répondit
M"6 Paluel en faisant face à l'ennemi.
— Il s'y commet des vols.
— Qu'y vole-t-on, madame, je vous prie?
— On y vole de jolies petites croix en cornaline... Mon Dieu I ce
n'est pas que la mienne eût coûté bien cher, mais c'était un sou-
venir, et j'y tenais. — Et elfe ajouta, en s' adressant d'un air gra^
deux à Lesape : — N'est-il pas vrai que les choses valent souvent
plus qu'elles ne coûtent?
— Assurément, dit-il, et tenez,ittoi qui vous parle, il m'est arrivé
de perdre un petit couteau de trois sous qui coupait mieux que
les gros.
— Et à supposer, reprit-èlle, que ce couteau vous eût été donné
par une personne que vous aimiez, pour rien au monde vous n'au-
riez consenti à vous en défaire. C'est le sentiment qui fait le prix de
ces bagatelles.
— Ah ! oui, le sentiment, répéta Lesape d'un ton pénétré.
— On vous a donc pris votre petite croix en cornaline, madame?
demanda M"* Paluel.
— Oui, madame. Elle était accrochée à un clou au-dessus de ma
cheminée. Elle n'y est plus, elle a disparu... C'est singulier, n'est-ce
pas, monsieur Lesape?
— Très singulier, repartît Lesape, qui marchait sur des charbons
ardens. Il est sûr que les choses disparaissent quelquefois sans qu'on
sache comment. Ainsi ce petit couteau dont je vous parlais, pendant
trois jours j'ai cm l'avoir perdu. J'ai fini par le retrouver dans nne
des poches de ma limousine, et j'aurais pourtant juré qu'il n'y était
pas.
Elle trouvait qu'il n'y allait pas de franc jeu, elle n'aimait pas
les neutres et les tièdes, et elle lui dit sur m ton moite figue, moitié
raism:
— Il est possible que vous ayez retrouvé votre couteau, mais je
ne retrouverai pas ma croix; voilà la différence.
— Ah ! trai, dH-il, voilà la différence, et elle est grande ; c'est ce
que je disais.
— Lesape, lui dit M"* Paluel en le prenant à son tour à partie,
vous êtes depuis bientôt douze ans dans cette maison. Pendant ces
douze années s'y est-il commis un seul vôl?
— Je ne le crois pas, madame. Il pourrait se faire pourtant...
Mais je ne le crois pas.
— Vous ne le croyez pas 1 reprit-elle d'tm air grandiose. Lesape,
Je n'aime pas les gens qui croient, j'aime les gens qui savent, et
vous devriez savoir qu'il n'y a jamais cru de voleurs <tens cettejnai-
son, qu'on ne les y souffrirait pas.
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32 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mais c'est précisément ce que je disais, madame. Ah! pour
une bonne maison, c'est une bonne maison que celle-ci, et qui n'a
pas sa pareille, et je l'ai toujours dit, et je veux qu'on me coupe le
cou si j'avance jamais le contraire.
Il aurait voulu dans ce moment être à mille lieues de cette bonne
maison ; il maudissait sa destinée et se disait :
— Mon Dieu 1 qu'on est bien chez soi 1
— Mais êtes-vous bien sûre, madame, de n'avoir pas égaré quelque
part votre croix? reprit Mme Paluel. Quand on n'a pas d'ordre, on est
sujet à perdre beaucoup de choses.
— Je ne sais pas, madame, si je n'ai pas d'ordre, mais il ne tient
qu'à vous de monter à l'instant dans ma chambre pour y chercher
ma croix. .. Mes clés sont aux armoires, je n'ai pas l'habitude,
comme certaines gens, de les porter partout avec moi.
— Dieu me préserve d'aller dans votre chambre, madame ! Ce
n'est point mon habitude, je n'y suis entrée que l'autre jour, et
bien malgré moi. Vous n'aviez pas daigné m'envoyer votre linge,
et la blanchisseuse attendait... Il y avait un bonnet qui traînait d'un
côté, un col de l'autre et ailleurs une chemise.
— Avec deux m, madame? demanda Aleth sur le ton narquois
d'un Talleyrand au petit pied.
— Et quand il y en aurait trois, je ne vois pas ce que cela ferait
à l'affaire, répondit M™6 Paluel, qui ne comprenait pas l'allusion.
— Combien mettez-vous d' m à chemise ? dit Aleth à l'infortuné
Le sape.
— Le plus souvent je n'en mets qu'une, répliqua-t-il en se tour-
nant et se retournant sur sa sellette. Mais ceux qui en mettent deux
ont peut-être leurs raisons. Il y a tant de micmac dans tout cela
qu'on ne sait à quoi s'en tenir.
— Voilà bien du bavardage inutile, s'écria Mme Paluel, qui s'échauf-
fait de minute en minute. Peut-on savoir qui vous soupçonnez d'avoir
volé votre croix? Serait-ce moi par hasard?
— Me pardonnerez-vous de vous répondre que voilà une question
fort impertinente et vous fâcherez-vous si j'ajoute qu'il m'est bien per-
mis de soupçonner ceux quientrent habituellement dans ma chambre?
Jusqu'ici la pacifique Mariette avait écouté sans souffler mot,
c'était son habitude dans les querelles. Mais l'amour de la justice
fut plus fort que la prudence et elle s'écria :
— Oh ! madame 1 soupçonner Catherine 1 C'est mal à vous. Cathe-
rine est une brave fille, incapable de dérober quoi que ce soit.
— Qui vous demandait votre avis, ma mie? lui repartit aigrement
Aleth... Mais je suis bien aise de constater une fois de plus que tout
le monde ici est ligué contre moi, à l'exception de M. Lesapè, à qui
je reproche seulement de ne pas oser dire ce qu'il pense.
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LA FERME DU CHOQUABD. 3S
— Moi, ne pas dire ce que je pense ! fit Lesape, Oh ! par exemple !••
Mais vous le savez comme moi, ce que je pense, et Mnê Paluel le
sait comme vous, et M116 Mariette aussi. Je l'ai dit, et quand il fau-
drait aller en justice, je n'en démordrais pas.
Il fut interrompu. Catherine avait écouté à la porte, qu'elle ouvrit
brusquement. Elle apparut les poings sur les hanches , rouge de
colère, et elle apostropha Àleth en disant :
— Je vois ce que c'est; madame a juré de me mettre à la porte.
C'est un coup monté, et je gagerais bien qu'elle a jeté quelque part
son bibelot de cornaline pour faire croire que je l'avais pris.
Il n'y a que la vérité qui blesse. Aleth, qui jusqu'à ce moment,
avait conservé son calme, s'écria dans un transport de fureur :
— Que venez-vous faire ici? Je ne vous parle pas; allez-vous-en.
— Me traiter de voleuse ! poursuivit Catherine, s' oubliant tout à
fait. Je ne suis pas d'une famille où l'on vole, et mon père n'a jamais
fait disparaître un billet de mille francs.
A cette nouvelle insulte, Aleth ne se contint plus; elle s'élançait
déjà pour souffleter l'insolente quand la porte se rouvrit et Robert
parut. U arrivait plus tôt qu'on ne pensait. Tout le monde rentra
dans le silence. Catherine s'adossa contre la muraille, en essuyant
ses yeux avec le bord de son tablier. Aleth, pâle de rage, se laissa
tomber sur sa chaise, tandis que Mm* Paluel se rasseyait dans son
fauteuil, l'œil sec et flamboyant. Robert promena autour de lui un
regard étonné et dit :
— Là, que se passe-t-il encore? — Et comme personne ne répon-
dait : — Voyons, Lesape, mettez-moi au fait.
Cest une tâche dont Lesape se fût volontiers dispensé :
— Mon Dieu! monsieur Paluel, dit-il en tortillant les bouts de
sa cravate entre ses doigts calleux, il s'agit de bien peu de chose,
d'une misère... — Il s'aperçut qu' Aleth lui faisait de gros yeux et
il s'empressa de rebrousser chemin : — Quand je dis que c'est peu
de chose, cette affaire a bien son importance, je dirais même beau-
coup d'importance. Car enfin quand il s'agit d'un vol... — Sur une
exclamation que poussa Mm* Paluel, il s'arrêta court; puis il reprit :
— si toutefois ce vol était prouvé; mais heureusement il ne l'est
point, ce qui n'empêche pas qu'une petite crok en cornaline, qui n'a
pas coûté cher, a beaucoup de prix quand on y met du sentiment. Il
en résulte que de deux choses l'une : ou on l'a prise, ou on ne l'a pas
prise. Si on ne Ta pas prise, elle se retrouvera comme mon petit
couteau. Si on l'a prise, c'est peut-être une mauvaise plaisanterie
qu'on a voulu faire, et il faut que celui qui l'a se dépêche de la
rendre bien vite. Je ne sais pas si mon idée est bonne, mais c'est
mon idée, et je dis toujours ce que je pense.
IT. _ 1883. 3
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SA BEYUE DES DEUX MONDES.
— • J'y vois un peu moins clair qu'avant, dit Robert, et je demande
un surplus d'explication.
Alors les trois femmes se levèrent et se mirent à parler toute» à
la fois, si bien qu'il s'impatienta, se boucha les oreilles et frappa du
pied. Sur quoi elles disparurent comme des souris dans leur trou,
regagnant chacune ou leur chambre à coucher ou leur cuisine, et
Robert se trouva dans le vide, n'ayant pas même la ressource d'in-
terroger de nouveau Lesape, qui, lui aussi, avait jugé à propos de
s'éclipser. Seule, Mariette était restée, et ce fut d'elle que Robert
obtint les éclaircissemens qu'il désirait.
H monta aussitôt vers sa femme, qui lui signifia qu'elle n'enten-
dait pas que Catherine restât un jour de plus dans la maison. Puis
il descendit auprès de sa mère, laquelle lui reprocha d'être tombé
en servitude, d'être devenu l'esclave d'une folle qui était venue au
monde dans un jour de malheur et qui le conduirait à sa perte. Elle
ajouta que si Catherine partait, elle s'en irait aussi. Il ne savait quel
parti prendre quand Catherine lui fournit la solution qu'il cherchait
en déclarant qu'elle n'entendait pas rester au service de la fiUe d'un
voleur, laquelle soupçonnait les honnêtes gens de voler. Il entra
dans une si violente colère qu'elle eut peur et lui fit ses excuses;
il ne les accepta pas et lui donna incontinent son congé. Il en
instruisit sa mère, qui ne parla plus de s'en aller, mais qui posa la
question de cabinet. Jetant son trousseau de dés sur la table, elle
s'écria:
— Porte-les-lui.
H la prit par la douceur, lui représenta que personne n'en voulait
& ses clés, mais qu'Âleth avait eu un grand chagrin, que son humeur
s'en ressentait et sa santé aussi, qu'il fallait avoir pour elle quelque
indulgence, que peut-être au surplus s'ennuyait-elle de n'être rien
dans la maison et que l'en oui la partait à l'irritation, qu'il était
juste de lui faire sa petite part dans le gouvernement, de placer
sous sa direction la cuisine et la cuisinière.
— Nous mangerons moins bien, ajoutart-il en souriant, nais il
n'y aura plus de scène», et nous nous en porterons mieux.
On put croire jusqu'à minuit que le cabinet s'obstinait à se reti-
rer. Mais Robert fut si tendre, si éloquent, si persuasif, il cajola
tant sa mère qu'après s'être écriée plus de cent fois qu'elle serait
heureuse d'être morte, elfe détacha de son trousseau une des dés
du cellier aux provisions, qu'elle avait en double, disant :
— Elle me demandera le& autres une à une, et tu les lui don-
neras. Mais tu es le maître; fais ce que tu veux.
IL en résulta que la souple Anaïs remplaça l'irascible Catherine et
qu'on mangea moins bien, comme l'avait prévu Robert ; heureu-
sement qu'Amas avait des dispositions et l'esprit assez délié pour
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LA FEftME DU CHOQUARD. 35
se démêler «des embarras où la jetait sa nouvelle maîtresse par les
otdres contradictoires qu'elle lui donnait tout le long du jour, fi en
résulta aussi que la belle-mère et la bru ne se parlaient que dans
les cas d'urgente nécessité. L'une avait l'air d'une reine découran-
nèet l'autre avait aux lèvres les sourires triomphans d'une usur-
patrice heureuse. Pour Robert, il prenait patience, en se souvenant
du parfait bonheur dont il avait joui pendant quinze mois, et il 8e
flattait que tout finirait par s'arranger.
XIII.
Alethne s'endormit pas sur sa victoire; elle jugeait que rien
n'était fait taivt qu'il y avait quelque chose à faire. Encouragée et
un peu grisée par sou premier succès, elfe ne doutait plus de rien.
EUe avait évincé l'insupportable Catherine, Mariette devait avoir
sou iour et trousser avant peu son sac et ses quilles. Depuis long-
temps, elle avait voué une aversion particulière à cette jeune per-
sonne, qui pourtant ne lui avait jamais manqué de respect. Il n'au-
rait tenu qu'à elle de se gagner son affection; dès le lendemain de
ce mariage qui lui Avait brisé le cœur, la pauvre enfant avait décidé
qu'il était de son devoir d'admirer ce qu'iï admirait, et elle tâchait
d'aimer ce quïZ aimait. Mais Aleth l'avait surprise plus d'une fois
dnns un entretien réglé avec M™ Paluel, et, comme on s'était tu à
son approche, elle en avait conclu qu'on se réunissait dans l'ombre
peur la déchirer à belles dents et pour tramer contre elle de noirs
petits complots. Elle ne pardonnait pas non plus à Mariette la bien-
veillance, l'amitié que lui témoignait Robert. Elle la considérait
comme une intrigante qui s'appliquait à monter en faveur et cachait
sous ses airs modestes beaucoup d'artifice, beaucoup de manège*
— Le Ghoquard ne sera vraiment à moi, pensait-elle, que lorsque
cette fine mouche n'y sera plus.
Cette proposition avait pour elle l'évidence d'un axiome.
Une circonstance tout à fait imprévue la servit dans ses desseins.
M"6 Paluel, qui, depuis vingt ans au moins, n'avait pas découché
du Choquard une seule nuit, se vit obligée de faire une absence de
plusieurs jours et d'emmener son fils avec elle. On apprit par une
lettre que ce fameux oncle George Larget, qui avait fait ses cara-
vanes sans jamais donner de ses nouvelles, avait mené une exis-
tence beaucoup moins romantique qu'on ne se le figurait. Pendant
qu'on le croyait au bout du monde occupé à ramasser quelque part
dflB pépites, il avait fait tout simplement son tour de France, et,
en -fin de compte, il s'était fixé à Yervtns, où il avait fabriqué durant
de longues années des bannes, des corbeilles et des hottes. Ce van-
nier, ayant de l'industrie et peu de besoins, s'était amassé un
uigiTizea Dy
36 REVUE DES DEUX MONDES.
modeste magot qui, à l'âge du repos, lui avait permis de vivre
tranquillement de ses petites rentes. Tant qu'il s'était bien porté, *
il ne s'était point soucié de sa famille, dont il pensait avoir à se
plaindre, et ne lui avait pas donné signe de vie. Devenu infirme,
puis malade, sa mémoire s'était subitement réveillée; les visages
qu'il avait vus dans sa jeunesse lui avaient paru tout à coup plus
intéressants que ceux des étrangers qui l'entouraient et qui s'appli-
quaient sourdement à capter son bien. Il s'était enquis, informé, et
son état s'étani récemment aggravé, il avait fait mander à sa nièce
Joséphine, par l'entremise d'un notaire, qu'il désirait la revoir
avant de mourir et qu'elle eût à lui amener son fils, donnant &
entendre que ses dernières dispositions dépendaient un peu du
degré d'empressement qu'elle mettrait à lui complaire. Mmo Paluel
n'était pas femme à se dérober à un devoir de famille ni à faire fi
d'un petit legs, soit universel, soit particulier. En matière d'héri-
tages, les grosses rivières n'ont jamais méprisé les petits ruisseaux,
et, ce qui est plus curieux, les petits ruisseaux trouvent une sorte
de gloire à s'aller perdre dans les rivières. L'oncle George Larget en
est bien la preuve.
Ge qu'elle venait d'apprendre avait un peu réconcilié Mmfl Paluel
avec ce vagabond, contre qui elle avait souvent déblatéré; son
crime lui semblait moins noir; elle y découvrait des circonstances
atténuantes. Quelque effroi que lui inspirât la pensée d'un voyage
et d'une absence, elle ne balança pas à partir et décida son fils à
raccompagner. Qu'il lui en coûtait cependant! que de soucis 1 que
d'inquiétudes ! Abandonner sa maison et la laisser entre les mains
de qui! C'était remettre au loup la garde du bercail.
Elle eut une longue conférence avec Mariette. Elle passa en revue
tous les accidens funestes qui pouvaient survenir, y compris l'in-
cendie et la peste boyine, et elle lui indiqua ce qu'il y avait à faire
dans chaque cas. Elle lui déclara qu'elle lui confiait le Cboquard,
qu'elle l'en rendait responsable, et, lui donnant ses clés, elle lui
commanda de s'en servir elle-même le moins possible et ensuite de
ne s'en dessaisir au profit d'un tiers sous aucun prétexte. Cet ordre
alarma Mariette, qui en prévit les conséquences.
— Cependant, madame, lui dit-elle, si Mm* Aleth me deman-
dait?..
— Quoi qu'elle te demande, interrompit Mma Paluel, tu iras le cher-
cher toi-même et tu le lui donneras; mais je n'entends pas qu'elle
fourrage dans mes armoires. C'est déjà trop de ce cellier dont elle
a l'entrée et où elle a mis le désordre. Tu m'entends, ma volonté
très expresse est que ces clés ne sortent pas de tes mains. Si tu con-
treviens à ma défense, tu auras affaire à moi, et nous ne ferons pas
longtemps ménage ensemble.
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LA FERME DU CH0QUÀRD. 37
A ces mots, Aleth entra; elle s'aperçut que Mariette était très
rouge, que Mme Paluel était fort échauffée, et on ne fit pas dispa-
raître les clés assez vite pour qu'elle ne devinât pas à peu près de
quoi il était question. Quelques instans plus tard, son mari lui
disait :
— J'espère qu'on sera bien sage pendant mon absence.
— Gomme une image, répondit-elle. S'il ne tient qu'à moi, tu
retrouveras le Ghoquard comme tu le laisses, avec ce qu'il y a dedans,
y compris ta petite femme, qui t'aime bien.
Elle lui sauta au cou et l'embrassa. Il fut aussi étonné que ravi
de ce beau mouvement. D'ordinaire elle se laissait embrasser. En
la quittant, il donna tout au long ses instructions à Lesape, et, peu
après, il montait en voiture avec sa mère pour aller prendre le
chemin de fer à Brie. Aussi longtemps que le Choquard fut en vue,
Mme Paluel retourna la tète en se tordant le cou à la seule fin de
contempler une fois de plus sa chère maison et de s'assurer qu'elle
était encore debout et à sa place.
Pendant la moitié d'une semaine, tout parut cheminer à mer-
veille. Il y avait de l'huile dans les rouages; point de secousses ni
de frottemens, la machine ne criait pas. Aleth était avenante,
affable, gracieuse. De temps en temps, elle faisait une amitié à
Mariette, lui passant la main sous le menton et l'appelant a sa
mignonne. » Mariette n'en revenait pas; elle était aux anges et ne
savait qu'inventer pour se rendre agréable. Mme Paluel l'avait priée
ou plutôt sommée de lui écrire chaque soir pour lui donner des
nouvelles et l'assurer que la maison n'avait pas encore brûlé.
Chaque soir, elle prenait la plume, et ses lettres, qui se ressem-
blaient beaucoup, contenaient à peu près ceci : « Chère madame
Paluel, ne vous inquiétez pas, ne vous faites pas de mauvais sang,
tout va bien, très bien, et soyez sûre que la maison ne brûlera pas.
H. Lesape dit que les semailles vont aussi très bien, que le temps
est favorable et qu'il a assez d'ouvriers pour les nouveaux travaux
de la Roseraie. La basse-cour est en bon état, les oies engraissent;
je leur donne sept pâtons par repas. Les canetons ont les ailes croi-
sées; ils sont en chair; nous aurons une dinde à manger le jour de
votre arrivée. Anaîs dit que la provision de farine et de sucre que
vous lui avez laissée est plus que suffisante. Elle nous a fait hier
une tarte aux pommes. Si vous saviez comme Mme Aleth est bonne
avec moi! Elle est tout à fait douce et gentille; elle a toujours son
air et sa voix des dimanches. Ainsi vous voyez, chère madame
Paluel, que tout va bien. Ne vous tourmentez pas. Votre bien res-
pectueuse et dévouée. Mariette Sorris. »
Le cinquième jour, Aleth reçut un mot de son mari, qui lui annon-
çait que le grand-oncle George était mort l'avant-veille après avoir
36 BEVUE DES DEUX JfOKDES.
testé en sa faveur, que, tous frais déduits, k succession monterait
à vingt mille francs, qu'il y avait des arrangemens à prendre, des
signatures à donner, que sa mène et iui comptaient rentrer au Cto-
quard le surlendemain. Le jour suivant s'annonça aussi bien que
les autres; mais, à la fin du dîner, la foudre éclata subitement,
et c'est sur Mariette qu'elle tomba. Aleth lui dit :
— Ma mignonne, donnez-moi, je vous pie, la dé de l'armoire
au linge. J'ai quelque «chose à y prendre.
Mariette devint rouge comme braise et demeura bouche béante.
— M'avez-vous entendue, ma mignonne? le vous demande la clé
de l'armoire au linge, et je crois savoir que vous l'avez.
Elle ne dit pas non; elle ne savait pas mentir. Elle répendit en
balbutiant :
— Si vous aviez la bonté de me dire ce qui vous fait beBoin,
madame, j'irais bien vite vous le chercher.
— Mais non, mais non, j'aime à faire moi-même mes petites
affaires, et c'est la clé que je vous demande.
Mariette prit son courage à deux mains et répliqua :
— Je vous en supplie, madame, n'insistez pas, ou vous me feriez
gronder. M"* Paluel m'a sévèrement défewku.
— Achevez, mademoiselle, reprit Aleth en changent de ton.
M104 Paluel vous a défendu de me donner les clés?,. Ah ! bien, voilà
une insuite qui passe la mesure et à laquelle je ne m'attendais pas,
quoique je dusse m' attendre à tout... Mais vraiment, je crois rêver.
Vous vous connaissez assez peu en matière de convenances pour
observer une telle consigne! Vous ne savez donc pas qui vous êtes
et qui je suis?
— Assez! assez! madame, s'écria Mariette. Ce que vous me
dites, je l'avais dit à M™6 Paluel, qui n'a pas voulu m'écouter. Atten-
dez un petit instant, je vais vous apporter la clé.
Mais Aleth n'entendait pas que la querelle se terminât par un
accommodement, et, s* échauffant de plus en plus dans son harnais :
— Je ne la veux plus, dit-elle. Vous me l'avez insolemment refu-
sée, gardez-la. .. Non, c'est inutile, mademoiselle, ne vous déran-
gez pas. Que chacune de nous reste avec son bien, vous avec votre
clé, moi, avec mon affront que j'aurai, je l'avoue, un peu de peine
à digérer... Mais il y a quelqu'un qui prononcera entre nous,
ajouta-t-elle d'une voix qui sonna aux oreilles de Mariette comme
une des trompettes du jugement dernier, et, à votre place, je ne
rentrerais dans ma chambre que pour y faire mon petit paquet.
Elle sortit à ces mots, laissant Mariette atterrée et plus morte
que vive. Elle n'avait pas fait d'autre crime que d'exécuter trop
docilement les ordres de son impérieuse maltresse, mais elle sen-
tait que ce crime ne lui serait jamais pardonné. o\
LÀ FIRME M CHOQUARD. 39
— H l'aime tant, pensait-elle, qu'il ne peut rien lui refuser. Elle
veut que je parte; il me renverra comme Catherine.
Et elle faisait déjà ses adieux à cette' maison qui, après avoir élé
son paradis, était devenue' son purgatoire; mais s'en aller, c'était
l'enfer. Quoiqu'elle pleurât facilement, elle ne réussit pas à pleurer.
Elle passa dans sa chambre des heures entières assise sur une
chaise, les yeux secs et brûlans, les bras allongés, les mains
jointes. Pour la première fois, il se mêlait à ses chagrins un senti-
ment de révolte amère contre sa destinée. Il lui semblait que le
mande était mal fait, qu'il s'y passait des choses injustes, que les
sages petites filles avaient moins de chances que les autres d'y
accomplir leurs désirs , qu'être belle et méchante était le sort le
plus enviable» que cela menait sûrement au bonheur. Elle fut arra-
chée à ces lugubres réflexions, luxe inutile de sa douleur, par le
souci de l'avenir. Si eraelle que soit sa croix et si injuste qu'elle
lui paraisse, le pauvre n'a pas le temps de disputer contre elle;
svant tout, il faut s'occuper de vivre. Mariette se demanda ce qu'elle
devait faire, ce qu'elle allait devenir, à qui elle s'adresserait pour
trouver un refuge et un gagne-pain. Elle se souvint du couvent où
elle avait été élevée; les sœurs étaient bonnes et auraient une place
à lui offrir ou l'aideraient à chercher. Mais quoi qu'elle imaginât,
tout lui semblait sombre, tout lui semblait répugnant; elle ne voyait
devant elle que de tristes dégoûts et ces ennuis qui tuent. Peu à
peu son désespoir s'engourdit, une torpeur s'empara de tout son
être; il lui parut qu'elle faisait à quelque puissance invisible qui
disposait d'elle l'abandonnement d'elle-même, de sa volonté et de
sa propre cause. Gomme les animaux, les enfuis du peuple qui
n'ont jamais quitté les champs vivent dans un commerce intime
avec cette nature qui recommence éternellement les mêmes choses
sans chercher à savoir ce qu'elle fait; elle se soumet en silence à
des lois qu'elle ignore, elle obéit à un dieu inconnu dont la fièvre
la travaille et qui ne lui dit pas son secret.
Le jour venait à peine de poindre quand Mariette entendit frap-
per à la porte de la maison. Elle courut ouvrir et se trouva nez à
nez avec M*e Patuet, qui, dans son impatience de revoir le Cho-
quant et de reprendre les rênes de son gouvernement, avait voyagé
de nuit et devancé de douze heures le retour de son fils. Ne pou-
vant se douter que Mariette ne s'était pas couchée ;
— Allons, ma fille, je suis bien aise de te trouver levée, lui dit-
elle. Gela montre qu'on peut avoir confiance en toi. Mais peut-être
aussi avaris-tu deviné que je te ménageais la surprise d'arriver plus
tôt que je n'avais dit»
Puis, sus attendre sa réponse, sans prendre le temps de dépo-
ser son sac de voyage et son parapluie qu'elle tenait à la main, die
DigitizGd by VjTvyvJSt Lv^
40 REVUE DES DEUX MONDES.
l'emmena sur-le-champ reconnaître avec elle l'état des lieux. Elle
retrouva les murailles, les portes, les serrures à l'endroit où elle les
avait laissées et elle en parut surprise. La tournée fut complète;
elle entra partout, visita la laiterie, les remises, les étables, le pota-
ger, furetant dans tous les coins, et partout elle découvrit quelque
marque de négligence, quelque détail incorrect qui offusquait ses
yeux.
— Voilà ce que c'est que de s'en aller, disait-elle. Quand les maî-
tres ne sont plus là, rien ne va.
Comme elle rentrait dans la cour, s'étonnant du silence prolongé
de Mariette, elle s'avisa de la regarder, et lui dit :
— Qu'y a-t-il donc? Tu as la figure défaite. Es-tu malade?
— Il y a, madame, répondit Mariette, que dans vingt-quatre
heures je ne serai plus ici.
Il fallut tout raconter. Sur la fin de ce récit, on entendit au pre-
mier étage le bruit d'un volet qui s'entr' ouvrait, et Mme Aleth passa
discrètement entre les deux battans sa charmante tête et ses che-
veux en papillotes.
— J'en apprends de belles, madame, s'écria M"86 Paluel en bran-
dissant son parapluie.
Aleth posa ses deux coudes sur le rebord de la fenêtre et répon-
dit avec beaucoup de calme :
— N'accusez que vous-même, madame. Quand vous me faites
insulter par des subalternes, c'est à eux que je m'en prends.
— Et vous croyez que cette enfant partira ?
— Oui, madame, je le crois.
— Lorsqu'on épouse la fille d'un traîne-malheurs, vociféra M** Pa-
luel, on les fait entrer chez soi et ils y arrivent en bande comme les
corbeaux.
— Mariette, puisque vous êtes encore ici, riposta Aleth sans s'é-
mouvoir, soyez assez bonne pour prier Anaïs de me monter mon
déjeuner dans ma chambre. Je ne la quitterai pas jusqu'au retour
de celui qui a seul le droit de commander ici et qui peut seul me
défendre contre les mauvais procédés et les injures.
Là-dessus, elle referma sa fenêtre et tint parole ; de tout le jour
elle ne parut pas. Dans les derniers temps de sa grossesse on avait
adopté le système des deux chambres, et depuis elle avait trouvé
des raisons pour le maintenir ; elle y voyait un moyen de gouver-
nement. Mais elle ne passa pas toute la journée dans sa chambre
particulière, elle visita celle de son mari, y mit tout en ordre, ran-
gea, épousseta, se fit apporter par Anaïs les dernières fleurs de la
saison pour en faire un bouquet, l'envoya acheter du tabac, afin que
rien ne manquât au bonheur de ce cher mari et qu'il sût combien
sa petite femme s'occupait de lui.
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LA FERME DU CHOQUARD. 4£
H arriva comme Mme Paluel et Mariette achevaient de dîner tète
à tête ; son premier mot fut :
— Où est donc Aleth? Serait-elle malade?
— Cest bien pis, dit M- Paluel ; elle est devenue tout à fait folle.
Les explications qu'on lui donnait lui parurent peu satisfaisantes!
Il reprocha à sa mère avec véhémence les instructions qu'elle avait
laissées à Mariette, déclara qu'il considérait les injures qu'on fai-
sait à sa femme comme faites à lui-même. Elle voulut répliquer-
mais il s'emporta et elle dut baisser pavillon, d'autant qu'elle ne
sentait pas sa conscience tout à fait nette. Il sortit en poussant vio-
lemment la porte, et Mariette dit à Mme Paluel :
— Yous le voyez, madame, je suis perdue.
— Ah! cette fois, je te le jure, répondit-elle, mon parti est pris,
et si tu t'en vas, je m'en irai.
Qu'importait à la désolée Mariette? A quoi cela remédiait-il ?
Aussitôt qu' Aleth entendit dans l'escalier le pas de son mari, elle
courut à sa rencontre, se jeta dans ses bras, en disant :
— Ahl te voilà donc enfin! C'est bien heureux. Je croyais ne
jamais te revoir... Oui, c'est toi. Me reconnais-tu?.. Si tu savais
comme le temps m'a paru long, comme la maison me semblait dé-
serte ! Mon seul plaisir était d'arranger 4a chambre. Elle est gentille
n'est-ce pas?.. Promets-moi de ne plus voyager, de ne plus t'en
aller. Je ne peux pas vivre sans toi, vois- tu, car tu es le chêne, je suis
le lierre... Oh ! je sais que tu aimes à courir ; mais c'est égal, quand
on a épousé une petite femme qui vous adore, on ne court plus, on
reste chez soi... Voyez un peu ce méchant mari qui s en va se pro-
mener tout seul! Je me moque bien de tes héritages ! Je n'aime que
toi, et rien que toi.
Et le conduisant par la main, elle l'assit dans un fauteuil, puis
elle s'installa sur ses genoux. Tantôt elle couchait sa tête sur l'é-
paule de ce mari adoré, tantôt reculant ou avançant le front, elle le
contemplait tour à tour de très loin ou de très près, elle le man-
geait du regard, elle lui tirait les cheveux, la moustache, rimpé-
nale, elle lui présentait deux petites lèvres fraîches et rouges comme
des cerises, en lui disant : « Mets bien vite là ton petit bec. » Et
du même coup elle lui regardait le fond des yeux pour s'assurer
que par ses caresses elle avait suffisamment amolli, attendri et
pétri la volonté de ce maître condamné à n'être que le très humble
serviteur de ses caprices, qu'il était vraiment à elle, qu'elle le tenait
tout entier dans le creux de ses mains blanches, qu'elle pouvait en
faire tout ce qu'elle voulait.
Il se laissait faire. Cet accueil inattendu lui était délicieux, il en
savourait les séductions, et comme il craignait de mettre fin à son
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ht REVUE DES BEUX MONDES.
bonheur en abordant le grand sujet, il souriait, embrassait et se
taisait. Il fallut pourtant se résoudre à parler, et il dit:
— Eh bien ! il y a encore du grabuge par ici?
— Tu le saie? dit-elle. J'aurais bien voulu pouvoir te le cacher,
j'étais sûre que cela te ferait de la peine. Mais vraiment il n'y a pas
de ma faute. Je m'étais promis que tu retrouverais ta maison bien
tranquille et ta petite femme bien contente, et hier encore tout a
bien cheminé jusqu'au soir, qaand au moment où j'y pensais le
moins. ••
— On m'a tout dit, interrompit-il. Que veux-tu ? ma mère est une
brave femme, un peu trop à cheval sur ses droits, c'est son seul
défaut. Je lui ai dit tantôt ce que j'avais sur le cœur, je le lui ai
même dit avec un peu trop d'emportement. Je lui ai déclaré que
j'entendais qu'on te respectât ici autant que moi. Elle m'a paru sen-
tir ses torts, et tu peux compter que chose pareille ne se renou-
vellera point, j'y aurai l'œil et la main.
— C'est bien à toi, répondit-elle en le caressant de nouveau. Tu
es un bon petit mari, et les bons petits maris prennent toujours la
défense de leur petite femme et ne la laissent pas insulter. liais
celte péœre de Mariette, que loi as-tu dit ?
% — Rien du tout. Mariette -n'est pas responsable de ce qui s'est
passé. On lui avait commandé une sottise et elle l'a faite, j'en suis
sûr, par pore obéissance et bien à regret.
— Tu crois cela? On t'en a conté. Laisse-moi te dire et t'*exp3i-
quer...
— (Test inutile, je mis tout.
— Permets, je tiens à rétablir les faits. Figure-toi que j'avais
besoin de serviettes. .. Est-ce un crime d'avoir besoin de serviettes?
Si c'est un crime, dis-le... Je demande donc à cette demoiselle la
clé de l'armoire au linge, je la lui demande très gentiment, car
j'étais décidée à être très douce, très gentille... Sais-tu ce qu'elle
me répond? Elle monte sur ses ergots et me dit qu'en l'absence de
ta mère, cette clé est à elle et ne sortira pas de ses mains, qu'elle se
garderait bien de me la confier, que je n'avais rien à voir dans l'ar-
moire au linge, que j'y mettrais tout en désordre.. . Et quel air 1
quel ton, grand Dieu ! C'était une figure & gifler.
— En es-tu bien sûre? dit-il en souriant. Mariette montant sur
ses ergots ! c'est si peu dans son caractère !
— Tu ne la connais pas. C'est une sainte-nitouche, une petite
hypocrite, qui a deux langues et deux visages. Quand tu es là, elle
est tout sucre et tout miel; dès que tu as le dos tourné, c'est autre
chose... Tu ne me crois pas? ajouta-t-elle en le regardant de nou-
veau dans les yeux.
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LA FERME DU CHOQUA ED. 43
— Là) j'ai beaucoup de peine à te croire»
Ce qu'il avait prévu arriva. Elle détacha brusquement ses bras
qu'elle lui avait passés autour du cou, se leva, s'assit sur une
chaise en face de lui, et dit d'un ton sec :
— Soit! je suis une menteuse.
— Mon, mille fois non 1 mais tu as l'humeur et l'imagination un
peu vive».
L'instant d'après* il était à ses pieds, accroupi sur un carreau, et
il s'empara de force de ses deux mains qu'elle lui refusait.
— Pour l'amour de Dieu, ne boudons pas, lui dit-il. Je suis de
ton avis, Mariette aurait dû te donner sur-le-champ cette clé; mais
un soldat ne connaît que sa consigne. Il faut lui pardonner. Veux-tu
qu'elle te fasse des excuses?
— Oh! que non pas, je ne saurais qu'en faire. Elle m'a manqué
de respect, et ce n'est pas la première fois. Si je te racontais!.. Mois
tu ne me croiras pas, je suis une menteuse.
— Dieu ! que nous avons une mauvaise tête ! (fit-il en essayant
de plaisanter. Veux-tu donc sa mort? la pendrons-nous ?
— Je ne veux la mort de personne, je désire qu'elle parte pour
ne plus revenir*
U eut un tressaillement ; il commençait à voir dans son jeu, à la
comprendre et peut-être à, la juger.
— Chasser cette pauvre enfant ! reprit-il. Elle aimerait tout autant
qu'on la pendit,
— Oa m'accuse d'exagérer j dit-elle. Qui donc exagère dans ce
moment?.. Ne dirait-on pas qu'il n'y a que le Ghoquard dans ce
monde? Nous aiderons cette demoiselle à chercher une autre place*
je m'y emploierai moi-môme, car je suis bonne, quoi qu'on en dise,
je suis même trop bonne; si je n'avais pas supporté en silence cer-
taines choses, àoos n'en serions pas où nous en sommes.
Et voyant qu'il n'était pas encore persuadé :
— Tu tiens donc beaucoup à cette Mariette? Que lui trouves-tu
de si merveilleux? C'est un génie?
— EUe fait très bien tout ce qu'elle fait. C'est quelque chose.
— Pétrir du beurre, gaver des canards, retourner des fromages,
la belle affaire l Le premier venu s'en tirerait comme elle.
— Obi que neuni. Attentive, consciencieuse, adroite, elle serait
difficile à remplacer... Et puis elle était si malheureuse quand je
l'ai fait entrer ici 1 C'est la meilleure action que j'aie faite de ma
vie, et c'est un visage agréable à regarder que celui d'une bonne
action»
— Dis-moi plutôt, reprit-elle avec aigreur, que tu es amoureux
de son bec de moineau et de ses yeux de grenouille.
— Où premb-tu qu'elle ait des yeux de grenouille? Vrai, tu es
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44 REVUE DES DEUX MONDES.
injuste, ses yeux bruns pe sont pas vilains. Il y a du cœur dans ces
yeux-là et une foule de bonnes intentions.
— Mais sais-tu que je commence à me sentir jalouse?.. C'est
égal, adore-la tant qu'il te plaira ; je veux qu'elle parte, tu m'as
entendue, je le veux.
Il se recueillit un instant avant de lui répondre; il sentait que
la parole qu'il avait sur les lèvres serait de grande conséquence,
qu'il allait compromettre son bonheur pour longtemps peut-être.
Enfin prenant sa résolution :
— Demande-moi toute autre chose, dit-il d'un ton ferme et grave,
mais ceci n'est pas possible.
Elle dégagea ses mains, qu'il tenait toujours dans les siennes,
le repoussa de toute la longueur de ses deux bras, en disant :
— Ah ! ce n'est pas possible ! Il parait que tout ce que je demande
est impossible. Laisse-moi, laisse-moi donc... Des insultes et des
refus, voilà le sort qu'on me fait dans cette maison, qui n'est plus
tenable pour moi.
Puis, se dressant sur ses pieds et donnant un libre cours à sa
colère :
— Tu as beau dire, je ne suis plus rien pour toi, plus rien. Il y
a beau jour déjà que je m'en aperçois. Jadis c'étaient des empres-
semens, des adorations. Tu me trouvais jolie, tu me trouvais
charmante, tu me le disais le matin, tu me le disais le soir et tu me
réveillais dans la nuit pour me le redire. Mais cette belle ardeur
s'est bien vite refroidie, aujourd'hui je ne suis plus bonne qu'à jeter
aux chiens... Non, je ne suis rien pour toi ; autrement, tu prendrais
ma défense, tu me protégerais contre les affronts. Tout le monde
me déteste ici, et tu t'es mis de la partie. Tu prétends avoir
reproché ses torts à ta mère, je ne te crois pas, tu mens. Elle te
fait peur, tu trembles devant elle comme un petit garçon. Oh I ta
mère, ta mère, veux-tu que je te dise ce qu'est ta mère? Ta mère
est une...
— Mais tais-toi donc, malheureuse! lui cria-t-il en lui mettant la
main sur la bouche. Veux-tu donc que je ne puisse plus t' aimer ?
Il était debout devant elle: l'œil en feu, le sourcil contracté, les
lèvres blanches et frémissantes, il lui montrait un visage qu'elle
n'avait pas encore vu, et ce visage lui fit peur. Elle s'imagina folle-
ment qu'il allait l'étrangler. Elle se laissa tomber sur sa chaise,
levant sur lui des yeux effarés. Mais elle s'aperçut bien vite qu'un
attendrissement l'avait pris, qu'il regrettait sa violence, que cette
grande colère s'était fondue comme de la cire. Elle se remit par
degrés de sa frayeur, et feignant de larmoyer, elle lui reprocha de
lui avoir fait mal, de l'avoir frappée. La frapper, lui ! Il était de nou-
veau à ses genoux et il cherchait à l'attirer sur son cœur. Elle s'ar-
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LA FERME DU CHOQUAHD. 45
radia de cette étreinte, enleva de son cou un médaillon qu'il lui
avait donné, le jeta violemment contre le plancher et s'enfuit dans
sa chambre, où elle s'enferma à double tour. Il regardait tristement
cette porte fermée, et un grand combat se livrait en lui. 11 fut sur
le point de parlementer, de supplier, de demander grâce. Le souci
de sa dignité l'emporta ; il demeura debout et se tut.
La nuit ne changea rien à sa résolution. Il lui semblait qu'il ne
pouvait renvoyer Mariette sans se déshonorer, et dans les questions
d'honneur il ne transigeait pas. Elle fut la première personne qu'il
rencontra en entrant dans la salle à manger. Immobile, le teint
brouillé, les yeux battus, la bouche agitée de mouvemens fiévreux,
semblable à un chien qui cherche le regard de son maître pour y
lire sa volonté, elle attendait cette parole qui allait décider de son
sort et la condamner à un éternel exil.
— Rassure-toi, Mariette, lui dit-il enfin. Quoi qu'il arrive, tu ne
t'en iras pas.
Elle n'en pouvait croire ses oreilles. Dans un transport de joie et
de reconnaissance, cette fille si modeste, si réservée, si timide, cou-
rut à lui, se jeta à ses pieds ; elle lui avait saisi les genoux d'un
geste passionné, elle les serrait étroitement dans ses bras, elle les
couvrait de baisers. Elle restait là, pleurant, sanglotant, hors d'elle-
même à ce point qu'au milieu de ses sanglots, elle s'oublia jusqu'à
lui dire : — Oh! que je vous aime I — Mais à peine eut^elle pro-
noncé ce mot, elle fut épouvantée de son audace, confuse de s'être
trahie ; elle se releva, recula de quelques pas, et toute honteuse et
rougissante, elle ne savait où poser les yeux, parce qu'il lui sem-
blait que les murs, les meubles, le coucou, tout le monde avait
entendu et compris, à l'exception toutefois du héros de l'aventure,
qui s'étonnait de cette démonstration de tendresse presque convul-
sive dont le sens lui avait échappé. Elle osa enfin le regarder, et
reprenant contenance, elle lui dit :
— Vous êtes mille fois trop bon, monsieur Paluel. Mais, je vous
en prie, laissez-moi partir. Si je restais contre sa volonté, Mm* Aleth
ne vous le pardonnerait pas, et je ne veux pas que vous ayez des
chagrins à cause de moi.
— Tu ne partiras pas, répondit-il. Tu vas me promettre d'être
bien douce, bien polie, bien prévenante avec ma femme, comme je
suis sûr du reste que tu l'as toujours été. Mais je ne veux pas que
tu partes. Ce ne serait pas juste, et la justice doit passer avant tout.
Ce mot de justice parut à Mariette bien froid, bien triste, un peu
cruel. Heureusement il en corrigea l'effet en ajoutant aussitôt :
— Et puis, j'ai toujours eu de l'amitié pour toi et il me semble
que, sans Mariette, le Choquard ne serait plus le Choquard.
Il avait dit celai Eh! oui vraiment! il l'avait dit, ce n'était pas un
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Aô REVUE DES ©EUX MONDES.
rêve et puisqu'il l'avait dit, il fallait bien le croire. Oui, si elle s'en
allait, il s'apercevrait de son absence, et il loi semblerait que le
Ghoquard n'était plus le ChoquarcL II l'avait dit et il le pensait, car
il ne voulait pas qu'elle partit et il avait refusé son renvoi à cette
femme à qui il ne refusait rien, à cette belle et dangereuse créa-
ture qui l'avait ensorcelé. Quelle gloire pour Mariette et surtout
quelle joie! Elle ne savait plus où elle, eu était. Le Ghoquard, le
monde, la vie, tout lui semblait nouveau, et tout le jour elle sou-
haita que le boa Dieu lui ménageât quelque occasion de donner à
l'homme qu'elle aimait une grande preuve de son dévoûment, de
faire pour lui quelque chose de très difficile et de très pénible, une
de ees choses qu'on ne fait pas sans se briser le coeur, afin qu'une
fois au moins elle pût lui montrer ce qu'il y avait dans le sien, dans
ce cœur silencieux qui s'était donné pour la vie»
XI Y.
Le coup fut cruel pour Àleth ; son orgueil saignait et criait. Pen-
dant deux ou trois jours elle se berça de l'espoir que son mari vien-
drait à résipiscence, que ses rigueurs auraient raison de lui, qu'elle
le verrait tomber à. ses genoux en implorant sa grâce. Quand elle
vk qu'il tenait bon, qu'il ne chassait pas Mariette du Ghoquard,
elle le chassa lui-même de son cœur, lui défendit d'y rentrer, lui
en ferma la porte à jamais. A vrai dire, elle n'avait jamais aimé
Robert Paluel, elle n'aimait que le possesseur d'une grande ferme
et l'humble serviteur de ses fantaisies. Désormais elle conçut pour
cet esclave en révolte un sentiment voisin de la haine. Il avait com-
mis deux crimes irrémissibles ; il lui avait refusé quelque chose, et
un soir il s'était permis durant une minute de lui parler d'un ton et
d'un air qui l'avaient effrayée. Il était dans sa nature de haïr tout ce
qui lui résistait et encore plus ce qui lui faisait peur.
Elle se demanda ce qu'elle pouvait inventer pour punk son mari.
Sa première pensée fut de se sauver, la seconde de se laisser mou-
rir de faim. Ces deux projets, le second surtout, lui parurent offrir
à l'exécution de sérieuses difficultés et des incoavéniens encore plus
sérieux. Attenter à ce corps charmant, lui infliger des souffrances
imméritées, cet effort dépassait son courage. Sa petite personne lui
était chère et sacrée; c'était en vérité sa seule religion, et elle s'était
promis d'eu remplir tous les devoirs avec une inviolable fidélité.
Elle se rabattit sur quelque chose de plus facile et de moins
dangereux* Elle résolut de jouer dorénavant le rôle d'un souffre-dou-
leur, d'une triste victime, couronnée d'épines et d'humiliations,
traînant sans cesse ses misères après elle, et de se rendre insuppor-
table pas l'excès de ses abaisaemens volontaires. Une figure impas-
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LA TOME SU CHOQUABD. 47
sible, de longs silences, des attitudes abandonnées et langoureuses, '
des regards éteints, des yeux morts, pas un désir, pas «ne marque
d'impatience ou de tenir à quoi que ce fût, une profonde mdiffô-
renœ à tout, un acquiescement absolu à la volonté des autres, le
sentiment continuel de son néant, parfois un sourire oi se révélait
la louchante résignation d'un cœur navré, des airs de branche bri-
sée par l'orage, de fleur arrachée de sa tige et tombée à terre, qui
se laisse rouler par le vent, voilà ce que les habitans du Choquant
eurent l'agrément de contempler et d'admirer tous les jours* Elle
leor servait ce pkt à chacun de leurs repas, et leur appétit s'en
ressentait. Elle avait commencé par signifier à Anaïs qu'elle n'avait
plus d'ordres k lui donner, que la cuisine ne la regardait plus,
qu'elle ne se mêlait de rien et n'était rien. Bile rendit à sa belle-
mère la clé du cellier, en lui demandant humblement pardon
d'avoir esé d'en servir et la garder pendant plusieurs semaines,
islle lui témoignait en toute occasion des déférences inouïes,
des profondeurs de respect. Un jour, elle se rencontra à la porte
de la ealle à manger avec Mariette, qui s'effaça et fie retira vive-
ment pour lui céder le pas. — Mais comment donc, mademoiselle!
passez devant, lui dit-elle; je sais trop ce que je vous dois*— C'était
la part de M"» Paftiel «et de Mariette. Celle de son mari était de
trouver soir et matin une porte fermée au verrou entre sa femme
et hii.
Il était profondément malheureux, mais l'idée ne lui vint pas de
céder. Il s'accusait d'avoir eu trop de docilité, trop de complai-
sance; il l'avait gâtée par -ses soumissions, et il se disait qu'une
faiblesse de plus compromettrait pour toujours leur* commun ave-
nir, que, de défaite en défaite, son avilissement serait sans remède.
11 ne s'abusait plus sur elle; le& écailles lin étaient subitement tom-
bées des yeux; elle venait de lui apparaître telle qu'elle était, dure,
ingrate, orgueilleuse, 4prement personnelle. Elle lui faisait quel-
quefois l'effet d'un serpent; elle en avait le luisant, les gr&oes ondu-
leuses et prenantes, l'œil qui fascine et le froid qui glace. Il ne
laissait pas de l'adorer: les femmes-eerpens sont celles qu'on adore
le plus. Quand elle passait près de lui, l'effleurant de 9a robe et
affectant de ne pas le voir, il aurait voulu la happer de ses deux
mains comme une proie, la maudire et la caresser, la meurtrir de
ses baisers, l'étoutfer, l'étrangler en l'embrassant. Après avoir
savouré les doocewre de l'amour qui précède la connaissance, ne
veut rien savoir et vit d'illusions, il éprouvait dans toute sa fureur
cet autre amour qui a la vue claire et nette de ce qu'il aime, qui le
juge, le condamne et ne l'en aime pas moins. Aussi souffrait-il
cruellement. Le soir, en contemplant cette porte éternellement fer-
mée, il avait des envies de pleurer ou des rages farouches; s'il se
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48 REVUE DES DEUX MONDES.
fût écouté, il l'eût enfoncée, fait voler en éclats. Mais une voix inté-
rieure lui criait : « Si tu ne te rends pas maître de ton désir et de
ta lâcheté, tu es un homme à jamais perdu. »
Tout casse et tout lasse. Le charme de la tragi-comédie que
jouait Àleth commençait à s'user et ne suffisait plus à sa consola-
tion. Elle sentit le besoin de se procurer quelque autre passe-temps
en sortant un peu de ce maudit Choquard, qu'elle avait pris en
horreur depuis qu'elle désespérait de le gouverner en souveraine
absolue. Il lui parut aussi que le meilleur moyen d'adoucir ses cha-
grins était de soulager son cœur en les racontant à quelqu'un. Après
avoir cherché, çlle se souvint de MUe Bardèche, dont elle s'était sou-
ciée jusqu'alors comme d'un zeste d'orange et qui lui sembla la
seule personne digne de l'écouter, capable de la comprendre. Un
matin, après le déjeuner, elle s'approcha respectueusement de son
mari, à qui elle n'avait pas adressé la parole depuis plus de huit
jours, et lui demanda, sur le ton d'une humilité soumise, la per-
mission de faire une visite au Gratteau. Il pensa qu'elle ouvrait ainsi
la porte à une demi-réconciliation, et il fut si ravi de rentendre le
son de sa voix qu'il lui répondit avec empressement :
— Eh ! tu sais bien que je te permets tout.
Il alla aussitôt atteler lui-même le panier. En entrant dans le
brancard, le poney, qui n'était pas sorti depuis longtemps, donna
des signes d'impatience; le grand air le grisait; il piaffait, trépi-
gnait.
— Il est d'humeur folâtre, dit Robert. Conduis prudemment.
— Eh! bon Dieul répondit-elle en prenant les guides, si je me
cassais la tête en chemin, vous diriez tous : Quelle délivrance!
MUe Bardèche, charmée de cette visite inattendue, reçut Aleth à
bras ouverts. Elle aimait que ses anciennes pensionnaires se sou-
vinssent d'elle et la consultassent dans toutes les circonstances
importantes de leur vie. Aleth épancha ses douleurs dans ce cœur
compatissant. Elle lui conta qu'elle s'était fait de grandes illusions,
qu'elle avait cru trouver le bonheur au Choquard, qu'elle y était la
moins heureuse des femmes, qu'elle n'y avait rencontré personne
qui fût capable de savoir ce qu'elle valait, que ces gens ne lisaient
rien, qu'ils ne sortaient pas du terre-à-terre, que sa belle-mère
était une femme très commune, sans éducation, sans orthographe
et, partant, très jalouse de celle de sa bru, que son mari avait l'es-
prit très positif et l'humeur brusque, un peu sauvage, qu'elle se
sentait profondément isolée, que sa seule ressource contre l'ennui
était de relire constamment ses chers douze cahiers, qui, tout à la
fois, lui rappelaient le temps de son heureuse jeunesse et lui rafraî-
chissaient le souvenir de tant de belles choses qu'elle avait apprises
et qui, hélas t ne lui servaient plus de rien. Ce cas parut fort inté-
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LA FERME DU CHOQUÀRD. 49
ressaut à 1P6 Bardèche; elle ne ménagea ni ses attentions les plus
flatteuses ni ses caresses à cette jeune plante qui, après avoir grandi
dans la serre chaude du Gratteau, se voyait exposée aux rigueurs
d'une température inhumaine.
— Pauvre chère enfant! lui dit-elle en sucrant surabondamment
la tasse de thé qu'elle lui présentait, voilà ce qu'est la vie! Hais ne
me dites pas que les connaissances que vous avez acquises ne vous
servent plus de rien ; vous reconnaissez vous-même qu'elles servent
à vous consoler. Dans quelque situation que le sort nous place, une
instruction solide est un bien précieux. C'est l'ornement de notre
bonheur, c'est le soulagement de nos chagrins. Ce qui les soulage
aussi, ce sont les douceurs de l'amitié. Que n'êtes-vous venue plus
tôt? Je vous aurais donné des conseils, je vous aurais fait du bien.
Cette entrevue fut jugée si agréable, et par la plaignante et par la
consolatrice, qu'on résolut de ne pas s'en tenir là, et on convint
que, chaque samedi, si rien ne s'y opposait, Aleth se rendrait au
Gratteau pour y déjeuner tète à tète avec DP Bardèche.
Elle avait eu le double plaisir d'être écoutée et d'être plainte;
aussi sa visite au Gratteau l'avait mise en goût; elle trouvait que le
samedi suivant était trop lent à venir. Pour s'aider à prendre
patience, elle imagina d'aller confier ses peines à M. Larrazet.
Après avoir été des ennemis jurés, ils étaient devenus d'assez bons
amis. Pendant sa grossesse, elle l'avait vu souvent; il l'avait louée
à plusieurs reprises de son courage, de st patience, lui avait fait
des complimens dont elle gardait un bon souvenir. Le surlendemain,
de fort bonne heure, elle fit atteler, se rendit tout courant à Brie et
arrêta son poney devant la porte du docteur. Il était dans son labo-
ratoire, ayant résolu de consacrer sa matinée à des expériences déli-
cates qui devaient lui fournir des matériaux pour son fameux traité
de toxicologie végétale, et il avait fait défendre sa porte. Mais Aleth
ne se laissait pas facilement éconduire; elle insista, et, tout en
maugréant, il consentit à la recevoir. Il ne voulut pas l'introduire
dans le sanctuaire, parmi les malheureux cochons d'Inde sur les-
quels il opérait. Il ordonna qu'on la fit entrer dans une petite pièce
qui précédait le lieu très saint et dont le mobilier se composait de
deux fauteuils, de quelques tablettes chargées de livres et d'une
table en sapin couverte de nombreuses petites fioles d'apparence
inoffensive; mais il ne faut juger personne sur la mine.
Il lui avança l'un des fauteuils, s'assit dans l'autre, et, en face
d'une cheminée où flambait un bon feu, ils engagèrent l'entretien.
— Expliquez-moi bien vite, ma chère petite dame, lui dit-il, ce
qui me procure l'honneur de votre visite. Seriez- vous malade, par
hasard?
vr. — 1883. *
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50 BEVUE DES DEUX MONDES.
Elle poussa un long soupir et répondit :
— C'est bien pis, monsieur LarraxeU le suis horriblement mal-
heureuse.
Tout surpris, il fut tenté de lui dire que ces sortes de choses ne
le regardaient pas. Mais il était curieux, assez commère, et il n'était
pas fâché que les jolies femmes le prissent pour leur confesseur.
C'était peut-être se confesser au renard; mais ce renard ne donnait
que de bons conseils*
— Vous êtes horriblement malheureuse, dites-vous? Et depuis
quand cela vous a-t-il pris?
Encouragée par l'air de recueillement sympathique avec lequel
il se disposait à l'écouter, elle entama son petit récit, un peu dif-
férent de celui qu'elle avait fait à M06 Bardèche. Il faut servir les
gens selon leurs goûts, et elle avait affaire cette ibis à un auditeur
plus informé et moins crédule. Elle en dit trop cependant, car il
l'interrompit tout à coup en s'écriant :
— Eh I quoi, vous prétendez que votre mari ne vous aime plus,
qu'il vous manque d'égards I Le bruit court dans tout le pays qu'il
est tellement féru de vous que vous en faites tout ce que vous vou-
lez, et on ajoute, passez-moi l'expression, que, dans le ménage,
c'est vous qui portez la culotte.
Elle répliqua d'un ton pincé qu'on se trompait bien, que, grftoe
aux intrigues de sa belle-mère, son mari s'était détaché d'elle. Cette
odieuse belle- mère l'avait prise en aversion, lui suscitait mille
ennuis, mille tracasseries. Elle lui attribua le projet bien arrêté de
la faire mourir à coups d'épingle.
— Je vous accorde, dit-il, que Mmo Paine! n'est pas une femme
commode* Mais là, en conscience, n'avons~nous pas eu nos petits
torts?
Elle se récria, prit le ciel à témoin, déclara avec des airs d'inno-
cente colombe qu'elle avait toujours été accommodante, facile,
qu'elle ne demandait qu'à vivre en paix avec tout le monde.
— Vous fâcherea-vous, reprit-il, si je vous dis toute ma pensée?
J'imagine que nous aimons à commander, que nous avions mis dans
notre jolie tête de gouverner un peu le Choquard* Belle ambition,
ma foil mais pour cela il aurait fallu se Tendre utile et même néces-
saire, et je crains bien que nous n'ayons manqué le coche... Bavez-
vous ce qui a tout perdu? Je m'en prends à ces aimables petits
gants à quatre ou cinq boutons que nous frottons en ce moment
l'un contre l'autre et que, paratt-il, nous ne quittons pas volontiers.
11 est positif que quand on a les mains très blanches, on ne se sou-
cie pas de les gâter; mais il est positif aussi qu'on ne gouverne pas
une ferme avec des gants.
Elle se repentait d'être venue; elle le trouvait désobligeant, dosa-
uigmzea Dy
'ôlv
LA FERME DU CHOQUARD. 51
gréable, cavalier, impertinent, d'un esprit si obtus qu'il ne se dou-
tait pas de ce qu'elle valait :
— Je vous ai raconté mes chagrins, lui dit-elle avec aigreur; je
croyais pouvoir compter sur votre sympathie.
— J'en ai beaueoup, reppit-il en s'inclinant.
— Il n'y parait guère. .. Vous connaissez ma déplorable situa-
tion. Donnez-moi quelque conseil.
— Quand on a eu des déboires, il faut tâcher de les oublier,
reprit l'impitoyable docteur, en se renversant dans son fauteuil et
faisant tourner ses pouces. J'ai connu des hommes très malheureux,
qui avaient réussi à se consoler, l'un en collectionnant les taba-
tières, l'autre les papillons» Un troisième se livrait pour se distraire
à toute sorte de petits calculs, 11 se disait par exemple : « Supposé
que tous les œufs d'esturgeon qui périssent en vertu du combat
pour la vie fussent mis par les soins de la Providence à l'abri de la
destruction, combien faudrait-il de générations d'esturgeons pour
produire une masse de caviar équivaleate au poids de la terre ?.. »
Ce sont là, comme vous voyez, de petits exercices très amusans,
mais ils ne sont pas à votre usage»
Puis, changeant tout à coup d'air et d'attitude, il ajouta sur un
ton paternel :
— Croye&-moL> ma chère enfant, pour être heureux, il faut sor-
tir de soi, tâcher d'aimer quelque chose. Quoique je n'aie guère le
temps de m' occuper de morale, je me rappelle avoir lu dans je ne
sais quel livre que le secret du bonheur comme de la vertu est la
désappropriation. C'est un bien grand mot, aussi profond qu'il est
gros. Malheur à qui n'aime que soi l Et permettez-moi de voua le
dire, je crains bien que vous ne vous aimiez un peu trop.
Mécontente d'être sermonnée, furieuse de n'avoir pas réussi à
l'émouvoir, elle voulut recourir aux grands moyens. Elle se leva
tout d'une pièce et s'écria avec un accent tragique :
— Monsieur Larraaet, puisque vous ne savez pas aider les gens
à vivre, aidez-les du moins à mourir.
— Eh 1 vraiment, en serions-nous là? dit-il en se levant aussi.
— N'en doutez pas. Tout à l'heure, en longeant le cimetière de
MaHly, je me sois surprise à envier de toute mon âme les heureux
qui dorment là sous leur grande pierre et leur petite croix*... Je
vous en conjure, monsieur Larrazet, donnez-moi du poison.
— Permettez, lui dit-il, il y a cette différence entre les assassins
et les médecins que les médecins ne tuent les gens, que sans le
savoir et à leur corps défendant.
Puis, il se souvint de la petite comédie qu'elle avait jouée au Grat-
teau, et il eut envie de la meltre à l'épreuve. Feignant de se raviser :
— Au fait, lui dit-il, pourquoi pas? Regardez un peu par ici.
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62 REVUE DES DEUX MONDES.
Voyez-vous cette table en sapin et tous ces petits flacons?.. Mon
maudit domestique, qui casse tout, en a brisé hier trois ou quatre,
mais ce qu'il en reste suffit pour que vous n'ayez que l'embarras
du choix. Voici de l'acide oxalique, voilà de la belladone, de l'atro-
pine, de la jusquiame, de l'aconit, de la noix vomique... Qu'est
ceci? Ah ! c'est de la conicine ou cicutine ; on entend par là le
principe actif et de nature alcaline des trois espèces de ciguë, de la
cicuta major y de la cicuta virosa et de Yaethusa cynapium, ou
ache des chiens. Si vous buviez vingt gouttes de ce liquide, vous
n'en auriez pas pour longtemps. Peu de minutes après l'ingestion
surviendraient des éblouissemens, des vertiges, une céphalalgie
très aiguô. Vous sentiriez vos jambes flageoler, se dérober sous vous,
et la déglutition deviendrait impossible. Vous auriez de violentes
envies de vomir, mais sans résultat. Votre regard serait fixe et
trouble, mais l'intelligence resterait nette, vous entendriez sans
pouvoir parler. Aux mouvemens spasmodiques, aux contractions
tétaniques succéderait une profonde stupeur. Ce joli corps se refroi-
dirait, cette charmante tête se gonflerait, ces beaux yeux devien-
draient saillans, ces joues mignonnes seraient livides. 11 y a des
cas où la stupeur fait place au délire et à d'horribles convulsions ;
mais qu'il y ait délire ou non, la mort est toujours rapide, et il ne
resterait plus qu'à transporter la gracieuse petite femme que voici
dans ce ravissant cimetière où Ton est si bien pour dormir sous
une grande pierre et une petite croix.
Ce discours l'avait rendue toute pâle, un peu blême, et ce fut
par pure rodomontade qu'elle consentit à prendre cet aimable
petit flacon qu'il lui présentait après l'avoir débouché. Il ne le quit-
tait pas des yeux, il était prêt à le lui arracher des mains. Par un
effort qui lui coûtait, elle l'approcha de son visage, en respira
l'odeur, qui lui parut acre, fort déplaisante, assez semblable à celle
qu'exhale une souris morte. La fiole lui faisait horreur, mais elle
fit la brave. La soulevant en l'air pour la mieux regarder, mais en
réalité pour l'éloigner autant que possible de sa bouche, elle affec-
tait de contempler avec attendrissement ce liquide incolore et hui-
leux. Puis elle se prit à lui parler et à dire :
— Chère petite fiole, que je t'aime ! Tu es le repos, tu es la déli-
vrance. Que ne puis-je te vider d'un seul trait et m'en aller bien
vite dans un monde où il n'y a point de maris oublieux et ingrats,
point de belles-mères acariâtres et jalouses, point de domestiques
insolentes, point de haines, ni d'insultes, ni de misères !
Après ce bel élan lyrique, elle s'empressa de restituer le flacon
au docteur, qui le remit dans le tas. Il riait sous cape, il se disait :
— Quelle comédienne 1 Si jamais celle-là se tue, je déclare que
tout est possible.
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LA FERME DU CHOQUA RD. 53
Cependant, à peine Aleth eut-elle rendu son bien à M. Larrazet,
il lui vint à l'esprit que ce petit flacon serait un accessoire très
utile dans tel drame qu'il lui plairait de jouer :
— Si M. Larrazet, pensait-élle, rapporte à Robert, comme j'y
compte bien, l'entretien que nous venons d'avoir ensemble et s'il
arrivait que, le même jour, Robert entrât dans ma chambre, dont je
rouvrirais la porte pour la circonstance, et y trouvât du poison,
l'épouvante que cette découverte inattendue lui causerait pourrait
bien produire en lui une révolution salutaire.
L'idée lui parut bonne. Mais comment s'y prendre pour ravoir le
flacon? Adossée contre la table en sapin, elle s'avisa de laisser tom-
ber à terre son mouchoir. M. Larrazet se baissa aussitôt pour le
ramasser, opération qui, vu sa corpulence, lui prit un peu plus de
temps qu'à un autre. Ces courts instans furent si bien utilisés par
elle que, sans qu'il s'aperçût de rien, coulant sa main droite der-
rière son dos, elle saisit au hasard une des fioles, qu'elle escamota
de ses doigts mignons et fit disparaître dans la poche de sa robe.
• Quelques minutes après, Aleth roulait rapidement sur la route
de Mailly. La conversation de M. Larrazet, qui lui paraissait beau-
coup moins savoureuse que celle de MUa Bardèche, ne lui avait laissé
que de fâcheux souvenirs; mais elle était enchantée du petit larcin
qu'elle venait de commettre. Chemin faisant, elle tira le flacon de sa
poche et apprit par l'étiquette qu'il contenait comme l'autre de la
conicine. Peut-être était-ce le même, mais que lui importait? Elle
pensa que si le docteur venait à le chercher sans le trouver, il s'en
prendrait à son domestique, qui cassait tout. Elle le remit avec pré-
caution dans sa poche et employa le reste du temps à bâtir dans sa
tête le scénario du petit drame dont elle espérait de si heureux
résultats. Sa tête travaillait et, laissant aller sur sa bonne foi le
poney, qui connaissait le chemin aussi bien que son orageuse mal-
tresse, elle se trouva en vue du Choquard lorsqu'elle s'en croyait
encore bien loin.
En arrivant dans la cour, elle entendit un concert d'aboiemens
furieux. Deux chiens étrangers, dont un basset, y étaient aux prises
avec ceux de la ferme, qui les recevaient de la belle manière. On se
montrait les dents, on cherchait à s'attraper les oreilles. Les deux
intrus, qui avaient du dessous et qui se voyaient menacés d'être
éconduits à grands coups de crocs, s'étaient réfugiés dans les jambes
d'un grand jeune homme en costume de chasseur. Habillé de velours
brun, un chapeau mou sur la tête, le fusil en bandoulière, le car-
nier au côté, le pantalon engagé dans la guêtre, il assistait sans
s'émouvoir à ce grand hourvari. Il disait d'une voix tranquille aux
combattans :
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ih REVUE DES DEUX MONDES.
— Tout beau, mes enfans, vous vous êtes déjà vus Tan dernier.
Comment se fait-il que vous ne vous reconnaissiez pas?
Cette froide éloquence ne produisait aucun effet. Il fallut, pour
calmer la tempête, que Robert, attiré par le bruit, vint mettre le
holà. Caressant les uns, grondant les autres, il apaisa les esprits
échauffés; on lui promit non de s'aimer, mais de se tolérer jusqu'à
nouvel ordre. Au même instant, il aperçut Aleth, qui venait de des-
cendre de voiture. 11 se tourna vers le chasseur et lui dit :
— Monsieur le marquis, je n'ai pas besoin de vous présenter ma
femme.
Le marquis s'inclina respectueusement devant elle, et de son côté
elle le salua du bout du menton. Quoiqu'elle l'eût vu de près et
pendant plusieurs heures le jour de son mariage, elle le reconnais-
sait à peine ; dans ce jour de triomphe, elle n'avait vu personne. Elle
reconnut plus facilement le basset ; elle avait eu le plaisir de le ren-
contrer dans le moulin du Rougeau.
Le marquis Raoul, comme on sait, louait la chasse du Ghoquard.
L'année précédente, il y avait fait, en nombreuse compagnie, un
grand massacre de lièvres et de perdreaux; mais,. couvant une ran-
cune dont il ne parlait à personne, il n'avait fait que traverser la
ferme sans s'y arrêter. Cette année, le vent ayant sauté, ou pour
mieux direr la curiosité ayant prévalu sur la rancune, il avait eu
soin d'annoncer à Robert qu'il ouvrirait la chasse seul avec ses deux
chiens, et il l'avait engagé à se mettre de la partie. Fort occupé,
Robert avait décliné l'invitation ; mais ne voulant pas être en reste
de politesse, il avait retenu le marquis à déjeuner, et le marquis ne
s'était point fait prier.
Vu la circonstance, Mm* Paluel avait mis elle-même la main à la
pâte, et le déjeuner fut exquis. Malgré son grand détachement des
plaisirs de ce monde, qu'il avait depuis longtemps épuisés, le mar-
quis mangea beaucoup et but sec. Il fit honneur aux omelettes dorées
de M™ Paluel, à ses andouillettes croustillantes, à ses saucisses au
vin blanc, à ses côtelettes panées, à son merveilleux fromage à la
crème. Il fit honneur aussi au médoc, déclara que c'était du vin de
propriétaire, qu'il fallait venir au Choquard pour y boire de vrai
bordeaux. Jusqu'au bout, il fut très aimable avec Mme Paluel, très
empressé à l'égard de Robert, à qui, selon sa coutume, il rappela
leurs communes aventures de jeunesse dans le bois de la Roseraie.
Tout en causant et sans en avoir l'air, il s'occupait beaucoup de la
silencieuse Aleth, tout à fait absente de la conversation, et qui par
iofitans semblait convertie en statue. Il observait son peu d'appé-
tit, ses manières compassées, le nuage de mélancolie qui pesait
sur son front, certains regards qu'elle adressait à sa belle-mère,
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LA FERME BU CHOQUARD. 55
les froideurs marquées qu'elle avait pour son mari. — Oh ! oh! pen-
sait-il, on ne s'entend plus, à ce qu'il parait; hier ou avant-hier,
il y a eu quelque scène. On n'est pourtant marié que depuis dix-
huit mois.
Sur la fin du repas, il entama le chapitre des élections, qui
devaient se faire l'année suivante. Il s'ouvrit à Robert de ses pro-
jets, de ses espérances; il lui insinua qu'il se permettait de compter
sur lui, qu'il attendait beaucoup de son assistance. A son vif regret,
Robert se tint sur la réserve, lui répondit que le député en posses-
sion était solidement assis et n'entendait pas céder la place, qu'il
l'engageait à reporter ses vues sur un autre arrondissement. Il
ajouta qu'il ne se mêlait guère de politique, que les comités électo-
raux étaient composés de politiciens de profession, dont les opinions
n'étaient pas les siennes. — La France, dit-il en souriant, est un
pays bleu gouverné par des comités rouges. Pour acquérir de l'in-
fluence, il faut forcer la note, et je craindrais de me gâter la voix. —
Très contrarié, un peu piqué, Raoul sut dissimuler son dépit, et
quand on servit le café et le cognac, il affirma de plus belle qu'il
fallait déjeuner au Choquard pour savoir ce que c'était que de vrai
cognac et de vrai café.
Bientôt «près, il se leva pour aHer Tetrouver ses chiens et ses
perdrix. Tout le monde, hormis l'indifférente Àleth, le reconduisit
jusqu'à la porte de la cour.€omme elle se disposait à quitter à son
tour la salle à manger et à regagner sa chambre, il reparut tout à
coup; fl venait chercher sa carnassière qu'il avait oubliée. Elle sor-
tant, lui «rentrant, ils se rencontrèrent sur le seuil, nez à nez, lace
à lace. 11 inclina légèrement sa grande taille pour examiner de près
les yeux de cette rousse. Il attachait sur elle un de ces regards qui
en moins d'une seconde font le tour d'une femme, de ce qu'on en
voit et de ce qu'on n'en voit pas, qui la fouillent, la jaugent, la pèsent,
la soupèsent et signifient : « Combien vaut-elle T Et serait-elle facile
à avoir? »
La brmalhô de ce regard révolta Àleth, la lit rougir de colère.
EHe recala de deux pas, fronça le sourcil; sa figure disait claire-
ment qu'Àlefh Guépie n'admettait pas qu'un marquis lui manquât de
respect. Il comprit, fit le plongeon.' EHe lui livra passage pour qu'il
allât reprendre son carnier. Quand il retourna la tête, cette rousse
n'était plus là.
Victor Cherbuliez.
(la quatrièm partit nu prochain fP.)
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UN
SECTAIRE RUSSE
A l'exposition de l'académie de Saint-Pétersbourg, on remarquait
l'année dernière plusieurs portraits signés par un jeune peintre.
H. Riépine. Us témoignaient d'un talent singulièrement vigoureux et
avaient d'autant plus de succès qu'ils répondaient mieux au goût
actuel du public russe en art comme en littérature : un sujet doulou-
reux et commun, vu avec pitié, rendu avec une énergie brutale*
Un de ces portraits représentait un paysan, la figure qu'on ren-
contre sur le seuil de chaque cabane; un petit homme d'une cin-
quantaine d'années, au visage maigre, chétif, avec de longs che-
veux d'un blond roux tombant sur les tempes, une barbe rare, des
yeux gris intérieurs, tranquilles, un peu voilés; n'eût été le sourire
assez fin, un sourire de bonhomie peinée et d'une certaine malice
qui plissait les coins très accusés de la bouche, on eût pu sanctifier
ce portrait avec l'auréole, la chape en filigrane de vermeil, et l'ac-
crocher indifféremment à quelque iconostase à la place d'un des
innombrables bienheureux du moyen âge russe; le type est le
même ; on a vu cent fois sur les icônes cette expression faite de sen-
timent plus que de pensée, méditative pourtant, comme est l'ex-
pression de tous les primitifs, de tous les Orientaux, alors même
qu'ils ne méditent jamais. — L'angle supérieur du tableau portait
cette indication : Sutaief, le sectaire de Tver.
Qui était ce personnage ônigmatique? La plupart des visiteurs de
l'académie eussent été aussi embarrassés de répondre à cette ques-
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CN SECTAIRE RUSSE. 57
tion que vous le serez, vous, lecteur français. Distraits ou terrifiés
par les catastrophes bruyantes du drame politique, les Russes négli-
gent trop souvent d'étudier le sourd travail de la conscience popu-
laire; devant les phénomènes de l'histoire, nous sommes tous
comme les bonnes femmes sous l'orage : elles se signent quand la
foudre tonne et non quand l'éclair luit, ignorant que seul il cause
le fracas et porte le péril. — Cette fois, du moins, un esprit atten-
tif s'est chargé de satisfaire notre curiosité. M. Prougavine, l'au-
teur de recherches patientes sur le mouvement religieux, a publié
dans une revue de Moscou, la Pensée russe (1), une suite d'articles
sur la personnalité, les idées et l'action du « sectaire de Tver. »
L'écrivaïn moscovite est allé s'établir au village; il a vécu plusieurs
semaines dans l'intimité de son héros; il nous rapporte, avec les
confessions détaillées de ce dernier, l'enquête contradictoire pour-
suivie dans le pays. J'ai pris un vif intérêt à cette enquête : je vou-
drais la résumer ici.
Gens d'Occident, gens affairés par la vie moderne, c'est peut-être
beaucoup de vous demander une heure pour descendre dans
l'humble petite âme d'un paysan de Russie. Essoufflés à courir
derrière ce siècle, qui multiplie les idées et les intérêts au-delà des
puissances de notre cerveau, nous n'avons plus ni attention, ni loi-
sir, ni silence pour écouter ce que l'âme murmure de confus et de
mystérieux. On nous dit d'ailleurs, on nous le dit tous les jours et
de partout : « Le problème religieux appartient désormais aux
archéologues; ce qui a tant pesé dans le passé de l'homme ne
pèsera plus dans son avenir, et dans cet avenir mieux réglé, l'im-
prévu divin n'entrera plus au compte général des affaires humaines. »
J'acquiers une conviction tout autre en regardant l'histoire tisser sa
vieille trame, toujours avec les mêmes fils, dans ce coin du monde
où je l'observe. Pour un esprit sans préventions, le malaise spiri-
tuel domine, engendre et caractérise tous les malaises sociaux et
politiques de la Russie. L'évolution religieuse, c'est-à-dire l'opéra-
tion de l'idéal dans les âmes simples, les transformations et les exi-
gences de cet idéal, voilà la source cachée d'où sortiront toujours
les révolutions et les progrès, le large flot des faits sensibles dont
nous écoutons le bruit sans nous enquérir de sa source. Qui croit
cela peut se passionner en étudiant la pensée enfantine d'un pauvre
moujik ; ne contient-elle pas en germe les vastes conséquences qui
s'appelleront plus tard l'histoire et feront grand éclat dans le monde?
Cette étude offre un autre intérêt, le plus vif que puissent goûter
les curieux du passé; elle fait revivre devant l'observateur de nos
(i) Âlichouschie i jajdouschie pravdi, par C. A. Prougavine, Rousskala Mouisl,
livraisons d'octobre et décembre 1881, janvier 1&82.
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58 REVUE DES DEUX MONDES.
jours ce qu'il n'avait vu que dans les livres, décoloré et mort, l'état
intime des sociétés et des âmes à certaines époques déjà lointaines,
mais capitales, dans la marche de la civilisation. Des plantes sèches
de l'herbier historique s'animent, refleurissent, reprennent sève et
parfum, pour peu qu'on les replace un moment dans un terrain
qui en porte de toutes semblables. Mais qu est-il besoin d'intéres-
ser ici le politique et l'érudit? Il suffit que l'homme y trouve le plus,
attachant des drames , celui qui l'émeut plus sûrement que les
combinaisons savantes des tragédies; l'angoisse d'une conscience
cherchant sa voie, criant d'instinct vers la justice et la vérité; l'ef-
fort, gauche et ridicule parfois, sublime néanmoins et inexplicable
à jamais, d'une âme qui s'éveille spontanément, ranime à tâtons
une clarté tremblante pour dissiper la nuit où elle se meut,
cherche à cette lumière le mot de la vie et découvre que ce mot
est : amour.
I.
Quand on entre dans la cathédrale d'Isaac, on est dans la nuit;
mal éclairé par les baies supérieures, l'imposant vaisseau n'est que
ténèbres.. Les portes du choeur s' entrouvrent; un Ilot de lumière
descend d'un grand christ peint sur le vitrail de l'abside d'où
F église reçoit tout son jour; la figure semble seule illuminer la
nuit du temple, et le regard s'attache involontairement à cettenéte.
Elle n'a pas l'expression de sérénité que les peintres d'Occident ont
donnée au Fils de l'homme ; maigre, pâle, ardent, avec un égarement
divin dans les yeux, le Christ slave trahit je ne sais quelle angoisse
humaine, je ne sais quel rêve inachevé, celui d'un dieu mécontent
de sa divinité* Pour lui, tout n'est pas consommé; il n'a pas dit la
parole suprême; c'est bien le dieu d'un peuple qui cherche sa voie,
et il traduit fidèlement Finquiétude de son peuple. — On n'ignore
pas que, sous les dehors majestueux de l'église officielle, la con-
science russe est déchirée par de grands troubles ; ceux qui ont lu
les belles études de M. Leroy-Beau lieu savent que beaucoup d'âmes
quittent cette église, non pas, comme chez nous, pour sombrer
dans l'indifférence, mais pour chercher la foi dans des sectes diverses.
Ces dissidens vont se jeter dans deux courans bien distincts, suivant
la pente de l'esprit de chacun ; chez les uns, l'esprit byzantin persiste,
l'imagination scolastique travaille {dus que la raison et le cœur; sor-
tis de l'église, ils retournent sur leurs pas» vont au raskol, aux gens
du vieux rite ; ou bien ils créent des sectes sauvages, folles, dignes
des hérésiarques du bas-empire, telles que les skoplzi (eunuques)
et les fouetteurs. Chez les autres, l'esprit protestant prend le des-
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W SECTAIBS BISSE. 59
sus, 1e libre eximen porte ses fruits naturels; ceux-ci yont aux
sectes éiragétiquee, le plus souvent empruntées à leurs voisins
d'Allemagne, puis modifiées et multipliées à l'infini sur la terre
russe : stundistes, molokanes, chrétiens-spirituels, et tant d'au-
tres. Au point de Tue philosophique, il y a peu de différence entre
le raskolnik et le croyant de l'église établie; tous deux sont des
traditionnels, des esprits de même race, soucieux ayant tout de
croire et de faire te qu'on a toujours cru et fait avant eux, s'en
remettant du soin de leur âme à l'autorité des conciles, des pères,
de tel patriarche; ils sont d'accord sur ce grand point que la
doctrine est A jamais fixée, seulement les plus raffinés la prennent
de phis haut et reprochent aux autres d'avoir varié. Une récon-
ciliation entre ces frères ennemis n'aurait rien d'impossible ; un
abîme les sépare des esprits du second groupe. Ceux-ci sont éman-
cipés de toute tradition; ils tiennent pour les lumières indivi-
duelles, pour la végétation indéfinie de l'arbre évangélique; le
livre saint interprété par un cœur droit, telle est la règle com-
mune de leurs sectes; quelques-unes d'entre elles, comme les
molokanes^ donnent l'exemple de la plus pure, de la plus vertueuse
des associations humaines. — De ces courans opposés quel est
celui qui l'emportera dans l'avenir, qui correspond le mieux aux
exigences intimes de l'esprit russe? Pour résoudre cette question
d'an si haut intérêt, il fondrait avant tout pouvoir étudier le travail
de quelques âmes russes sur elles-mêmes, comme le savant étudie
dans son laboratoire la substance dont il veut connaître les proprié-
tés; il l'isole, il la regarde agir, se dissoudre ou se cristalliser sui-
vant ses lois naturelles. Il faudrait surprendre la conscience popu-
laire 4 l'œuvre en dehors de toute action étrangère, dans un milieu
purement russe, au noment d'un éveil spirituel tout spontané.
Le succès grandissant des sectes protestantes n'est pas probant;
dans les provinces où elles fleurissent, des colons allemands en ont
apporté le germe, les populations indigènes ont été sollicitées vers
leurs doctrines par l'attraction d'une culture supérieure. — Où
trouver ces sujets d'étude que nous cherchons? M. Prougavine va
nous le6 montrer, satisfaisant à toutes les conditions que j'exigeais
plus haut; ils nous diront eux-mêmes ce que veut leur âme libre-
ment consultée.
En 1880, le Messager de Tver annonçait l'apparition, dans le dis-
trict de Novo-Torjok, d'une nouvelle secte fondée par un paysan
du village de Chévélino, Yassili Sutaïef. Au dire de la feuille admi-
nistrative, les sectateurs de cette hérésie damnable étaient des
rationalistes; ils semblaient se rattacher au stundisme, rejetaient
la liturgie et le clergé orthodoxe, les images, les sacremens; ils
refusaient le service militaire et le serment, tenaient tous les hommes
60 REVUE DES DEUX MONDES.
pour frères sans distinction de communion et mettaient les biens
en commun. Peu de mois après, un journal de Pétersbourg insé-
rait une correspondance de Tver où revenait le nom de Vassili
Sutaïef : sur une dénonciation du prêtre de la paroisse, le tribunal
local avait fait comparaître ce paysan, qui s'était refusé à laisser
baptiser son petit-fils. Après ces deux indications assez vagues, le
nom de Sutaïef n'avait plus reparu dans la presse; nul n'avait fait
attention à ce fait divers] les correspondances en apportent chaque
jour de semblables des fonds inconnus delà province russe; la capi-
tale les écoute d'une oreille distraite, habituée, comme les gens
de Naples écoutent des bruits souterrains qui viennent on ne
sait d'où. L'écrivain de la Pensée russe, relevant un document
nouveau pour ses études, résolut de procéder lui-même à une
enquête; il partit pour Tver durant l'été de 1881 et s'achemina
vers le district de Torjok. Laissons-le consulter les autorités du pays
et tâchons de comprendre ce qu'est ce pays, comment il doit former
ses enfans : la créature humaine signifie bien peu si on l'abstrait du
milieu où elle vit; pour savoir ce qu'un homme pense, c'est-à-dire
comment il regarde avec les yeux de l'esprit, l'observateur doit se
placer au point d'où cet homme regarde.
Citadin de nos villes, campagnard de Normandie ou de Touraine,
voulez-vous, pouvez-vous quitter une heure le monde intellectuel
où vous ont établi les mille causes qui pétrissent votre âme à son
insu? Votre plus fugitive pensée est la résultante de ces mille causes:
une nature et un climat modérés, une terre maîtrisée par un travail
acharné, façonnée au gré de vos goûts et de vos besoins, un dépôt
séculaire, lentement accru, de connaissances, d'améliorations maté-
rielles et sociales, une église et un état particuliers à votre génie,
une suite de révolutions historiques, des droits achetés par d'âpres
luttes, une vie relativement aisée et douce, une atmosphère où les
idées circulent nombreuses et rapides, en un mot, tous les agens
patiens qui vous font à toute heure ce que vous êtes. — Tout autre
est le monde où je vous conduis, dans ces cantons de la Russie sep-
tentrionale qui vont des sources du Volga à la Mer-Blanche. La nature
et le climat du Nord : un ciel triste, implacable ; une terre sauvage,
à peine domestiquée, si je puis dire, échappant sur d'immenses
étendues aux prises de l'homme, l'accablant de sa puissance élémen-
taire; plate ou faiblement ondulée, cette terre aux horizons fuyans
rappelle la mer, et, comme elle, écrase et disperse la pensée. À
perte de vue, sur les croupes basses, noircissent des forêts de sapins
ou des taillis de bouleaux, pâles et rabougris ; dans les replis, des
landes buissonneuses de genévriers , et d'épines, des champs de
bruyères et d'airelles; des marais, toujours des marais, un solde
mousse, élastique et spongieux, qui trompe le regard, se dérobe
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UN SECTAIRE RUSSE. Cl
sous le pied. Dans les fonds, de grands lacs solitaires ; des rivières
en sortent, se perdent parmi les herbages, ou cheminent lentement
entre leurs berges de glaise, dans des lits changeans; elles-mêmes
se plient àla loi commune de ce paysage, où rien n'est fixe, ordonné,
où tout est confus, arbitraire. Il semble que cette extrémité de la
planète n'ait pas entendu la première parole de la création, celle
qui sépara les masses liquides des masses solides et démêla le chaos;
souvent l'eau tient lieu de tuf; la roche, signe de force et d'antiquité,
n'affleure nulle part ; seulement des blocs erratiques, parlant de
cataclysmes, de hasards violens; comme un corps sans ossature, la
terre sans granit manque en quelque sorte de maintien. Sur de vastes
espaces, aucun de ces indices de la vie qui réjouissent le cœur, de
ces traces du travail humain qui lui donnent confiance : là même
où il apparaît, le témoignage de l'homme n'a pas plus que l'accident
naturel cette énergie, ce je ne sais quoi de solide et de varié qui fixe
la pensée, l'habitue aux contours précis et aux mesures exactes ;
ni un mur, ni une haie vive, ni une maison de pierre, ni une ruine
du vieux temps, pas une fontaine, pas un ponceau. Voici pourtant,
de rare en rare, une route équivoque ; de maigres champs de seigle
ou d'avoine se cherchent, timides, comme peu sûrs de leur droit à
empiéter sur les halliers et les marécages ; ils annoncent un village,
un hameau le plus souvent : au penchant d'un pré, semés au hasard,
des hangars en clayonnage, des cabanes noires, petits cubes en troncs
de sapins, recouverts de paille ou de bardeaux; une porte, deux
fenêtres de 2 pieds carrés ; à l'intérieur de la pauvre isba, deux
pièces, quelques bancs, le large poêle sur lequel couche la famille
en hiver. Car le triste tableau qui a passé devant nous, c'est Tété
pourtant, c'est l'animation et la variété relatives ; vienne la neige,
cinq mois, six quelquefois, l'uniforme linceul va tout eflacer : sur
l'horizon gris, qui se rejoint aux brumes du ciel par une soudure
imperceptible, U n'y a plus un relief, une forme vive, où le regard
et la pensée de l'homme puissent se prendre, se poser. Rien ne lui
est spectacle ni indication, rien ne lui promet secours ni certitude,
son traîneau glissera à l'aventure, sur des plaines pareilles, sans
repère, sans choc, sans bruit. — Pauvre terre pâle, ses fils diront
que je l'ai peinte trop maussade, que je n'ai pas su respirer son
parfum amer; ce sera injure imméritée ; nous sommes d'un monde
qui se console de vieillir avec les travaux moroses de la raison, qui
regarde froidement la vie pour s'en expliquer les phénomènes ; mais
quand, dans l'éternel va-et-vient de l'inconséquence humaine, ce
souci de comprendre quitte notre âme et la rend à ses instincts pre-
miers, ah! nous sentons bien comme on peut l'aimer, cette terre,
dans la sauvage nudité de sa jeunesse ; si la charrue n'y a mis que
peu de rides, la main de l'homme n'y a pas effacé l'empreinte de
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62 REVUE DES DEUX. MONDES.
la main du Créateur ; elle garde l'attrait des grandes tristesses, le
plus puissant peut-être, parce que le plus heureux d'entre nous
pleure dans le meilleur de son âme je ne sais quelle chose perdue
qu'il n'a jamais connue. Terre neuve, effrénée et vague, cornue les
en£ans faits à «a ressemblance, comme leur cœur et leur langage,
elle ne raconte pas les histoires curieuses que savent dire les
vieilles terres : elle & pour toute parole une plainte mélancolique,
comme la mer, la musique et la douleur.
Entrons dans les chaumières noires, basses, sur le pré : nulle
d'entre elles ne se distingue de sa voisine; ainsi de leurs habitans,
identiques par le vêtement et la physionomie ; un sayon de bure,
des sandales en écorce de bouleau, une peau de mouton en hiver;
sur les visages, l'expression des primitifs, simple, douce, étonnée,
telle qu'elle est fidèlement rendue par les sculptures de nos plus
vieilles cathédrales. Quand ces hommes ont mené paître leur trou-
peau et arraché à la terre le pain noir dont ils vivent, que restera-
t-il dans leur existence pour les rapports sociaux, pour la plus
humble végétation de l'esprit et du sentiment? L'école est rare, une
de loin en loin, inaccessible l'hiver, et au printemps, quand débor-
dent les rivières; l'été,* les petits bras de l'enfant comptent déjà au
travail; si par fortune l'école le prend, c'est pendant quelques mois
durant trois années, de sept à dix ans. Après, son esprit retombe
en friche, ce sera miracle s'il se sourient de l'alphabet entrevu.
L'église est rare aussi : il faut plusieurs villages pour former une
paroisse ; souvent elles brillent à bien des verstes, la croix dorée et
la coupole d'étain qui désignent la maison de Dieu, une maison de
boas comme les autres. On s'y achemine pourtant, dans la belle sai-
son, le dimanche ; on entre ; invisible derrière des cloisons dorées
et des voiles, un prêtre chante un long office en slavon ; si proche
qu'elle soit de l'idiome moderne, la langue ecclésiastique n'est
guère plus accessible à un illettré que notre rituel latin à un paysan
d'Italie. A celui-ci du moins un homme, un frère, dira dans le lan-
gage familier quelque chose de l'évangile, quelques mots de con-
solation et de miséricorde, avec les bonnes intonations naturelles
de la voix humaine. Le moujik n'entend rien de pareil; unique-
ment la psalmodie hiératique, qui peut charmer l'oreille, mais ne
répond pas aux besoins toujours nouveaux du cœur. Au cours de
ces mystères, qu'il révère par habitude et dont le sens lui échappe,
le fidèle dépense sa dévotion en signes de croix, en prosternations,
en baisemens prodigués aux revêtemens de vermeil des icônes et
des reliques. Si c'est le temps de Pâques, il s'approche des
sacremens, comme le veulent la loi civile et la coutume, paie
son dû, et s'éloigne avec le sentiment mi-partie satisfait, mi-partie
pénible, qu'il éprouve, d'autre part, quand il a retiré son passeport
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UN SECTAIRE RUSSE. 6J
au bureau de police, rempli un devoir, assuré sa sécurité, mais
déboursé de son argent. Après toutes ces observances matérielles,
rien n'a renouvelé et assaini son être moral. Entre le prêtre qui
chante et lui aucun lien spirituel; c'est un fonctionnaire de la com-
mune, et comme tous les fonctionnaires, celui-ci représente avant
tout aux yeux du paysan une des nombreuses incarnations du col-
lecteur d'impôts. Quand ce pasteur apparaît de loin en loin chez ses
ouailles, on ferme la porte, on se dérobe : on sait qu'il vient pour
demander de l'argent. Trop souvent on le méprise, lui voyant les
mêmes soucis qu'au pauvre monde, la même peine sur la glèbe,
parfois les mêmes vices grossiers.
Ainsi, dans l'ordre spirituel, nul appui pour le paysan. Trouvera-
t-U cet appui dans l'ordre temporel, chez ceux qui l'entourent ou
l'administrent? Ceux qui l'entourent? Des misérables comme lui;
c'est à peine si l'on compterait à cent verstes à la ronde trois ou
quatre privilégiés de la fortune et de l'intelligence, qui ne s'inquiè-
tent guère de descendre dans l'âme du peuple. Ceux qui l'adminis-
trent? Ses rapports avec l'administration sont ceux de contribuable
à percepteur; elle ne se manifeste que pour prélever les divers
impôts qui lui enlèvent jusqu'à 50 pour 100 du produit de la
terre. Par suite d'une organisation communale défectueuse qui
isole légalement le paysan, rien de semblable aux relations de con-
fiance et de bon conseil, si habituelles chez nous entre le campa-
gnard honnête et son maire, son juge de paix, son conseiller-géné-
ral; autrefois ces relations existaient souvent de serf à seigneur;
aujourd'hui plus rien que le redoutable ispravnik (1) avec son arbi-
traire quelquefois intéressé. Par la force et la faute des siècles, mal-
gré les bonnes intentions d'en haut, le peuple russe vit dans l'arbi-
traire d'en bas, il ne peut faire un mouvement sans s'y embourber,
comme dans l'eau de ses marais ; il en a certes la longue habitude,
et pourtant cet arbitraire blesse toujours un instinct d'équité, tombé
dans son esprit Dieu sait d'où, mais vhrace et sensible.
({) C'est le premier et souvent le seul administrateur du district ; un chef de
police qui a quelques-unes des attributions d'un sous-préfet et le devoir de Caire
rentrer l'impôt. On m'accusera peut-être en Russie d'avoir noirci à plaisir ce tableau;
on objectera avec raison que les progrès matériels et moraux des dernières années
ont adouci bien des traits, multiplié les communications, développé l'agriculture,
Téformê l'esprit administratif, etc.. Le district de Torjok, en particulier, est mainte-
nant traversé par un chemin de fer qui en modifie rapidement l'aspect. Je prie mes
contradicteurs d'entrer dans ma pensée : j'ai voulu peindre les conditions dans les-
quelles la race s'est formée et maintenue jusqu'à la génération contemporaine; le
tableau, qui est encore vrai pour maint endroit, l'était pour tout le Nord il y a peu
d'années, et cela depuis des siècles. C'est ce qu'il importait d'établir. L'influence des
améliorations actuelles sur la direction des idées populaires ne se fera sentir, comme
toujours en pareil cas, que dans la génération à venir.
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64 BEVUE DES DEUX MONDES.
Vous le voyez maintenant, ce paysan, dans son dénûment maté-
riel et moral, refoulé, tourné vers le triste par les influences du
milieu physique et social. L'hiver Ta enfermé dans la solitude de sa
cabane. Que fait-il? que pense-t-il? Rien ou peu de chose. Son esprit
inculte erre dans un jour crépusculaire. Il ressasse ses souffrances
et le vague rôve d'il ne sait quel avenir meilleur. Si obscure
que soit une âme, elle nourrit deux lueurs qui ne s'éteignent jamais
tout à fait : la réflexion et l'espérance. D'ailleurs plus d'un a passé
par l'armée, a été aux grandes villes se louer pour quelque métier;
certains ont encore assez de science pour déchiffrer un livre. —
Quel livre? À coup sûr le seul qui pénètre en de pareilles retraites,
le Livre, la Bible, ou tout au moins l'évangile. Le moujik lit : son-
gez-y encore, ce mot ne désigne pas pour lui la même opération
que pour vous, qui parcourez ce feuillet d'un regard rapide. Il lit
lentement, il épèle les mots; chaque ligne, chaque page lui est une
rude conquête, il la recommence vingt fois, et le mot et l'idée se
gravent d'autant plus profonds dans son cerveau vide qu'il lui a
fallu plus de peine pour les conquérir. Après de longues heures de
ce travail, un jour se lève dans la nuit de cette âme; émerveillée,
elle s'éprend de ce monde nouveau où tout lui parle de justice,
d'amour, de fraternité. Chaque leçon, chaque parabole s'appliquent
à sa condition, pénètrent au vif de ses désirs et de ses peines; des
faibles persécutés, des humbles glorifiés, des pêcheurs qui chan-
gent le monde, des publicains qui rendent gorge, des juges prévari-
cateurs qui n'osent plus juger. Le lecteur poursuit, passe aux Actes
des apôtres, et voit avec admiration la société de son rêve paysan,
de braves petites gens en communauté, secourables les uns aux
autres, se gouvernant dans l'amour et la justice, sans intervention
du dehors, sans mécanisme dur et compliqué. Et ceci n'est pas un
conte, c'est le livre saint qu'on lui a appris dès l'enfance à révérer
sur parole, à chaque mot duquel il faut croire sous peine du salut.
Quelle vision, ce monde idéal, pour le malheureux que le monde
réel opprime et blesse à chaque mouvement ! Il y comprend tout,
mais autrement que nous. Quelque liberté d'esprit que nous appor-
tions à la lecture de ce livre, il sera toujours enveloppé pour nous
dans le commentaire que lui font dix-huit siècles d'histoire, l'inter-
prétation reçue d'abord de l'orthodoxie, la réaction de la critique
pulvérisant le texte ou lui insufflant une vie factice. Cet homme qui
l'aborde avec son âme neuve voit dans l'évangile ce qu'il renferme
en réalité : un code de morale sublime et complet à l'usage des
cœurs simples. Il l'entend dans les dispositions où étaient ses pareils,
Simon et André, en quittant leurs filets; la lettre lui est sacrée et
lui suffit, elle s'adapte à sa conception de l'univers, il n'a nul besoin
d'en solliciter l'esprit pour la plier aux exigences d'une civilisa-
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UN SECTAIRE BUSSE. 65
tion complexe, construite au-dessus de lui et bien en dehors de ses
notions. Par ses instincts de race, ses mœurs et ses institutions
patriarcales, le Slave est sociétaire, je ne voudrais pas dire socia-
liste; la communauté des premiers chrétiens lui apparaît comme
une organisation modèle. Surtout il est idéaliste, comme toutes les
races du Nord, les gens des brumes flottantes et de la longue nuit
qui replie l'âme sur elle-même; voici son idéal trouvé. Il le com-
pare à toutes les perversions de la vie réelle, il prend celle-ci en
haine, il s'attache à l'idéal avec la logique absolue des enfans ; et
voilà comment, dans plus d'une chaumière russe, des cœurs s'échauf-
fent lentement qui peuvent rendre à nos yeux surpris ces apôtres,
ces martyrs, ces voyans que nos esprits modérés et assouplis ont
peine à concevoir dans les vieilles histoires. Je n'ai pas fait d'hypo-
thèses dans les lignes qui précèdent; c'est ainsi que naissent chaque
jour, au fond des villages les plus reculés de Russie, ces sectaires
que nous étudions et dont Sutaïef va nous offrir un type achevé.
Mettons-nous à sa recherche avec M. Prougavine; mais d'abord,
pour sonder jusqu'au fond l'ignorance crédule de ces paysans, écou-
tons leurs conversations au sujet du visiteur mystérieux qui apparaît
dans leurs hameaux ; je lui laisse la parole et la responsabilité de
ce qui suit.
Ht
... Je m'établis à Poviède. Mon apparition dans le village devait
naturellement provoquer parmi les paysans des rumeurs de mille
sortes, des conjectures et des allégations variées. Évidemment tous
étaient persuadés qu'il fallait voir dans ma personne une nouvelle
« autorité. » Cela ne faisait doute pour aucun. Mais quelle a auto-
rité ? » Il était clair que ce n'était ni un juge de paix, ni un magis-
trat instructeur, ni un commissaire, ni un ispravnik, ni un membre du
zemstvo, ni un docteur. Qui donc? Les paysans s'y perdaient, ils se
cassaient la tête et formaient les hypothèses les plus invraisemblables
sur le but de mon séjour à Poviède.
« Il s'informe de tout, il questionne sur tout, il met son nez par-
tout; qu'est-ce que cela veut dire? Drôle de chose 1 — Cest qu'il est
envoyé par l'autorité. — On dit comme cela qu'il vient de Piter (i). —
C'est un reviseur, à coup sûr. — A Chévélino, ils disent qu'il a inscrit
le bétail : combien de vaches, combien de chevaux, de brebis, jus-
qu'au dernier porc. — C'est clair alors, c'est pour une contribution,
(1) Abrériation populaire pour désigner la capitale, Saint-Pétersbourg.
i lv. — 1883. 5
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66 REVUE DBS fiEUX MONDES.
en va augmenter l'impôt — Et il écrit, il écrit, sans arrêter... — Lb
starchin* (1) dit qu'il est veau pour l'affaire de k nouvelle foi. —
Qu'est-ce qu'on sait ? Voi*-tu, frère, il y a de ces individus qui voyagent
en secret, qui s'informent; personne ne comprend rien à leurs façons.
— Oui, ils inspectent si les choses sont en ordre, ils regardent tout.
— Et peut-être qu'il est envoyé tout émit par le tear pour examiner
comment sont les moigjks, s'ils ont besoin de quelque diose, s'ils ne
pàt'<ssent pas de quelque injustice, et le reste... •
Cette dernière hypothèse vint à l'esprit d'un grand nombre. La majo-
rité se rendit k l'avis que le personnage mystérieux ne pouvait être
qu'un envoyé du tsar. Ces imaginations étranges s'expliquent par l'at-
tente vague, les espérances qui vivent et cheminent dans notre peuple.
Dans beaucoup d'endroits, le peuple compte que le tsar enverra, — et
certainement en secret, — des hommes de sa confiance pour s'infor-
mer du sort des paysans, de leurs souffrances et de leurs besoins, en
un mot, pour « connaître toute la vérité. » Parfois les paysans font
montre de ces espérances ouvertement. Un jour, en rentrant à Ponriède,
je vis un vieillard qui bêchait dans un champ près de la route quitter
son travail et venir à ma rencontre. Nous échangeâmes le bonjour :
« Je voudrais te dire deux mots, fit le moujik, s'arrêtent. — Qu'y a~t-il?
— Mais, voilà, c'est justement au sujet de ces affaires... — Quelles
affaires ? » L'homme piétinait sur place. « Dis clairement ce que tu
veux dire. » Alors le moujik, prenant son air le plus mystérieux et
baissant la voix, murmura avec des mines significatives : « Est-ce que
tu es envoyé par le nouveau tsar ou par l'ancien ? » J'essayai vaine-
ment de convaincre cet obstiné de son erreur et de l'éclairer sur ma
?raie qualité.
Jamais peut-être H n'a couru dais le peuple autant de fables et de
bruits de toute «orée. Dieu sait d'où ils sont nés et par quels canaux
Hs s'infiltrent dans les canapagnes. Voici quelques échantillons de ce
que j^ai entendu durant mon séjour dans le district de Poriède :
<( Les gens disent qu'il n'y aura plus «finapôt des âmes. — Com-
ment cela? — Eh ! oui, il n'y en aura plus. Peut-on bien vraiment impo-
ser l'âme? Est-ce ^tfelèe n'est pas à Dieu? — C'est bientôt dit; il y a
tant d'autres choses qui sont à Dieu ! Tout est à lui, et on perçoit les
taxes de redevances, pourtant. — On les abolira aussi. — Qui donc les
abolira? — Tiens, qui ? Pautorhé, tu penses bien. — Raconte toujours.
Si tu me disais encore : le tsar tes abolira, passe, ce serait dans Tordre;
mais Pautorhé.». allons donc! — Et si l'on ne fait plus payer l'âme,
qu'est-ce qu'on fera payer? — Le capital. — Le capital! Hum, c'est
bien pour ceux qui ont des capitaux, mais ceux qui n'en ont pas,
qu'est-ce qu'on leur prendra? — Ceux-là, on ne leur prendra rien. —
(1) L'ancien du village, sorte de maire élu parmi les paysans.
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UN SECTAIRE RUSSE. 67
Voilà qui serait bien jugé. Àhi comme ce serait m rem! — On dit
qu'oit va exiger vingt roubles pour les passeports. Le tsar a remarqué
que te peuple commence à quitter la terre, que tons vont à Piter, cela
ne hii plaît pas. — On travaillerait veion tiers la terre, mais il n'y a pas
de quoi travailler. — Oui, oui, c'est là notre grand malheur! »
Et la conversation retombe insensiblement sur la plaie vive du vil-
lage, la question agraire. Durant mon séjour à Poviède, j'ai eu deux
fois l'occasion de causer de ce sujet brûlant. Un jour, j'allais à Chévé-
lino avec un vieux paysan de ma connaissance; peu à peu F entretien
prit un tour mime. * Que je vous demande, ût le vieillard en chan-
geant de vois, sur un ton irrésolu et confidentiel; — qu'y a-t-il de vrai
par rapport à la terre? — Queâe terre, Ivan Miebailitcta? — Il y a
eomme cela des bruits:.. Je sais bien que les gens bavardent, c'est
peut-être faux... et peut-être il y a du vrai.*.» Il me regardait en face
avec née attention concentrée. Je le voyais veûrt mai* je faisais mine
de ne pas comprendre. Après s'être engagé dans beaucoup de circon-
locutions diplomatiques» Ivan Michaïlitch revînt à son point de départ :
«. Les gens assurent qu'il y aurait une distribution pour les paysans».,
il en sortirait une petite augmentation de terre; est-ce vrai, oui ou
non? — Et où prendrait-on de la terre pour une nouvelle distribution?
— Tiens, c'est juste, où la prendrait-on? Ctomme les gens sont men-
teurs, pourtant! Hue, rosse ! » Et, sans aucune nécessité, il frappa sa
bête, qui trottait bravement. Il y eut un silence. Un moment après, Ivan
MiduïUtch, se pencha vers moi : « Ce serait donc des riches... un tout
petit peu.. ..pour que tons les paysans en aient... — Gomment prendre
aux uns pour donner aux autres? Ce serait-il équitable? — Non vrai-
ment! Que dire à cela? » accorda aussitôt IvaaMichaulitcb; et le cheval
attrapa un second coup de fouet. Nouveau silence. « On dit qu'on, don-
nera de l'argent en. échange aux seigneur» et aux marchands, le prix
de la terre, après évaluation^ »
J'eus beau raisonner mon interlocuteur, je vis que je ne l'avais pas
convaincu de la fausseté des « bruits, » Il changea de conversation et
paria de la récolte» Une autre fois, un moujik me demanda tout à coup
en causant: a Qu'est-ce qu'on fera avec les terrains incultes? Y a-t-il
ou non des bruits? — Quels terrains incultes? — Gela s'entend, les
terrains incultes*» Et le moujik me fit un signe d'intelligence, avec son
sourire le plus malin. « Je ne comprends pas de quoi tu veux parler.—
Des terrains que les riches détiennent; est-ce qu'ils nous reviendront,
ou bien non? — D'où as-tu pris cela, qu'ils vous reviendraient? —
Est-ce qu'il n'y aura pas un partage? fit-il avec étonnement. — Mais
qui t'a raconté cela? — Voilà, c'est que... nous l'attendons. »
Beaucoup de questions ont mûri^ s'agitent et bourdoonent dans la
tête du moujik. Jamais la vie du peuple a'a présenté un intérêt plus
puissant et pta palpitant qu'en ce moneat. Tous ceux qui eut vécu
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68 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les milieux paysans, ces derniers temps, conviendront avec moi
qu'il se produit actuellement, dans la masse populaire, une agitation
sourde, confuse et contenue... Les campagnes attendent quelque
chose... Et ce n'est pas cette attente passive, veule, inerte, qui peut
tranquillement traîner durant de longues années, durant des siècles;
non, dans l'attente actuelle des campagnes respire un sentiment
intense, passionné, palpitant de forces actives, longtemps compri-
mées. Les anciennes bases de la vie croulent, et il ne s'en trouve pas
de nouvelles...
Nous ne savons ni ne pouvons dire à quoi aboutira cette agitation ;
nous savons seulement qu'au moment actuel, l'agitation prend très fré-
quemment la forme de certains enseignemens, fondés d'habitude sur
quelque thèse de l'Écriture sainte, qui parle de vérité, d'amour et de
justice; le peuple y trouve un point de comparaison pour la critique
de l'organisation actuelle, des directions de la vie contemporaine.
Je ne me porte pas garant des assertions de l'écrivain moscovite,
mais je dois dire que ce n'est point là une opinion isolée. Tous les
observateurs sont d'accord pour constater le travail qui se fait dans le
cerveau du paysan, sa crédulité tenace et l'impossibilité de le dissua-
der sur certains points qui lui tiennent au cœur. Au mois de mars de
cette année, un grand journal de Saint-Pétersbourg qui n'a pas l'ha-
bitude d'inquiéter le pouvoir, le Nouveau Temps, résumait dans un
curieux article les témoignages qui affluent de toute part sur cet état
d'esprit. Ici les campagnards attendent la fin du monde ; rappelez-vous
le moyen âge, et comment cette idée apocalyptique revient naturel-
lement à certaines époques surmenées de misère et de tristesse. Là
ils tiennent pour certain le rétablissement du servage, ou d'autres
a bruits » de nature menaçante : on va donner à tous les ispravniks
le grade de général et des pleins pouvoirs sur le pauvre monde ;
on interdira les mariages avant l'âge de vingt-cinq ans, et sur ce,
dans plusieurs localités, chacun s'empresse de marier ses fils à peine
adultes. Une circulaire avait ordonné aux municipalités de surveiller
les lettres adressées à leurs paysans pour qu'il ne s'y glissât pas de
proclamations ou de fausses nouvelles; elle reçoit une étrange inter-
prétation ; le sénat villageois comprend qu'il doit surveiller les sei-
gneurs suspects de conspirer contre le tsar, il arrête leurs corres-
pondances à la poste, les décacheté et les lit en assemblée. Mais ce
sont surtout les bruits relatifs à la a terre, » au « partage, » qui
trouvent une créance obstinée. D'aucuns affirment, — et de bonne
foi, — qu'ils ont lu eux-mêmes dans le Messager des campagnes
l'annonce d'une « grâce an sujet de la terre. » Un publiciste,
M. Engelhardt, raconte un fait significatif qui lui est arrivé. Un
jour, un employé de la police rurale lui apporte du district un for*
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UN SECTAIRE RUSSE. 69
mulaire, dressé par quelque commission de statistique, pour recueil-
lir certaines données sur la propriété foncière; il remplit les blancs
et rend la pièce au messager. En route, celui-ci rencontre des cul-
tivateurs et dit naïvement qu'il a porté au seigneur un papier « au
sujet de la terre. » Le mot vole de bouche en bouche , les têtes
fermentent, les gens se rassemblent, on annonce l'arrivée des
arpenteurs pour le nouveau partage ; toutes les tentatives de
M. Engelhardt pour détromper ses voisins demeurèrent inutiles.
Le gouvernement fait de louables efforts pour dissiper ces illu-
sions, il multiplie les explications et les circulaires : tout le monde
est unanime à affirmer qu'elles vont directement contre leur but.
Dès que le mot magique de terre a été prononcé dans un acte public,
le paysan ne demande pas les conclusions de cet acte ; il ne retient
que ce fait, l'existence de la question pour le gouvernement, et il est
convaincu que le gouvernement ne peut vouloir la résoudre autre-
ment que par une « grâce. » Qui lit et dit le contraire dénature la
pensée du tsar. Une circulaire célèbre d'un des derniers ministres
de l'intérieur, rédigée avec le plus grand soin en vue de faire tom-
ber tous les bruits de partage, a eu ce résultat désastreux de gros-
sir l'agitation plus que toutes les manœuvres malintentionnées;
ceux qui en avaient entendu la lecture revenaient chez eux por-
tant la bonne nouvelle : enfin, le tsar avait parlé ; peu importait que
ses interprètes eussent faussé sa parole. Ceux même qui pouvaient
la lire y trouvaient, par on ne sait quel mirage, la confirmation de
leur attente. Chez les simples, nul raisonnement ne prévaut contre
une espérance, titant enfant, vous avez joué à ce jeu : on introduit
un épi de blé vert dans sa manche, et quelque mouvement qu'on
fasse pour le rejeter, on n'arrive qu'à le faire remonter plus haut
vers l'épaule. Ains>i de l'idée barbelée, fichée dans ces têtes gros-
sières; dès qu'on y touche, fût-ce pour l'arracher, on l'enfonce
plus profondément dans le cerveau. Il y a là pour le psychologue
un curieux exemple de la puissance de l'idée préconçue qui tourne
à son profit même les affirmations contradictoires.
Voici une longue excursion, dira le lecteur qui attend Sutaïef :
mon but est de faire connaître les couches ignorées du peuple russe
et comment elles sont préparées à produire certains phénomènes. Il
nous reste encore des témoins à entendre avant de faire comparaître
le prévenu. — Sur l'apparition de « la foi nouvelle, » les paysans
restés neutres se montrent réservés; ils n'ont que du bien à dire
de Sutaïef et de ses adhérens : « Ce sont de braves gens qui ont
seulement le tort de briser les images. » Parmi le monde éclairé et
les magistrats du district, ceux qui ont été en rapport avec le nova-
teur lui rendent un témoignage favorable. D'autres ne connaissent
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70 BEVUE DES DEUX MONDES.
la secte que par ouï-dire et lui prodiguent volontiers les accusations
qu'une église établie ne ménage guère à une église naissante.
Le voyageur va visiter une des parties capitales dans la cause, le
prêtre de la paroisse. Il nous en fait un portrait que je ne repro-
duirai pas, le voulant croire un peu poussé au noir. Ici, naturelle-
ment, Sutaïef ne trouve pas de grâce. Le pasteur sait fort peu de
choses de ses ouailles égarées; s'il y a des brebis galeuses dans le
troupeau, à. quoi bon se salir les mains pour étudier leurs maladies?
D'ailleurs les idées théologiques fort sommaires du pauvre homme
ne lui permettraient pas cette étude. A tout hasard, il qualifie les
dissidens de nihilistes *7 il serait peut-être embarrassé de dire pour-
quoi, mais le mot est bon, pour le quart d'heure, il assomme l'ac-
cusé et le charge de tous les crimes, sans l'admettre à la réplique;
c'est comme chez nous, quand vous avez appelé votre adversaire
clérical : cela suffit, on sous-entend toutes les noirceurs. Sutaïef, —
retenons cet aveu, — était l'un des paysans les plus assidus, les plus
exemplaires à l'église; depuis six ans, il s'est perverti et a entraîné
d'autres malheureux à sa suite ; cette peste a contaminé plusieurs
villages, Ghévélino, Oudaltzovo, Zapoliô. Le « père » a renoncé à les
visiter; quand il y parait avec la croix et les images, ces rustres
l'appellent a collecteur d'impôts. » Pressé par lui de dire pourquoi
il ne venait plus à l'église, Sutaïef a répondu : « Pourquoi irais-je?
j'ai mon église en moi. » Par exemple, on a reçu ce mécréant de la
belle manière, quand il a voulu venir prêcher au chef-lieu de la
paroisse, à Yakonovo. Comme il mangeait du porc un jour de grand
carême, les paysans l'ont plongé dans la rivière. Ce fut une drôle
d'histoire et dont on rit encore. 11 n'y a pas de danger qu'il y
revienne. — Et le prêtre, s'échauflant, continue sur ce ton le récit
de ses différends avec le sectaire, de leurs controverses, ou, pour
être plus exact, des raisons échangées entre eux, en donnant à ce
mot certain sens peu théologique. Un point de vue domine naïve-
ment toute sa pensée; les novateurs sont damnables parce qu'ils ont
amoindri sa paroisse; ce sont moins des âmes qui manquent au
compte du pasteur que des têtes à celui du dlmier; on peut avoir sa
façon de penser sur l'évangile, mais encore faut-il contribuer au
casuel. Cette préoccupation du temporel s'allie, dans les rangs infé-
rieurs du clergé russe et quelquefois plus haut, aune indifférence
débonnaire pour l'erreur, tant que celle-ci s'astreint aux conve-
nances mondaines et aux obligations pécuniaires. Elle a un excellent
côté; la large tolérance particulière à cette église pour la liberté
individuelle de l'esprit. Ici le lecteur va peut-être faire un geste de
mépris et traiter de simoniaque le pauvre prêtre de Yakonovo. Ce
serait une grande injustice. Avant de condamner cet homme, entrez
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UN SECTAIRE BUSSE. 7Î
dans sa conception* refaites par la pensée l'éducation et le milieu
d'où il la tire; il a hérité de son père ou de son beau-père une pro-
fession, la plus respectable de toutes assurément, mais pourtant une
profession, qui doit le faire vivre, lui, sa femme et ses enfans; il
s'en acquitte avec foi et avec zèle, luttant, dans de dures conditions,
contre la misère ; mais enfin il demande que cette profession le fasse
vivre, et comme les exigences pratiques prennent communément le
dessus sur les spéculations idéales, c'est surtout cela qu'il demande
aux chrétiens dent il a la garde (1). Rien là que de régulier et d'hon-
nête, étant donnée sa conception moyenne du sacerdoce, rien que
de naturel dans le sentiment qui lui (ait voir un ennemi dans l'héré-
tique, parce que cet hérétique fait tort à la profession. Ah! si l'es-
prit critique, ce large courant qui a passé dans nos âmes, détrui-
sant beaucoup, édifiant peu, les emplissant de déchire mens et de
doutes , si l'esprit sagace et désolant du xix* siècle veut se faire
pardonner, qu'il lègue du moins à l'avenir le bienfait d'un dogme :
le devoir, pour tout homme qui juge un de ses frères, d'entrer dans
la conception du prévenu, de lui emprunter son regard pour mesu-
rer son action. Puisse ce principe pénétrer nos habitudes intellec-
tuelles pour passer de là dans nos habitudes sociales, dans nos codes
criminels réformés par lui !
Je rapporterai les conclusions du prêtre de Yakonovo, telles que
les reproduit VL Prougavine : elles ont leur intérêt :
« Cela n'a que Févangile à la bouche, et cela sait à peine lire.Cest à
faire pitié!.. Oui, il faut avouer que ces livres ne font pas peu de
ravages dans le peuple. — Quels livres, fls-je avec surprise? — Eh!
ces évangiles, ces éditions à bas prix du Nouveau-Testament en langue
russe. Passe si seulement ils pouvaient comprendre ce que signifie la
parole de Dieu, mais non, ils expliquent tout à leur façon; au pire, ils
comprennent tout de travers... Voilà où est le mal! Aussi, quand il y a
moyen, moi, pauvre pécheur, je leur enlève ces livres. « Donne-moi à
lire, que je fais, je n'avais pas vu cela ! » J'en ai déjà plus de quinze et
je les garde : comme cela il y aura moins de gens séduits. Ah ! cette
secte est une grande calamité et elle ne disparaîtra pas ainsi... Com-
ment I on ne fait aucune poursuite contre eux, personne ne les effraie
(1) n y a quelques jours, passant par un bourg de 1,200 Âmes, j'entrai chez le
prêtre; un jeune homme, avec une femme, une belle-mère et cinq enfans. Je lui
demandai ce qu'il touchait ; f 40 roubles seulement de traitement de Pétat (le rouble
mit actuellement % fir. 50) et de 0 à 709 roables de easuel; c'était une des meilleures
paroisse* du district. Le pauvre homme me disait : « L'année dernière a été bonne,
il y a eu jusqu'à 18 mariages; cette année, il n'y en a pas eu moitié autant. » Il ne
se rattrapera pas sur les enterremens, qui sont de maigre rapport; on est plus pressé
de se faire marier que de se faire enterrer.
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72 REVUE DES DEUX MONDES.
comme il faudrait!.. Ils ont beau jeu pour divaguer! Si le gouverne-
ment ne s'en mêle pas, on ne l'extirpera jamais. — Et quelles sont, à
votre avis, les mesures qu'il faudrait prendre contre cette secte? — Le
pouvoir séculier peut en unir vite avec elle. J'en ai écrit à Sa Grandeur,
et on me répond : C'est par la parole de Dieu, par la persuasion qu'il
faut agir. — La parole de Dieu, c'est bientôt dit à ceux qui ignorent les
faits. Essayez dans la pratique, vous verrez qu'avec la parole de Dieu
vous ne gagnerez rien sur ce peuple... On a réuni le conseil canonique
pour une admooiiion : Tarchiprêtre est venu avec son clergé. On a
amené Sutaïef, ses proches, d'autres encore. Qu'est-il arrivé? On a
disputé trois heures avec eux, et personne ne s'est entendu. Chacun a
tenu- pour son idée. Ils sont tous arrivés avec des livres, des évangiles,
jusqu'aux femmes qui criaient, malheur! L'archiprétre les a admones-
tés, ils ne Pécoutaient pas et répondaient: — Nous sommes des créatures
nouvelles, des créatures régénérées... Nous étions dans le chemin de
l'erreur, maintenant nous savons. — Je me suis adressé à l'adjoint de
Yispravnik. Pourquoi, lui ai-je dit, leur permettez-vous d'enterrer sous
leur plancher? Les sutaïévites enterrent là où l'on meurt, dans le jardin,
dans l'isba, sous le plancher. On a envoyé un officier de police. Il est
allé, a bu le thé chez Sutaïef, a reçu dix roubles et s'en est venu faire
son rapport: Cherché le cadavre... rien trouvé de suspect... À-t-on
idée de cela, ne pas trouver un cadavre? Ce n'est pas une aiguille I
Comment le maintient-on en fonctions, cet officier de police? Pourquoi
l'autorité n'éclaircit-elle pas celte affaire? Qu'on prenne la mère, elle
doit savoir où son enfant est enterré; qu'on la prenne, qu'on la jette
en prison, qu'on lui donne seulement de quoi ne pas mourir de faim,
n'ayez pas peur, elle parlera ! Je vous l'aurais fait parler, moi ! Qu'on
me donne le pouvoir, fût-ce celui d'un commissaire de police, je trou-
verai vite, moi, je leur en remontrerai, moi. »
Si la mémoire de l'écrivain n'a pas altéré la pensée de son
interlocuteur, ce langage est curieux. C'est, mot pour mot, celui
qui, à d'autres époques retentissait en Europe. Il est curieux ici,
parce que ce n'est pas une doctrine apprise, chez ce prêtre de vil-
lage, c'est l'instinct naturel, inspirant toujours la même stratégie
aux hommes, dans des situations identiques et contre les mêmes dan-
gers. En vain l'expérience a prouvé l'inefficacité de certaines armes : le
croyant menacé saute tout d'abord sur ces armes, ignorant qu'elles
se retourneront contre lui. — Mais il est temps d'introduire l'homme
qui fait tout ce bruit dans ce petit coin du monde. M. Prougavine,
craignant d'éveiller la défiance du sectaire, avait sagement mené ses
approches; il n'avait pas paru d'abord à Chévélino et s'était lié avec
un adepte moins en vue dans un village voisin : celui-ci lui offrit de
lui amener Sutaïef et tint sa promesse.
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UN SECTAIRE RUSSE. 73
III.
Notre auteur vit entrer un petit homme malingre de cinquante-
cinq ans environ; le portrait qu'il fait reproduit assez exactement
celui que nous a montré M. Riépine. « J'éprouvai, avoue M. Prou-
gavitie, une sorte de désenchantement, comme le dépit d'une espé-
rauce trompée, tant cette figure était ordinaire, insignifiante; dans
tout l'extérieur de cet homme, il n'y avait rien d'imposant, rien
qui le distinguât des milliers d'autres individus ses pareils dont se
compose la masse incolore de notre peuple. » — C'est précisément
le trait qui doit nous frapper : Sutaïef est du commun, un homme
a à la douzaine, » comme dit l'expression russe; ce qu'il fait,
son voisin peut le faire. — Le sectaire entra sans se signer, man-
quant ainsi à l'usage invariable des paysaus. Après les premières
politesses, on s'assit devant le samovar, et le thé fournit un biais
pour attaquer la question religieuse. M. Prougavine demanda s'il
était vrai que les sutaïévites s'en abstinssent, à l'exemple de quel-
ques vieux croyan«, ainsi que de l'eau-de-vie et de la viande de porc.
— c Pourquoi cela? répondit son hôte : Dieu a tout créé pour les
besoins de l'homme : il n'y a que l'abus de condamnable ; tout est pur
pour celui qui est pur. Le Sauveur a dit : Ce n'est pas ce qui entre
dans la bouche qui souille l'homme, mais ce qui sort de la bouche.
Lis dans Mathieu, ch. xv, v. 11 , et Marc et Luc disent de même...»
Engagée sur ce te-rain, la conversai ion ne quitta plus les matières
théologiques, et M. Prougavine put satisfaire toute sa curiosité. Il
ne rencontrait chez Sutaïet aucune des défiantes qu'il craignait; le
sectaire parlait de ses idées et de lui-même avec uue sincérité,
une ouverture de c<eur qui ne se démentirent jamais par la suite,
a — On a dit, iusiuua-t-il, que tu venais pour faire une enquête.
Bah! cela m'est indillérent. Vieune qui Veut, lût-ce le tsar, je les
recevrai tous, je pense que chacun a besoin d'entendre la vérité. »
Le visiteur était arrivé à septheuies du matin; à six heures du soir,
la conférence durait encore, au grand désespoir de la maîtresse du
logis, qui se lamentait sur la soupe froide : on eut dit deux puri-
tains se rencontrant dans une taverne au temps du «lo venant, et
oubliant de manger pour se combattre à, coups de Jt^xtes bibliques.
Durant deux semaines, cet eutretien se renouvela presque tous les
jours à (ihévéliuo, où notre auteur venait trouver sou nouvel ami.
Ce dernier exposa sa doctrine et raconta ses tribulations, sans
ordre, au hasard de la causerie; ne pouvant reproduire ces longues
conversations, je les résume à grands traits, en regrettant de leur
enlever la couleur et la chaleur de l'accent.
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74 REVUE DES DEUX MONDES.
Le novateur se plaint de ce que ses adversaires disent par déri-
sion « l'évangile de Sutaïef. » Il faudrait dire simplement : l'évan-
gile. Nous ne formons pas une secte, nous voulons simplement être
de vrais chrétiens. Le vrai christianisme est dans l'amour, c'est le
Seigneur qui l'a dit. Là où est l'amour, Dieu est présent; là oà il
n'y a pas d'amour, il n'y a pas de Dieu. Toute la loi tient dans ce
seul mot. On assure qu'il y a beaucoup de religions différentes sur
la terre, jusqu'à soixante-dix-sept, et qu'on dispute à Moscou sur
ces religions. Enfantillage ! Il faudrait réunir toutes ces égKse9 et
dire aux hommes : Il n'y a qu'une foi, celle de l'amour; à quoi bon
disputer? Nous admettons l' Ancien-Testament, mais l'évangile est
au-dessus de tout, c'est la parole de Dieu; il faut le lire et l'appro-
fondir. Il m'est arrivé de discuter avec de vieux croyans sur l'affaire
des anciens et des nouveaux livres. Je leur disais : En quoi cela
importe-t-il? Prenez les nouveaux livres et surtout fahes-vous une
vie nouvelle. « La vie nouvelle, l'organisation de la vie, » c'est là la
pensée fondamentale de Sutaïef. Tout doit être considéré au point
de vue de la vie, de Futilité et du bonheur des hommes. L'esprit
du novateur n'est tourné ni vers les rigueurs ascétiques ni vers les
aspirations mystiques. L'amour signifie pour lui la charité pratique
envers autrui. De là son peu de souci des observances extérieures
du culte. Il n'a pas remarqué qu'elles rendissent les hommes meil-
leurs; le temps viendra d'y penser quand les hommes régénérés
seront en état de connaître la vérité. Et comme son interlocuteur
lui renvoyait la question de Pilate : « Qu'est-ce que la vérité ? » le
paysan répondit sans se troubler : ce La vérité, c'est l'amour dans la
vie commune. » Sutaïef tient pour inutiles les divers sacremens,
toujours en vertu de ce raisonnement qu'ils ne détournent pas les
hommes du péché et n'ont pas été efficaces pour leur amélioration
morale. Relativement au clergé, il estime que les prêtres doivent
être des guides spirituels, enseigner le bien et prêcher d'exemple.
Il repousse également les rites du mariage, parce qu'ils consacrent
actuellement des unions fondées sur le mensonge. Interrogé sur les
circonstances du mariage de sa fille, célébré par lui seul et qui a
fait grand scandale, Sutaïef répondit : « Le fiancé de ma fille tra-
vaillait à Pétersbourg ; il menait mauvaise vie et commençait à
boire. Je l'ai exhorté, je l'ai ramené dans le droit chemin ; j'ai
recommandé aux jeunes gens de suivre la loi divine, de traiter tous
les hommes comme des frères et des sœurs ; maintenant il vit bien,
dans la loi chrétienne. » Les sutaïévites vénèrent les saints, en tant
<jue ceux-ci ont donné de bons exemples ; mais on ne doit pas leur
adresser de prières, il ne faut prier que Dieu. U n'y a ni anges ni
diables ; personne n'a jamais vu d'esprits avec des cornes ou des
ailes. En général, la secte est fort indifférente à toutes les supersti-
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UN SECTAIRE RUSSE. 75
tions populaires, revenans, esprits des bois et des eaux. Ils ne vont
pas à l'église pour plusieurs motifs ; d'abord et surtout par suite de
leur raisonnement fondamental que cela est inutile, puisque les
hommes n'en reviennent pas meilleurs; parce qu'on y fait commerce
des choses divines, qu'on y paie pour tout : vente de ceci et de cela,
quête pour ceci et pour cela, pour tel monastère, pour tel saint;
est-ce que par hasard il meurt de faim, ce saint? Enfin on y adore
des idoles, les « images, » ce qui va directement contre le pré-
cepte de Dieu, et on y parle une langue inaccessible au peuple,
« j'ai demandé une fois en sortant ce que le prêtre avait récité :
personne ne put me répondre. » Du reste, les sutaïévites ne voient
pas, comme les vieux croyans, un péché dans le fait de fréquenter
^église : c'est une action indifférente. Ils n'admettent pas les reli-
ques, car l'évangile est muet sur ce chapitre; ils ont supprimé le
signe de croix comme toutes les autres observances. Enfin leur
éloignement des cérémonies et du ministère ecclésiastique va jus-
qu'à leur faire enterrer les morts sans aucun rite, en n'importe
quel lieu. Toute terre est sainte, toute terre est bénie par Dieu,
aussi bien dans le jardin que dans le cimetière. Sutaïef se rendit
d'ailleurs à l'observation de M. Prougavine, qu'il était dangereux
d'ensevelir sous le plancher, comme on lui reprochait de l'avoir
fait; mais il y avait été contraint par la nécessité d'agir en secret.
Tout cela ne constitue pas assurément un corps de doctrine ; on
s'étonnerait à bon droit de rencontrer chez ces paysans rien qui y
ressemblât. La secte, qui en est encore à sa période d'élaboration,
n'arrivera à fixer sa doctrine qu'en déviant du pur rationalisme d'où
elle est née. Aujourd'hui, l'interprétation individuelle et sans res-
triction de l'évangile est sa seule loi. On entend parfois Sutaïef ser-
monner un paysan rencontré sur la route : « Pourquoi brûles-tu des
cierges? Explique, si tu peux, l'utilité de l'encens. Pourquoi toutes
tos pratiques à l'église? — Parce que nos pères ont fait ainsi ; il faut
croire comme eux. — Alors, frère, si mon père tombe dans une
fosse, je dois y tomber après lui? » Et les moujiks devisent, conti-
nuant la vieille dispute insoluble du traditionnel et du rationaliste.
Beaucoup de questions restent incertaines dans l'esprit de Sutaïef;
son pauvre cerveau inculte dépense un travail formidable pour les
éclaircir. Il les rapporte toutes à l'évangile, s' aidant quelquefois
en outre des écrits du bienheureux Tichon Zadoasky (1). Il recon-
naît une certaine autorité à ce docteur, probablement parce que
c'est le seul livre théologique venu à sa connaissance en dehors de
(1) C'est le dernier en date des saints russes, un ôvèque de Voronèje, mort à la fin
du siècle dernier et canonisé dans le notre $ ses écrits édifians sont très répandus
dans le peuple.
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76 BEVUE DES DEUX MONDES.
la Bible. Les mystères de l'Apocalypse l'attirent, comme tous les
réformateurs. Lui aussi, il a cherché l'exp'icaiion du chiffre de la
Bête et n'a pas été plus heureux que ses devanciers. Il s'informe
avidement des solutions que donnent de telle ou telle difficulté « ceux
qui expliquent à Moscou. » Sur la vie future, il est très réservé, et
les positivistes ne désavoueraient pas son langage. Il croit que le
royaume du ciel doit être réalisé sur cette terre. « Il faut que le
règne arrive sur la terre par la justice et l'amour. Ce qui sera là,
— et il montre le firmament; — je l'ignore, je n'ai pas été dans ce
monde ; là, peut-être n'y a-t-il que ténèbres. » — « Souvent le soir,
raconte M. Prougavine, las de nos discussions prolongées, Sutaïef
s'asseyait devant sa fenêtre; tout pensif, il regardait les champs et
me disait avec un sentiment inexprimable dans la voix : « Ah ! si
quelqu'un m'enseignait en quoi je me trompe, en quoi je m'éloigne
de la vérité, je servirais cet homme jusqu'à la mort... Vrai, je ne sais
pas ce que je ne lui donnerais pas... » Vous l'entendez, dans cette
isba, le vieux cri déchirant de l'humanité. Nulle part aujourd'hui il
ne retentit plus fréquent et plus suppliant que dans ce peuple russe,
si justement appelé par un de ses grands écrivains « un vagabond
moral. » Dernièrement, à Saint-Pétersbourg, deux jeunes gens con-
venablement mis, des commis de magasin, semblait-il, se présen-
tèrent à l'une des assemblées religieuses dites redstokùtes, — j'au-
rai plus loin l'occasion d'expliquer ce mot, — et s'adressant, du
ton dont le mendiant de la rue implore du pain, à l'inconnu qui
parlait, ils lui dirent avec la même angoisse: « Faites- moi croire 1
faites-moi croire! » Dans l'ombre, ils sont peut-être des milliers
qui ont cette sainte et terrible soif, qui cherchent et s'écrient, comme
Luther à la Wartbourg : « Qu'est-ce que la justice et comment
l'aurai-je? » C'est à bon droit que M. Prougavine intitule ses articles:
a Ceux qui ont faim et soif de vérité. » Vérité, justice, car le mot
russe pravda a les deux acceptions, ou pour mieux dire il implique
les deux idées en une seule indivisible.
Partis à la recherche de la justice, on devine où arrivent ces
pauvres ignorans : au communisme, au rêve confus d'une commu-
nauté paysanne qui aurait pour charte les Actes des apôtres. Quand
Sutaïef passe de sa doctrine théologique aux doctrines sociales qui
en découlent, on croirait entendre parler un de ses ancêtres directs,
patarin ou anabaptiste. Le grand péché des hommes, c'est la divi-
sion du sol, l'appropriation individuelle, en un mot. Parfois Sutaïef
montre les champs environnans avec un geste d'indignation, en
comptant les bornes et les limites. Paysan, il est avant tout frappé
par les vices paysans, le vol et la tromperie ; c'est pour les suppri-
mer qu'il veut supprimer la propriété. La même pétition de prin-
cipes qui lui a fait condamner l'église, parce que ceux qui la frê-
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UN SECTAIRE RUSSE. 77
quentent sont mécbans, lui fait condamner la propriété et ses
garanties parce qu'elles n'empêchent pas le vol. « Quand on sera
organisé, » il n'y aura plus qu'un seul bien, un seul gardien, un
seul cœur. On ne verra plus ce scandale, les grosses et les petites
parts, les milliers d'arpens des seigneurs. Nous touchons à la ques-
tion brûlante; il n'y a pas d'héshation dans l'esprit du sectaire, les
seigneurs doivent « rendre » la terre, « chacun doit travailler en
commun, à la sueur de son front. » S'il avait un peu plus de cul-
ture, il ajouterait : A chacun selon sa capacité, à chaque capacité
selon ses œuvres; il n'y aurait plus de nuances entre le moujik de
Tver et les savans hommes que notre siècle a vus fascinés par les
mêmes illusions. Tout cela n'est pas neuf : ce qui est intéressant,
c'est le mobile unique de cette âme honnête dans ses divagations.
Nulle convoitise chez Sutaïef, nulle aigreur, à peine le désir d'une
répartition plus équitable; ce qu'il poursuit, c'est la disparition du
mal moral, engendré dans son idée par les conditions actuelles de
la vie, c'est le rétablissement de « l'amour, » inconciliable avec ces
divisions, ces précautions monstrueuses entre frères. Nulle menace
non plus, nul appel à la force; une confiance invincible dans le pro-
sélytisme, dans la puissance de la vérité. Quand ses interlocuteurs
lui opposent l'objection trop prévue : « Et s'ils ne veulent pas
rendre la terre? » Sutaïef répond avec assurance : « On les convain-
cra, ils verront qu'ils vivent dans le mensonge; d'ailleurs on ne force
personne dans le royaume de Dieu : ceux qui voudront rester dans
l'esclavage du péché seront exclus de la communauté. » N'oublions
pas que certaines chimères, qui pour nous planent dans l'absurde,
redescendent dans le domaine du possible en ce milieu où se meut
le paysan russe; l'idéal de Sutaïef est à demi réalisé autour de lui;
il vit dans une communauté légale, fondée sur la propriété collec-
tive de la terre; on a d'un trait de plume exproprié les seigneurs à
son profit il y a vingt ans, et rien ne lui défend d'espérer le com-
plément d'une opération aussi simple. La théorie s'achève avec les
conséquences attendues : pas d'usure, pas de commerce, pas d'ar-
gent, pas de juges dans le futur paradis terrestre. Knfin plus de
guerre et plus de soldats ; Turcs, Tatars, juifs, les hommes de toutes
communions et de toutes langues sont frères, fils du Père celas te.
« Et si le Turc veut s'emparer de nous? objecte un politique du vil-
lage. — 11 ne s'emparera de nous que si l'amour nous fait défaut.
Nous irons, nous parlerons, nous combattrons avec le glaive spiri-
tuel. » Hélas I une fois déjà le « glaive spirituel » s'est heurté à
l'épée de fer de la loi. Le plus jeune fils de Sutaïef a dû partir pour
le service; ce néophyte s'est présenté au commandant de recrute-
ment, armé des textes de l'évangile : fort de leur évidence, il a refusé
de prêter le serment et de prendre un fusil à l'exercice; à toutes
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78 REVUE DES DEUX MONDES.
les menaces du colonel il répondait par l'offre d'une controverse .en
règle. Le brave saldat, peu ferré sur cette partie, opposait aux
textes de saint Mathieu les textes du code militaire et jurait contre
l'obstiné; il finit par le jeter au cachot. Le réfractaire refusa toute
nourriture ; le troisième jour, H fallut bien le relâcher. « Je ne
savais plus que faire, racontait à M. Prougavine cet officier, et
cependant, voyez-vous une compagnie d'infanterie armée de glaives
spirituels? Rien n'a pu vaincre ce fanatique; ona dâ l'interner dans
une compagnie de discipline à Schlùsselbourg. » H y est toujours;
Sutaïef ne sait rien de ce fils ; quand il parle de Lui, il a dans la voix
un accent particulier fait de douleur pateraelle-etd orgueil d'apôtre :
c'est le premier martyr de la nouvelle fou
Que pense le novateur de l'état? Sans doute & n'aperçoit pas le
faite et les grands rouages de l'énorme machine, construite au-des-
sus de lui, hors4e portée de sa vue ; il n'en connaît que les «dessous,
les petits ressorts qui le blessent directement et qui pèsent 6ur lui
de tout le poids de la lourde masse qu'ils supportent eux-mêmes.
Quand il parle des juges, il ne conçoit que son tribunal paysan ; le
pouvoir, pour lui, c'est le star china, son maire de village, Yisprav-
nik, son chef de district, les officiers de la police rurale. 11 leur
applique son infaillible règle évaagélique et reaule épouvanté. Il a
sa politique : lui aussi pourrait l'intituler ea toute vérité la Poli-
tique tirée de C Écriture sainte; ses prémiaees sont exactement les
mêmes que celles de Bossuet; seulement il les suit jusqu'au bout
de la logique, tandis que le génie du bon sens 6e dérobe à elle. Plus
on mesure les idées pures sur les phénomènes de la vie, plus on se
convainc que la raison nous a été donnée pour résister à la logique.
Celle de Sutaïef laisserait peu de sociétés sur pied; d'après lui*il y
a « de bons et de mauvais pouvoirs, » et je crains fort que les bons ne
soient introuvables, car les mauvais sont tous oeux qui demandent des
impôts et des recrues, font la guerre etjmettentdes hûmmes<en prison.
Ceci est la théorie abstraite, bâtie sur l'interprétation littérale de
quelques textes ; ajoutez-y l'expérience pratique des petites injustices,
des petites exactions de chaque jour, et vou6 comprendrea ce que
doivent être les anatbèmes de Sutaïef «outre la société où il vit. 11
n'y a rien de plus terrible qu'an raisonnement absolu corroboré par
une souffrance personnelle. Il a fallu bien des épreuves et un for-
midable travail d'émancipation dans oe cerveau pour y ébranler une
notion d'obéissance passive doublement enracinée : par l'instinct du
paysan russe, par la foi dans l'évangile qui ordonne la soumission
politique. En faisant effort pour concilier ce précepte avec ceux qui
condamnent l'injustice, Sutaïef a inventé sa théorie des bons et «des
mauvais pouvoirs ; il est arrivé à un compromis bien familier au
peuple russe : le mauvais pouvoir, c'est « l'autorité, » c'estrindire
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,UM SECTAOE RUSSE* 70
les agens eu gouvernement ; le boa pouvoir, ce doit être le tsar.
Sur ce point, le respect inné persiste. M. Prougavine a multiplié les
questions pour savoir » Sutaïef s'était trouvé en contact avec quelque
suppôt de la propagande révolutionnaire ; il a acquis la conviction
qu'aucune insinuation de cette sature n'avait agi surK esprit du nova*
teur. Celui-ci a vaguement entendu dire qu'il y a des nihilistes, des
gens qui racontent : Il ne nous faut pas de tsar. « Pourquoi? Le tsar
ne nous a fait aucun mal. On doit prier pour lui. » Sutaïef résume
ainsi son Credo politique : « Nous devons respecter le pouvoir
suprême, et le pouvoir suprême doit prendre souci de nous, du
peuple. Si le pouvoir ne s'occupe pas du peuple, mon devoir est
de l'avertir à ce sujet. » C'est à peu de choses près la formule pro-
posée par les pubiicistes les ptas considérables de l'école slavo-
pfaile. Chez nous aussi, M. Prodhoime parle volontiers « d'avertir
fe pouvoir; • mais qu'on ne s'y trompe pas, les mêmes mots recou-
vrent ici deux conceptions fort différentes, séparées par toute la
distance qu'il y a de l'esprit patriarcal à l'esprit révolutionnaire.
Quand M* Prudfaomme « avertit le pouvoir, » H entend contrôler,
inquiéter et renverser, s'il y a moyen, le gouvernement dont il jouit.
Au contraire, le Russe croit remplir un devoir moral envers soi-
même et envers son souverain ; ce devoir accompli, il se lave les
mains de ce qui arrivera et laisse Dieu juge des actes du maître.
C'est le sentiment qui poussait les prophètes bibliques dans le palais
des rois de Juda, qui, aujourd'hui encore en Orient, conduit au divan
du khalife un uléma, un humble derviche, porteurs des remontrances
divines. En Russie, la masse du peuple et bien des philosophes rédui-
sent l'action politique du sujet à cette protestation morale : le gros
de la nation ne comprendrait pas notre théorie du contrôle, et des
esprits très distingués m'ont affirmé ne pas la comprendre davan-
tage. Quand M. Àksakof, le chef de l'école nationale, écrit ses élo-
qnens arttdea dans les feuilles de Moscou, il pense et parle exac-
tement comme Nathan ou Élie, députés par Dieu au pied du trône
de David ou tfichab. Sutaïef ferait de même à l'occasion; écoutez
plutôt ce qu'il raconta un jour à M. Prougavine : « Je pensais, je
pensais à tout ce nal... Une idée m'est venue : allons au tsar!
J'irai, je lui écrirai une supplique, — je trouver» bien quelqu'un
pour me l'écrire* — je mettrai ma supplique dans mon évangile
et je la lui remettrai comme cela, Je voulais écrire comment on
méprise la parole de Dieu, comment ni l'autorité, ni les paysans ne
lui obéissent, comment le peuple est accablé de charges et de vexa-
tions... J'y ai repensé, j'ai quitté le village, je suis allé à Piter.
Qu'est-ce que tn crois? On ne m'a pas laissé approcher du tsar! on
ne mfa paa laissé approcher! Je voulais trouver quelque autre
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80 REVUE DES DEUX MONDES.
moyen, mais le courage m'a manqué. Oui, c'est le courage qui
manque... »
C'est fou et c'est superbe. Quel pays, celui qui garde dans ses
vastes réservoirs des sources pareilles de foi et de volonté! et qu'il
faut lui souhaiter l'homme de haute science et de bon cœur qui
comprendra ces forces élémentaires, les maniera avec intelligence
et pitié, les conduira résolument à l'idéal nouveau vers lequel elles
gravitent 1
IV.
J'ai exposé rapidement le système religieux et social de ce pauvre
paysan, système tel que pouvait le faire une pensée primaire tour-
nant désespérément sur elle-même; il n'est ni neuf, ni original, ni
pratique ; l'intérêt n'est pas là. J'ai hâte d'arriver à ce qui nous
intéresse, l'histoire morale de cet homme, les accidens de la vie ou
le travail intérieur qui ont donné ce tour particulier à sa pensée.
Cette histoire morale, il l'a racontée involontairement, à bâtons
rompus, dans ses longs entretiens avec M. Prougavine. Justement
curieux de constater avant tout la spontanéité du cas de Sutaïef,
notre auteur Ta pressé d'interrogations, toujours satisfaites avec
une parfaite sincérité. M. Prougavine dit être certain, — retenons
bien ce point, — que le sectaire n'a subi aucune influence exté-
rieure, qu'il est le fils de ses propres méditations.
Quand il se maria, il y a vingt ans, Sutaïef était illettré. À cette
époque, il allait, durant les hivers, travailler à Saint-Pétersbourg
comme tailleur de pierres. Beaucoup de paysans du village de Ché-
vélino se lèguent de père en fils ce métier; l'été, ils cultivent leur
maigre lot de terre ; comme le produit ne suffit pas à nourrir la
famille et à satisfaire le collecteur de l'impôt, ils s'expatrient à l'au-
tomne et vont se louer dans la capitale aux chantiers de construc-
tion, aux ateliers de marbriers. C'est dans un de ceux-ci que tra-
vaillait Sutaïef. Habile à cette besogne, il gagnait de bons salaires.
Cependant, il voyait le monde en noir; ce monde n'était pas con-
struit comme il eût voulu, tout ce qu'il en connaissait heurtait sa
droiture naturelle. Le prêtre de sa paroisse nous a dit quel chré-
tien fervent c'était jadis ; des scrupules religieux épouvantaient sa
conscience, il se disait que tout était péché dans la vie. Il parla de
ses peines à un ecclésiastique de Saint-Pétersbourg, qui lui con-
seilla de lire l'évangile pour se fortifier. Cette idée lui était bien
venue que la parole de Dieu devait expliquer tant de choses qui lui
semblaient obscures; mais il était illettré ! N'importe! il entra à la
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UN SECTAIRE RUSSE. 81
librairie du synode, acheta un alphabet, une Bible en langue vul-
gaire, et sur ce texte, il s'apprit à lire : au prix de quel labeur, on
le devine. Quai d il put comprendre lévangile, il s absorba dans
cette lecture. Alors se fit dans cet esprit l'opération inévitable. Un
monde nouveau, inconnu et rêvé pourtant, naissait devant ses yeux
éblouis, condamnation vivante de l'autre, du monde réel; tous les
troubles antérieurs étaient justifiés, les vagues dégoûts de la con-
science prenaient corps et se légitimaient, appuyés sur l'autorité
du livre; l'esprit tourmenté du besoin de critique avait trouvé un
instrument de critique infaillible : il l'appliqua à tout, rien ne
résista, « J'achetai un évangile, je me mis à lire, je m'y enfonçais,
je m'y enfonçais... Je trouvais le mensonge dans l'église, le men-
songe autour de moi, dans tout le mensonge... Je me mis à cher-
cher la vraie foi... J'ai cherché longtemps! » Le travail de destruc-
tion suit sa progression forcée : impitoyablement logique pour
lui-même, l'homme rejette peu à peu de .-a vie tout ce que son cri-
térium condamne. C'est d'abord le commerce, où il n'a vu que
fraude et vol; son patron surfait la marchandise, vend pour bonnes
des pierres avec des pailles; chacun dans sa partie, tous les com-
merçans du quartier font de même ; tous ne pensent qu'à amasser
un capital, à lui faire porter des intérêts, or « il ne faut pas de
capital, d'intérêts. » Le commerce est jugé : Sutaïef l'abandonne et
revient au village. Ce qu'il ne dit pas et ce qu'on a su d'ailleurs,
c'est l'emploi de ses économies; il avait mis de côté 1,500 roubles,
plus de 4,000 francs, et des billets à ordre pour d'autres sommes;
les billets lurent déchirés et l'argent distribué aux pauvres. Je
recommande cette logique à nos communistes de club. Au village,
il ne trouva guère plus d'èdilication; les paysans sont aussi voleurs
que les marchands, ivrognes et querelleurs en plus; 1 église et son
pasteur ne répondent pas à l'idéal evaugôhque. Alors lui remontent
à l'esprit une loule de souvenirs d'autrelois, les triâtes exemples
qui l'étounaient jadis, qui l'indignent aujourd'hui : des prêtres vus
en état d'ivresse, d'autres qui mettent les sacremens à l'encan.
Un jour, il avait porté à l'église son petit enlant qui venait de
mourir; le prêtre demande 50 kopeks pour l'enterrer; Sutaïef n'en
peut donner que trente ; on uiarchaude sur le corps du petit : le
prêtre ne cède pas; le père, révolté, se dit qu'uue bénédiction ache-
tée ainsi ne peut pas ouvrir les cieux, qu elle ebt inutile, il remporte
son enlant et l'enterre la nuit, sous le ,>laucher, sans bénédiction.
Une autre fois, Sutaïef voit le prêtre entrer dans la maison avec la
croix, réclamant pour le baptême d'uti enlant nouveau-né. Le nova-
teur ureud son évangile pour prouver que le bapieme doit êire admi-
nistré aux adultes, suivant l'exemple du Christ; il veut discuter; le
ion lt. — 1883. 6
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82 REVUE DES MUX MONDES.
prêtre l'interrompt avec des injures, saisit le livre sacré et le jette
par terre, sous la porte.». « L'épouvante me prit... la parole de
Dieu ! quel péché ! N'est-ce pas, lui disais-je, le même livre que Vm
baises sur ton autel, parce qu'il est là dans l'or et le velours ?» —
De ce jour, le prêtre lui fut un objet de scandale, il déserta l'église,
cessa de porter une croix au cou, brisa, les images cbea lui ; il ne
fit pas baptiser ses enfans, puisque le baptême ne rend pas les
hommes meilleurs... Ainsi de suite pour toutes les autres obser-
vances; le raisonnement, une fais lancé, les fauche avec la même
rigueur, l'action suit le raisonnement, les obligations civiles y pas-
sent après les obligations religieuses. Celles-là soat de moins bonce
composition : sur ce terrain, on rencontre une logique adverse,,
celle de la police. Nous avons vu la nouvelle foi aux prises avec le
commandant de recrutement, qui refusait de comprendre lés pré-
ceptes : Tu ne jureras pas; tu ne tueras pas. Tous te&agens de l'au-
torité sont aussi insensibles. Voici le êiarchina^pêr exemple, qui vient
percevoir l'impôt; sa tâche n'est pas facile chez Svtaïef ; te sectaire
le reçoit l'évangile ea maio et l'accable de textes démontrant Fm-
justice de telle contribution; l'autre répond en substance : Il mefaut
de l'argent et non pas des raisons» Après une discussion sans issue,
le starchina entre à l'étable et emmène une vache ou un cheval pour
être vendus par autorité de justice. Cité devant le tribunal, le nova-
teur se rend à l'audience; toujours muni de son évangile, il plaide
sur le code divin contre les codes de ce bas monde et s'entend con-
damner. Chaque année, cette scène se renouvelle, on a saisi tout le
bétail de l'obstiné. Il a déjà tâté de toutes les justices, religieuse,
civile, militaire; il ne demande qu'à y retourner; comme ton» le?
sectaires, il & l'amour de la controverse publique, la foi naïve que
ses argumens finiront par convaincre ses adversaires. Aucune décep-
tion ne la rebute, cette foi robuste! Sutaïef ne cesse de reprocher k
ses voisins leur égoïsme, leur rapacité, leur attachement aux biens
terrestres ; surtout les clôtures et les serrures lui paraissent des pré-
cautions honteuses entre chrétiens; il a bravement pcôché d'exemple,
laissant ouvertes sa grange et sa maison. Tous les garnemens du
pays sont venus lui voler son blé ; il les regarde faire et n'en démord1
pas. — Il y a dans ces tribulations un côté de comédie ; c'est la
comédie inquiétante de Cervantes et de Molière avec son envers de
drame ; en nous montrant la chimère idéale bernée par le gros boa
sens de la vie réelle, on nous fera toujours rire, mai» d'un rire
gêné, mal sûr de lui-même : il pourrait bien y avoir, quelque part
dans l'ombre, un spectateur terrible qui rit de nous à son tour, ne
trouvant parmi nous* comme l'homme aux rubans- verts,
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UN SECTAIRE «USSE. 83
..* Que lâche Hatterie,
Qa'iiyttilfce,. iotéctt, trakieen, fourberie.
Parfois la folie héroïque a des Hlummations qui désarment l'iro-
nie et commandent le respect. Un soir, Sutaïef arrive à l'improviste
devant sa grange et trouve quelques coquins qui déménageaient sur
tme charrette ses sacs de farine. !1 entre, voit un sac oublié, le
charge sur 6es épaules et le porte à la charrette. « Puisque vous ^n
avez besoin, prenez-le ! » Le lendemain, les moujiks repentans lui
rapportaient les sacs pleins et le suppliaient an nom du Christ de
les reprendre : « Nous avons pensé depuis *ier. » Une autre fois, •
une pauvre veuve «e plaint -en présence de Sutaïef du délabrement
de son toit ; ce toit laisse frlfrer la pkûe et elle n'a pas de quoi ache-
ter des bardeaux pour le séparer. Au premier jour de marché, la
veuve trouve une chairetéede bandeaux dans sa cour; un homme
les avait apportés, rangés contre la palissade, et s'en était allé sans
dire mot. Le lendemain, cette femme rencontre Sutaïef : « Pourquoi
as-Ui fait cela, puisque je n'ai pas »dr argent pour te payer? — Est-ce
que je te -demande de l'argent? Tu eeuds<les chapeaux -de ton mé-
tier : quand j'aurai besoin d'un chapeau , tu me 4e feras. » Tout
récemment, une mendiante qui passait par Chévélino frappe à la porte
de Sutaïef*, suivant l'usage «de la maison, on la reçoit, on la nourrit,
on la couche, De grand matin, la famille part pour le travail ; l'étran-
gère, restée seule, se lève, remarque que 4es armoires et les coffres
n'ont pas de serrures ; elle ouvre, Toit quelles vêteraens de femme,
se laisse tenter, les noue dans un liage, sort et reprend sa route à
travers champs. Bas villageois qui labouraient aperçoivent l'incon-
nue avec son paquet suspect, l'arrêtent, ^interrogent H la ramè-
nent chez Sutaïef, où le vol 'est constaté. Le maître de la maison
survient : « Pourquoi lui avee-vous lié les mains ? — » C'est une
voleuse 1 » Suftaëef regarde lentement 4ous les assistons : n Et nous
tous, que sommes-nous donc? — Il faut la mettre en jugement,
reprennent les paysans. — À quoi bon la juger? Pour la jeter en
prison ? A quâ'Oela profitenht-il? » Et, se retournant vers sa femme,
qui accablait <ie repioches la voleuse : a Assez grondé, Maria; pré-
pare à dimer jt dette pauvre créature et qu'elle aille à la garde de
Dieu. » Vous penses à une page fameuse Testée dans la mémoire
de tons; eh hienl naturellement, d'instinct, ce pauvre moujik a
rencontré Je trait de sublime chrétien que le génie du poète prêtait
à Tévôque liyrial. Sutaïef, vous n'en doutez pas, n'a jamais lu les
Misérables; û n'a lu que son évangile.
J'ai dit que le novateur «vait essayé « d'organiser » autour de
lui, à Chévélino, la commune fraternelle de ses rêves. Plusieurs
adepies ont .répondu à son appel et remis leur avoir entre ses
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84 REVUE DES DEUX MONDES.
mains pour les besoins de tous les frères* Il s'est trouvé dans
le nombre un fripon, qui a commencé à faire des dupes à son
profit parmi les paysans; ceux-ci l'ont dénoncé à la justice, on
a ouvert une enquête, et la communauté naissante s'est dissoute à la
suite de cet incident. Sutaïef s'est consolé en relisant à ses disciples
l'histoire d'Ananias et de Saphira. Il ne perd pas l'espoir de recom-
mencer la tentative sur une plus grande échelle et dans de meil-
leures conditions, à Chévélino ou ailleurs. Le pauvre homme veut
essayer de la réalité pratique, qui ne lui réussit guère. C'est le tort
des politiques et des apôtres : ils ont un beau rêve qui fait la joie
de leur cœur; ils demandent tous pour lui l'épreuve de la vie, qui
leur rend un monstre mutilé ou mort. En attendant, notre sectaire,
ne voyant que péché dans toutes les professions, s'est fait gardien
des troupeaux du village; on les lui confie volontiers, chacun fait
fond sur son honnêteté; ceux même qui blâment son hétérodoxie
ont à son endroit le respect inné du peuple russe pour l'illuminé,
« l'homme de Dieu. » Quand on interroge ce petit monde paysan
sur le compte du novateur, on y trouve trois ou quatre dispositions
diverses, celles même que toute société humaine a toujours mani-
festées en présence d'apparitions de cette nature. Une petite mino-
rité se rallie franchement à la doctrine; la majorité raille le témé-
raire de vouloir être plus sage que tout le monde; quelques-uns lui
demandent un miracle pour prouver sa mission ; les vieux croyans
s'étonnent de ce que son blé pousse alors qu'il ne porte pas de croix
au cou ; les plus simples, écoutant le son pieux de ses paroles sans
pouvoir pénétrer ses idées, le considèrent comme un saint. — Un
saint ! il l'eût été trois siècles plus tôt. Certaines familles d'âmes
changent perpétuellement de nom avec les évolutions des idées
générales. Prenez ce même paysan, embrasé de piété, dévoré de
scrupules, retirez-lui sa Bible et les idées ambiantes, reportez-le à
l'époque des Ivans; vous le trouverez dans un ermitage ou dans un
cloître, nourrissant son âme des alimens d'alors; même s'il eût
pensé hardiment, on n'eût guère contrôlé ses doctrines dans la Rus-
sie du xvr siècle; on n'eût vu que les vertus de l'ascète, le zèle de
« l'homme de Dieu; » la voix du peuple l'eût béatifié et son image,
appendue sous quelque lampe, recevrait l'encens des diacres au
lieu de leurs anathèmes. L'homme flotte à la dérive du temps,
comme la branche morte au courant du fleuve, jouet du premier
accident qui fixera sa destinée ; si les sables et les frênes l'avaient
arrêtée là-haut, on l'eût recueillie peut-être pour planter une
croix au carrefour voisin ; un hasard de brise la pousse plus bas,
des mariniers la trouveront bonne pour tailler une vergue à leur
voile.
Les premiers adeptes de Sutaïef ont été les membres de sa
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UN SECTAIRE RUSSE* 85
famille. Là , du moins , l'apôtre ne rencontre nulle opposition. Sa
femme, ses fils, ses belles-filles sont aveuglément dévoués à a la
foi nouvelle. » Suivant la coutume des paysans russes, tout ce
monde vit patriarcalement entassé dans la même maison; une
humble isba, pareille aux autres, avec cette seule différence que
des évangiles remplacent les images de sainteté sur la planche aux
icônes. Partout un air de propreté et de décence assez rare, même
dans les demeures plus aisées. La conduite de chacun des membres
de la famille est irréprochable; ils donnent l'exemple de l'union
chrétienne et des mœurs les plus pures. Quand M. Prougavine fut
introduit dans cet intérieur, le p^re était seul avec ses belles-filles,
sa fille a non mariée » et ses petits-enfans « non baptisés. » Son
gendre et ses fils avaient été reprendre à Saint-Pétersbourg leur
métier de tailleurs de pierres. Ils ont fait parvenir à Sutaïef des
journaux qui parlaient de lui, avec des commentaires que le bon-
homme avoue ne pas comprendre. Ils lui envoient également des
brochures et des sermons de M. Pachkof (1) avec leurs impressions
sur l'enseignement piétiste. Sutaïef s'élève vigoureusement contre
la doctrine des prédicans de Pétersbourg; ils mettent le salut dans
la foi; c'est dans les œuvres qu'il faut le chercher, dans « l'orga-
(1) M. Pachkof est un Russe très haut placé par sa naissance et sa grande fortune,
qui t'est retiré de la rie mondaine pour se consacrer aux intérêt* spirituels du
peuple. De concert arec un de ces missionnaires laïques qui ne sont pas rares en
Angleterre, lord Redstocke, il a institué dans son hôtel, à Pétersbourg, des confé-
rences religieuses ; à certains jours, les gens du plus bas peuple emplissent ses sa-
lons; M. Pachkof lui-môme ou quelque autre prédicant laïque leur enseigne : « com-
ment on doit chercher Christ. » Ces messieurs vont eux-mêmes dans les ateliers, dans
1 5 lieux de réunions populaires, prêcher la bonne parole. Ils font traduire en russe,
par dizaines de mille, ces petites brochures piétistes si en faveur chez nos voisins
d'ouire-Manche, et les répandent gratuitement dans tout l'empire, avec des bibles et
des homélies. Au cours de ses études sur les sectes, M. Prougavine a trouvé ces bro-
chures dans les villages les plus reculés de Russie, au Caucase, à l'Oural, en Sibérie.
Le nom de M. Pachkof a conquis ainsi une incroyable popularité dans tous les milieux
où l'on s'occupe de recherches religieuses; aucun sectaire ne passe à Pétersbourg sans
aller le voir, sûr de trouver là des livres d'édification et au besoin des secours pécu-
niaires. Des que M. Prougavine arriva à Chévélino, quelques paysans dirent : ■ Ce
doit être le géoéral Pachkof. ■ Des milliers do gens du peuple ont déjà passé par
renseignement pachkovien, ou redstokiste, comme on dit plus communément. Cet
enseignement garde un caractère évangélique assez vague, la forme et l'esprit des
prédications anglicanes, sans aucun dogmatisme particulier. Un trait bien russe, c'est
qu'il n'y a pas de scission apparente entre ce groupe religieux et l'église orthodoxe;
on témoigne à celle-ci une déférence polie, on suit au besoin ses observances, on ne
touche pas à ses dogmes 5 en réalité, on modifie radicalement son esprit, on substitue
à la vieille liturgie nationale des formes de prières et un fonds de pensées purement
anglicanes. Le prosélytisme biblique de l'Angleterre, s'attaquant à ce coin du monde
russe, aboutit à un compromis très curieux, très respectable d'ailleurs, car ces gens
de bien pratiquent la plus large charité sous toutes ses formes.
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86 REVUE ©ES DEUX MONDES.
nisatîon de la vie commune. » Décidément le champ de la pensée
humaine est bien étroit et Ton y tourne sur soi-même. Qui s'atten-
dait à la retrouver ici, reprise entre un seigneur et un moujik
russes, cette vieille dispute de la foi et des œuvres qui a divisé le
moyen âge, la réforme, et fait couler tant d'encre savante dans le
monde théologique? — M. Proogavine a tenu à bien éclaircir les
rapports des sutaïévites avec M. Pachkof ; il a constaté que le sec-
taire n'avait pas eu connaissance de ce mouvement d'idées durant
son séjour à Saint-Pétersbourg et qu'on ne pouvait chercher là
l'origine de son évolution religieuse. De même pour les stundistes;
Sutaïef n'en a entendu parler que tout récemment : « 11 y a beau-
coup de bon dans lear doctrine, ils se rapprochent de nous. » En
dehors de sa famille, le novateur a trouvé des adhérons dans les
villages voisins. Il y a eu un fort beau cas de conversion, qui ferait
honneur aux sectes les mieux posées : c'est un des soldats de Tes*
corte qui convoyait le fils de Sutaïef au lieu de son internement;
cet homme a été tellement touché par les discours du réfractaire
qu'aussitôt après avoir reçu son congé, il est venu trouver le père
pour lui demander à être reçu dans la communauté, offrant tout
son bien et le concours de tous ses proches. Néanmoins M. Prouga-
vine estime fort exagéré le chiffre officiel de mille adeptes qu'on lui
avait fourni à Tver; c'est par dizaines tout au plus qu'il faut comp-
ter les partisans décidés, ceux qui suivent jusqu'au bout l'initiateur,
abandonnent l'église et sont prêts à entrer dans la commune frater-
nelle. Les évaluations sont fort difficiles ; peut-être plus d'un fait-il
comme ce timide qui racontait à notre auteur son accord tacite
avec le prêtre; il n^participe plus aux sacremens, mais il verse la
petite somme exigible pour l'accomplissement de ses devoirs; on
continue à le porter sur les listes comme orthodoxe pratiquant. Il
est encore plus difficile de supputer le nombre , assurément très
grand, de ceux qui sont à divers degrés sympathiques aux doc-
trines de Sutaïef, qui penchent vers elles sans y tomber, retenus
par l'habitude, la crainte des tracas et des persécutions. Tout le
monde n'a pas la vocation du martyre, ce signe du vrai sectaire ;
Sutaïef Ta reçue du ciel. La nécessité d'une propagande infatigable
a fait l'objet de ses derniers entretiens avec son visiteur; comme
M. Prougavine l'exhortait à la prudence, lui rappelant ses nombreux
démêlés avec la justice et les poursuites du chef d'hérésie encore
pendantes, l'apôtre s'est écrié superbement : « Il est dit dans l'évan-
gile : — Allez et prêchez, on vous persécutera, on vous traînera en
justice. — Je ne crains pas le jugement. De quoi aurais-je peur?
On me jettera en prison? on me déportera? Je trouverai partout
des hommes à qui parler de la vérité. Ici ou là, au Caucase ou plus
loin, qu'importe? Dieu est partout. Je ne crains pas ceux qui tour-
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UN SECTAIRE ICSSE, 87
mentent te corps , je ne crains que la perte de mon âme. Si l'on
me disait : — On va t' enterrer vivant, — je ne tremblerais pas*
Qu'on me chasse,., j'attends;,, qu'on me prenne,., je veux souf-
frir! »
T.
D'oà part ce cri passionné? Est-ce de notre siècle indifférent?
N'est-oe pas plutôt du xvi% du xv siècle? Les hommes que nous
venons d'entendre sont-ils nos contemporains ou ceux de Jean Huss
et de Jérôme de Prague? En parcourant cette histoire russe, le
lecteur a certainement cru relire une histoire du temps de la
réforme; hommes, vies, sentimens, idées, paroles, tout semble
emprunté à ce temps, tout nous était connu, les noms seuls sont
nouveaux; sans eux, la méprise pourrait être complète. Je ne me
suis pas trop avancé, je crois, en disant que ce coin du présent
jetait une vive lumière sur les grands faits du passé. Il serait presque
banal de rechercher les analogies; elles se présentent d'elles»
mêmes i chaque esprit familier avec les études historiques. Toute-
fois, poitf trouver ces analogies plus exactes et ne pas être entraîné
à de fausses déductions, ce n'est point à la période triomphante de
la réforme qu'il faut se reporter ; mieux vaut reculer par-delà Luther
et Calvin jusqu'aux précurseurs du xv* siècle, aux premiers lecteurs
de bibles vulgaires, lollards d'Angleterre et taborites d'Allemagne.
Sutaïef et l'état social dans lequel il vit font admirablement com-
prendre ce qui se passa dans le peuple d'Angleterre, par exemple,
quand parut la bible de Wyclef avec ce prologue : « Chaque endroit
de la sainte Écriture, les clairs comme les obscurs, enseignent la
douceur et la charité. C'est pourquoi celui qui pratique la douceur
et la charité a la vraie intelligence et toute la perfection de la sainte
Écriture ; ainsi, que l'homme simple d'esprit ne s'effraie pas d'étu-
dier le texte. »
Avançons de quelques années, passons en Bohême ; ici la compa-
raison présente un intérêt très vif. On sait que les populations de
ce pays sont de race et de langue slaves; entraînées de bonne heure
dans l'orbite de la civilisation occidentale, elles fournissent d'habi-
tude aux partisans de la théorie des races un champ, d'expériences
où ils veulent deviner ce que feront dans telle circonstance les Slaves
d'Orient. Précisément la Pensée russe publie, en regard des articles
de M. Prougavine, une étude de M. Venguérof sur le mouvement
hussite. L'écrivain moscovite s'empare de cette phrase du profes-
seur flôfler, le biographe de Jean Huss qui fait autorité en Alle-
magne : c Après de longues années de travail consacrées aux hus-
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88 REVUE DES DEUX MONDES.
sites, je ne puis arriver à m'expliquer comment cette révolution
s'est produite, tant elle était peu justifiée par la situation générale. »
— M. Venguérof constate, en effet, qu'elle n'a été produite ni
par une haine de races, ni par une oppression politique, ni par une
doctrine confessionnelle; il conclut en affirmant qu'elle fut une explo-
sion du u sentiment purement moral, » de « l'idéal de justice slave»
poussé à bout par la corruption du clergé et des hautes classes,
par le spectacle de la décomposition sociale qui marqua la fin du
moyen âge. Jean Huss et Jérôme de Prague furent a les plus hauts
représentais de l'idéalisme slave, » de la passion pour le vrai et
le juste. Ils ne meurent pas, comme les autres réformateurs, vic-
times de la scolastique, martyrs d'une idée obstinée, d'une héré-
sie doctrinale; ils ne rejettent rien du catholicisme en principe; ils
veulent la réforme des mœurs, « la vérité et lu justice; » ils le
disent et ils meurent en le répétant. La révolution soulevée par eux
est donc une protestation de la conscience populaire, au nom de
l'évangile, contre le mensonge de l'église et du siècle (l). — Quand
un écrivain slavophile est sur ce terrain, il va longtemps et ne
compte pas les pages : je prie de croire que j'en résume un bon
nombre dans les limite** qui précèdent. Faisons nos réserves. Il ne
faut pas abuser de cette théorie des races qui prête à bien des
mirages; en outre, quelques puhlicistes russes sont sujets à une
exagération qui étonne d'abord et fatigue vite l'étranger; à les
entendre, la race slave est douée en propre de certaines vertus
mystérieuses, si mystérieuses qu'elles échappent aux définitions
précises et qu'il faut les connaître par acte de foi; non-seulement
les hommes des autres races ne peuvent prétendre à ces vertus,
mais ils ne peuvent môme pas les comprendre, m'affirmait un jour
un grand et singulier écrivain que la Russie vient de perdre. C'est
là un sentiment très jeune, celui de l'enfant qui imagine son père
fait dune autre maii'Te, que le commun des hommes; c'est peut-
être l'excès inséparable du patriotisme à outrance, un fier défaut,
qui vaut bien des qualités critiques. Je reconnais d'ailleurs qu'il
est tout aussi laiigutit pour un Musse ou un Anglais, d'entendre
affirmer que l'Europe vient emprunter son esprit et ses vues dans
les bureaux de uoa journaux à bons mots.
(1) Un de* traitâmes pi un caractéristiques de la flexibilité de l'esprit russe, c'est la
situation île aaiui in parUbus faites Jean IIush par de« historiens ire* con*>enraieurs.
Ou lu riclauii» connue le premier champion de l'idée slave en Occident, cela suffit.
L'an dernier, alor* qu* le* ait que* de la presse allemande donnaient de l'humeur,
quelque* »lavo|»hilf)4v i. nant «le trè* près aux hautes ttpitères religieuses, proposèrent
do cu-brer par «in» (eie nationale l'anniversaire de *a mort. « Le bûcher «le Huss
flambe encore, « «'écriait w. Ak>akof. Nul ne se fut étonné en Russie de voir faire une
apothéose officielle au grand révolutionnaire du xv* siècle.
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UN SECTAIRE RUSSE.
Grâce au ciel, nulle famille humaine n'a été avantap
ritéede son patrimoine, l'idéal de vérité et de justice:
tous les cœurs; seulement il est vrai que l'homme du Nord, <
rêveries moroses de sa misère, le couve plus âprement: il est vrai
que, dans les couches populaires des pays slaves, moins usées par
les compromis de la civilisation, il se rencontre un plus grand
nombre de natures jeunes, ardentes et tenaces, qui so'iflreni impa-
tiemment les retards du progrès et se précipitent vers leur \ision
malgré tous les obstacles. Parties d'une idée évidemment, juste,
soutenues par leur foi religieuse qui la sanctionne, ces natures ne
reculeront devant aucune violence pour réaliser l'absolu de l'idée
dans un monde où nul absolu n'est réalisable. Pour instituer le
règne de justice et de charité, elles iront aux derniers excès de Tin-
justice et de la barbarie. On s'est beaucoup moqué de Robespierre
et de Saint-Just qui, voulant faire le bonheur de tous les hommes,
commençaient par les décapiter successivement; l'un de3 deux, au
moins, était sincère; ils suivaient la logique naturelle, fatale, de
tout vrai croyant. C'est ce que firent les hussites; plus impatiens
que leurs voisins d'Allemagne, des Flandres et d'Angleterre, ils
partirent un siècle plus tôt derrière l'idée naissante de la réforme ;
ils ne purent lire la bible sans en appliquer aussitôt la lettre à une
société qui lui donnait des démentis. Pour rendre leur pays meil-
leur, ils le mirent à feu et à sang. C'est ce que ferait peuf-être plus
d'un Russe avec la conviction naïve qu'il exécute les volontés de
l'Éternel. Le 30 mai 141tf, à Constance, quand Jérôme de Prague,
lié sur le bûcher, eut dit lui-même au bourreau d'allumer la paille,
des langues de flamme s'élancèrent et vinrent lécher les lèvres du
condamné; comme ces lèvres disparaissaient dans la fumée, il en
sortit ce dernier cri : « J'ai ardemment aimé la vérité! » Lorsqu'ils
s obstinent à cet amour, ils sont tous comme Jérôme, ces furieux de
l'idéal.
Certes, le bon Sutaïef compte parmi les pacifiques, les humbles
de cœur; il a horreur des moyens violens; il critique tout, mais il
se soumet; pourvu qu'on le laisse controverser avec ses textes, il
respecte qui le condamne et espère mieux convaincre une autre
fois. Ne vous y fiez pas pourtant; si Sutaïef voyait à portée de sa
main la réalisation de ses espérances, s'il ne s'agissait que de sup-
primer un petit obstacle et puis encore un petit après, — c'est tou-
jours ainsi que les obstacles apparaissent au réformateur, tout pro-
ches et un par un, comme les plis de montagne dans une ascension,
— si l'assentiment d'une foule l'encourageait, je ne répondrais pas
que l'apôtre de l'amour ne fût bien vite conduit à faire sauter des
villes. Les patriotes russes vantent volontiers la charité touchante,
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00 REVUE DES DEUX MONDES.
la bonté enfantine de leurs paysans; en effet, je ne connais pas de
peuple plus doux; en un an, dans une vaste province, il se commet
moins de crimes contre les particuliers qu'en un mois dans un
quartier de Paris; même quand le moujik est ivre, et Dieu sait si
c'est fréquent! presque jamais de rixes. D'autre part, l'histoire de
ce peuple si doux enregistre jusqu'aux jours présens les crimes
publics les plus tragiques; et le lecteur d'Occident, qui s'indigne au
récit des vengeances exercées contre les malheureux juifs par ces
mêmes paysans, les traite de barbares; il a raison, et les patriotes
russes n'ont pas tort* 11 n'y a pas de contradiction dans ces deux
aspects. Chez tous les primitifs l'impulsion d'une seconde jette
l'homme d'un extrême à l'autre; la loi des réactions fait que le plus
flegmatique d'habitude sera le plus colère à son heure. Le paysan
russe est, suivant son expression populaire, « une âme d'or » prise
dans des organes brutaux; terrible sera la minute où, sous le poids
d'une idée fixe, d'une souffrance, « l'âme d'or > étouffée lâchera la
bête en liberté.
Sutaïef est-il iroe exceptaoa dus son milieu? Je renvoie ceux qui
soulèveraient cette objection au curieux petit litre 4e M. Yousof
sur les dissidens (1). Ils y verront que, sur tous les points du ter-
ritoire russe, on constate des manifestations identiques à celle qui
vient de nous occuper. C'est Bondarei, le paysan Se Saratof, de la
secte des autobaptistes : celui-là m écrit un opuscule, le Véritable
chemin du salut, où la doctrine est, à peu de chose près, celle de
Sutaîef ; c'est Gabriel Zimine, le cosaque du Don, qui a fondé la
secte des nort-priam, et enseigné que le chrétien n*a nul besoin
d'une église, mais uniquement de l'évangile, de la prière mentale
et de la recherche de k perfection ; c'est Yakovlef, qui prêchait à
Kostroma la vie spirituelle et la communauté des biens. Je cite au
hasard, dans le nombre* Tous ces apôtres populaires parlent à leurs
adeptes d'un pays idéal, Biélovody, la terre des Eaux-Blanches, qui
existe quelque part en Asie; dans cette île d'Utopie des sectaires
russes, il n'y a ni vol ni injustice, pas d'impôts, pas de fonction-
naires. — Suivant M. Yousof, le rsskol ne fut à l'origine que la
forme d'opposition naturelle au peuple russe, une protestation de
l'esprit démocratique et de la vieille indépendance contre la con-
ception gouvernementale tartare, puis allemande, des tsars Alexis
et Pierre Ier; le schisme reçut son organisation dogmatique du bas
clergé, soulevé contre les tentatives du patriarche Nicon pour le
hiérarchiser plus fortement. Depuis « le raskol est devenu chez nous
la seule issue pour tous ceux qui ont soif de vie spirituelle, il se
[V) J. Twreof, Rousskk distidenti, Saint-Pétersbourg, 1881.
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UN SECTAIRE RUSSE. 91
recrute parmi les élémens les plus énergiques, les esprits les plus
vifs de notre pays. » — M. Yousof affirme qu'aujourd'hui le raskol
tend de plus en plus à sortir de son cadre dogmatique et de sa tra-
dition immobilisée pour se confondre avec le mouvement rationaliste
des sectes nouvelles. Voici sa conclusion sur l'état actuel du vieux
schisme : «c La partie avancée professe le rationalisme religieux, et le
reste est dans le chemin qui y conduit... grâce aux bezpopovtzi,
— sans-prètres, — le rationalisme s'étend rapidement sur la terre
russe. » Or les bezpopovtzi% avec leurs nuances innombrables,
forment le gros de l'armée du raskol; on en compterait jusqu'à
huit millions. Si cette assertion de M. Yousof est exacte, il ne res-
terait que peu de refuges à cet esprit byzantin dont je parlais en
commençant et qui inspira d'abord les hérésiarques russes. Quoi
qu'il en soit de cette évolution des schismatiques, séparés depuis
deux siècles de l'église orthodoxe, vers les idées et les sectes évan-
gèliques, il est certain que ces sectes bénéficient presque exclusi-
vement des déserteurs actuels de l'orthodoxie ; je suis en mesure
d'établir qu'en ce moment, dans la province de Kharkof, la propa-
gande des stundistes fait de nombreux adeptes. En ces matières, il
est téméraire de se fier aux chiffres que chacun avance; la statistique
n'est qu'une arme aux maies des partis. Un seul document officiel,
qui date de trente ans, nous donne une base sérieuse ; c'est le rap-
port du comte Pérovslu, ministre de l'intérieur en 1850, à l'empe-
reur Nicolas, après l'enquête de Liprandi: le ministre estimait à neuf
millions le nombre des raskolniks et dissidens de toute catégorie.
Depuis lors, avec l'accroissement normal de la population et la pro-
pagande, tous les auteurs acceptent comme un minimum pour ces
dernières années Je chiffre de douze millions de dissidens. Cham-
pions ou adversaires de l'orthodoxie, tous les Busses, si divisés
qu'ils puissent être sur la valeur des doctrines, sont unanimes à
constater avec 11. Yousof que cette sélection s'opère sur les ëlémens
les plus robustes et les plus développés de leur peuple.
De ces faits, quelques personnes seront peut-être tentées de
conclure que la Russie est à la veille d une rèformation religieuse ;
ce serait aller bien vite en besogne et se méprendre, à mon sens.
Nous ne voyons ici rien de semblable à l'explosion irrésistible,
ordonnée, dirigée par de puissans esprits, qui souleva les âmes
au xvie siècle. Nous assistons aux anxiétés, aux tâtonnemens, au
réveil inconscient de l'esprit critique et à la révolte du sens reli-
gieux qui marquèrent dans le nord de l'Europe les premières années
du xv* siècle. Le paysan de Tver qui nous a servi de type d'étude
est un isolé, un impuissant : que ses disciples l'enterrent nuitam-
ment sous le plancher ou qu'il aille chercher le sommeil orthodoxe
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92 REVUE DES DEUX MONDES.
sous les bouleaux du cimetière , il a fait vraisemblablement toute
sa tâche et tout son petit bruit. Dans le-* profondeurs des « terres
vierges, » dans les forêts du Nord et les steppes du Sud, il y a
des milliers de paysans amenés par des causes identiques à l'état
de conscience constaté chez Sutaïef. On en découvre quelques-uns,
on en ignore certainement beaucoup. Mais ces âmes d'avant-garde
ne se sont pas concertées; nul lien ne les rattache : le mouvement
se produit au-dessous des classes instruites ; il ne peut donner actuel-
lement ni une doctrine viable ni un cadre général. Enfin ce peuple
du xv* siècle est juxtaposé à des classes dirigeantes, à un gouverne-
ment du xix' siècle; il trouvedans celles-là l'indifférence, dans celui-ci
une tolérance relative; les novateurs peuvent subir des tracas, ils
n'ont à redouter ni persécutions violentes ni bûchers : or ce sont les
persécutions et les bûchers qui font mûrir les crises religieuses.
Voilà pour le présent.
11 est des téméraires qui veulent toujours voir plus loin dans le
futur : ne refusons pas de les suivre, le regard perdu par-delà les
horizons de demain. Nous avons recueilli des indices considérables;
le peuple russe a soif de consolations spirituelles et les cherche
volontiers dans l'interprétation personnelle de l'évangile; le prin-
cipe du libre examen ne l'effraie nullement; il a le goût de la
découverte et de la dialectique. M. Mackenzie-Wallace, dans son
excellent livre, nous raconte comment, chez les molokanes de la
steppe, des paysans argumentaient sur l'Écriture avec l'aplomb
d'un docteur en droit canon. Dn juge en qui j'ai toute confiance
me disait naguère avoir lu quelques pages de la Bible à une vieille
femme illettrée qui entendait pour la première fois cette lecture;
elle marqua une vive curiosité, voulut approfondir le sens et poussa
les questions les plus embarrassantes pour le lecteur. On a cru jus-
qu'ici qu'en matière de religion les Slaves étaient des méridionaux,
uniquement sensibles, comme les populations latines, aux pompes
extérieures, aux liturgies mystérieuses et minutieuses. Ce n'était
là peut-être que la phase enfantine de leur développement si retardé.
La race slave n'a pas dit encore son grand mot dans l'histoire, et
le grand mot que dit une race est toujours un mot religieux.
Qui sait si ce peuple, dernier venu sur la scène intellectuelle,
n'est pas destiné à élargir encore le puissant édifice du christia-
nisme? Des gens d'esprit ont décidé que cet édifice croulait et
devait mourir de sa belle mort : l'humanité décide contre eux
que la terre, tant qu'elle tournera dans la souffrance comme
dans sa triste atmosphère, aura besoin d'une religion pour con-
soler les misérables. D'autre part, l'histoire nous force à recon-
naître que cette religion subit, à de longs intervalles, des réno-
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UN SECTAIRE RUSSE. 93
varions extérieures qui l'assouplissent aux besoins présens des socié-
tés. Depuis dix-huit cents ans, l'évangile a suffi à ces exigences
sans cesse renaissantes ; en creusant plus avant le merveilleux livre,
l'homme y trouve 1 aliment voulu pour sa faim nouvelle. M. Réville
a dit excellemment : a L'esprit du christianisme est la recherche
inquiète du meilleur. » Aujourd'hui beaucoup d'âmes croient que
la crise de la conscience moderne doit se résoudre par une de ces
rénovations. Plus grand encore est le nombre des intelligences ten-
dues vers la recherche du mieux social ; c'est dans cette direction
que la mine évangélique est la plus riche, la moins fouillée; là
se cache peut-être la formule religieuse et sociale que tant de cœurs
sollicitent. Oh! je sais bien que, depuis 1848, cette idée est enta-
chée de défaveur et surtout de ridicule. Avant de rire, j'ai coutume
de regarder toujours en arrière et de me représenter comment nos
aïeux auraient ri des idées les mieux établies pour nous. Prenez,
par exemple, un sujet de Philippe II d'Espagne, de Marie d'Angle-
terre ou de Charles IX de France; tout à coup, ce voyant se met à
prédire l'émancipation absolue de la conscience, la faculté pour
chacun d'adorer Dieu suivant ses propres lumières, la liberté de
décider publiquement sur toutes les matières, l'égalité civile et poli-
tique, la surveillance du pouvoir par tous les intéressés. Certes,
tous ses contemporains eussent traité de fou ce visionnaire s'il eût
ainsi prédit les conséquences des nouvelles découvertes qu'on fai-
sait à cette heure dans l'évangile ; pourtant il eût simplemen
annoncé l'état dans lequel nous vivons, les progrès qui devaient
sortir, après deux siècles de travail latent, de la grande secousse
imprimée aux âmes autour de lui. — Ainsi, lors de la première
renaissance religieuse, l'interprétation libérale de l'évangile a pré-
paré la transformation civile et politique à peu près accomplie
aujourd'hui dans le monde chrétien ; pourquoi ne pas espérer qu'à
la prochaine étape, le sens social du livre nous sera révélé et que,
de cette nouvelle évolution religieuse, l'histoire saura tirer encore,
avec sa lenteur et sa sagesse accoutumées, un moule social appro-
prié aux besoins des hommes, aussi supérieur à l'ancien que notre
vie civile est supérieure à celle du moyen âge? Si cette seconde
réforme s'accomplit, d'abord dans les âmes, puis dans les faits, il
faudra reconnaître que le gouvernement supérieur du monde depuis
l'institution du christianisme est une chose miséricordieuse et admi-
rable.
Revenons au peuple russe; rien ne lui interdit de penser qu'il
est appelé à jouer un grand rôle dans ces transformations de
l'avenir. Le tour d'esprit de ce peuple le prédispose à suivre cette
voie; il est foncièrement pieux, il ne craint pas les expériences
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94 REVUE DES DEUX MONDES.
effrayantes; sa pensée toute neuve n'est pas arrêtée par le réseau
de vieilles idées qui emprisonne la nôtre; à la foi* mystique et
pratique, il est surtout enclin à confondre la vérité religieuse et
la justice sociale ; les langues trahissent les secrets des cerveaux :
le russe n'a qu'un mot, nous lavons vu, pour ces deux catégo-
ries de son idéal. Qu'on étudie la conscience obscure du paysan
Sutaîef ou la littérature dont se nourrissent les classes* moyennes,
qu'on interroge les hommes de chair et d'os ou les héros fictifs
de l'imagination,, ou retrouve partout cette vision d'un monde plus
fraternel et plus juste, réformé par la foi religieuse, par l'évangile.
Le mouvement dit nibiliae, avec ses déclamations athées, n'est
qu'une exagération maladive, accidentelle, l'extrémité où verse un
petit nombre de désespérés, ce qa'est l'ascétisme à une religion bien
ordonnée. Les grandes masses populaires* quand elles s'éveilleront,
ne procéderont pas ainsi par négaùons désolantes, pourvu qu'elles
trouvent au-dessus d'elles les lumières et la hon. vouloir des classes
savantes. Fasse le ciel qu'elles ne. s'émeavent pas trop tôt ! Aujour-
d'hui un mouvement religieux et social, purement paysan, ne pour-
rait aboutir qu'à une jacquerie, à une guerre de husskes, laquelle
n'a rien fondé : a l'organisation de la vie commune par l'amour use
réduirait à des destructions et des spoliations de Vandales ; ce n'est
pas avec le rêve incohérent d'un Sutaîef qu'on réforme le monde.
Mais il faut un peu, beaucoup peut-être de ce rêve pour le réfor-
mer. Sans la règle froide et prudente de la science, ce rêve du cœur
du peuple ne peut rien que le mal; la science est en haut dans le
cerveau du corps social ; elle aussi est stérile, si elle ne s'incline pas
pour écouter le cœur : quelqu'un a dit que les grandes pensées
viennent de lui. Ge serait une grande pensée celle qui applique-
rait toutes les forces du sentiment religieux à la sohttioa terrestre
du problème de la justice.
C'est la recherche du grand œuvre, diront les sceptiques* Je le
veux bien, la comparaison est instructive. Durant des siècles, les
alchimistes ont pâli sur leurs creusets ; le vulgaire croyait, les gens
sensés riaient ; un jour, dans ces creusets, la chimie est née ; eUe a
changé le gouvernement du monde physique. Comme le moyen
âge, les temps modernes ont leur grand œuvre : jusqu'ici les alchi-
mistes ont seuls cherché; qui oserait affirmer qu'il ne viendra
jamais un chimiste indiquant La vraie méthode et faisant la lumière?
Pourquoi désespérer d'une entreprise, parce qu'elle n'a été abordée
le plus souvent que par trois sortes d'knpuissans, les ignorans, les
fous et les haineux? Cette entreprise, la révolution française l'a
tentée; partie d'un esprit de négation ou tout au mokis d'un idéal
purement humain* faussée dans son principe par une philosophie
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UN SECTAIRE RUSSE. 95
étroite, par les théories absurdes du Contrat social, elle a erré en
cherchant à améliorer le sort du peuple sans le maintenir par une
discipline morale; elle a semé plus de haine que d'amour, trop
parlé aux hommes de leurs droits, pas assez de leurs devoirs.
Aujourd'hui la savante Allemagne semble vouloir reprendre le
problème avec ses données exactes ; un homme génial, comme ils
disent, l'esprit le plus pratique de notre temps, n'a pas dédai-
gné de mettre la maki ai grand magistère ; ceux mêmes qu'il a
le plus cruellement blessés l'applaudiraient s'il réussissait dans
sa noble tâche. Mais l'Allemagne est prise comme nous dans les
chaînes de fer d'une longue histoire, retenue par la métaphy-
sique et les constructions du passé ; elle est timide, comme tous les
spéculatifs, on peut douter qu'elle mène à bonne fin l'entreprise.
Plus impétueux et plus libres d'entraves, les Slaves se trouveront
peut-être un jour dans des conditions meilleures : ayant la foi des
vieux âges et la science des nouveaux, de grands espaces vierges
dans leurs âmes comme sur leurs terres. Nul n'a vécu chez eux sans
y sentir le souffle d'une puissante espérance ; qu'il soit permis aux
croyans du progrés de la partager. — Que de songes 1 diront encore
les sceptiques. Des songes faits par tant de gens contiennent sou-
vent une part de vérité, et, en Russie du moins, ils hantent beau-
coup d'âmes à ma connaissance. Ceux que ces songes troubleraient
dans leur repos n'ont guère à s'inquiéter ; l'heure de la réalisation
n'est pas proche, si l'on compte d'après la marche accoutumée des
événement historiques; il est vrai que, pour toutes choses, les
modernes ont raccourci le temps, et que f histoire, qui autorise les
prévisions, ne permet pas las calculs exacts. L'astronome est pins
fcetreux que l'historien ; celui-là dit : Tette révocation du ciel revien-
dra à telle date ; celui-ci ne peut quedire : Telle révolution de lTra-
manité se reproduira dans des circonstances données. Un jour, je me
trouvais en mer svr un bateau turc, dans des parages de l'Archipel
fort accidentés et de fond très inégal; oa cherchait un ancrage : du
gaillard d'avant, des matelots jetaient la sonde et criaient à chaque
minute des chiffres différons ; le capitaine ordonna de mouiller.
Je m'approchai pour lui demander par combien de brasses nous
étions; l'Orientai tara les yeux au ciel avec son geste accoutumé et
me répoacWt : « Dieu le saitl * Jetons la sonde dans l'avenir pour
noas domer à nous-mêmes l'illusion que nous gouvernons nos
navires : il faudra toujours nous résigner A répondre comme ce capi-
taine.
EOGÈDŒ-llELCHAOa M VOGUi.
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LES
BIENS D'ORLÉANS
ET
LA LOI DE DÉCEMBRE 1872
Le 8 décembre 1871, un projet de loi ayant pour objet de rap-
porter les décrets du 22 janvier 1852, relatifs aux biens de la famille
d'Orléans, fut présenté à l'assemblée nationale par M. Thiers, prési-
dent de la république française, par M. Dufaure, ministre de la jus-
tice et par M. Pouyer-Quertier, ministre des finances. U proposait
la restitution aux héritiers du roi Louis-Philippe des biens meubles
et immeubles saisis par l'état en vertu de ces décrets, et non aliénés.
Après avoir été examiné par une commission de quinze membres
qui s'en appropria toutes les dispositions essentiel les, il fut discuté le
22 novembre 1872, et l'assemblée, en seconde délibération, par
614 voix, c'est-à-dire à l'unanimité des votans, en adopta l'article
premier, ainsi conçu : « Les décrets du 22 janvier 1852, concer-
nant les biens de la famille d'Orléans, sont et demeurent abrogés.»
Les autres articles furent votés par assis et levé, sans débat, à la
troisième comme à la seconde délibération.
Dix ans se sont écoulés depuis que ce vote unanime a permis aux
princes d'Orléans de reprendre possession d'une partie des biens
qui leur avaient été ravis. Beaucoup d'événemens se sont accomplis
depuis cette époque et, quoique l'étiquette du gouvernement n'ait
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LES BIENS D ORLEANS. 97
pas été changée, le régime politique issu de nos derniers revers a
subi de nombreuses transformations. L'assemblée de 1871 a disparu
après avoir organisé les institutions républicaines. Ses actes appar-
tiennent désormais à l'histoire, et, si la réaction que l'ensemble de
son œuvre législative avait provoquée dans notre société démocra-
tique ne s* est pas tout à fait amortie, on juge du moins cette œuvre
avec plus de calme : la période des polémiques est close. Le moment
est peut-être venu d'apprécier, parmi ces lois, la loi du 21 dé-
cembre 1872 qui abrogeait les décrets du 22 janvier 1852. Rien ne
nous trouble, à coup sûr, au moment où nous entreprenons cette
étude, et rien ne saurait troubler, parmi nos lecteurs, ceux qu'of-
fusque le plus l'image de l'ancienne monarchie française. Il s'agit
sans doute d'une branche de cette dynastie qui remplaça en 987 la
dynastie carlovingienne et des héritiers directs d'un prince qui a
gouverné notre pays de 1830 à 1848; mais nous n'avons à juger en
ce moment ni cette dynastie ni ce règne. Notre tâche est beaucoup
plus modeste. Le gouvernement de la république devait-il, ainsi
qu'il Va pensé, rendre aux princes d'Orléans une partie des biens
que les décrets de 1852 leur avaient enlevés? Les princes d'Orléans
devaient-ils accepter cette restitution partielle? Telles sont les ques-
tions que nous allons examiner.
I.
Le 7 août 1830, la chambre des pairs et la chambre des
députés, après avoir modifié ou supprimé plusieurs articles de la
charte, déclarèrent, a moyennant l'acceptation de ces dispositions
et propositions, » que « l'intérêt universel et pressant du peuple
frauçais appelait au trône S. A. R. Louis-Philippe d Orléans, duc
d'Orléans, lieutenant- général du royaume. » En conséquence, S.A. R.
Louis-Philippe d'Orléans, duc d'Orléans, lieutenant-général du
royaume, était « invité à accepter et à jurer l'observation de la
charte constitutionnelle et des modifications indiquées et, après
ravoir fait devant les chambres assemblées, à prendre le titre de
roi des Français. » Les deux chambres s'assemblèrent en effet le sur-
lendemain 9 août, et le procès-verbal de leur séance débute en ces
termes : a L'an mil huit cent trente, le neuf août, MM. les pairs et
MM. les députés étant réunis au palais de la chambre des députés
sur la convocation de M«r Louis-Philippe d'Orléans, lieutenant-géné-
ral du royaume, son Altesse Royale est entrée, etc. Son Altesse Royale
ayant pris séance, Monseigneur a dit aux pairs et aux députés : « Mes-
sieurs, asseyez-vous. » S'adressant ensuite à M. le président de la
«r. — 488?. 1
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96 REVUE DES DEUX V0N9ES*
^tiribi^^^d*pirt*B,Moiisçigneirrluia dit : «Monsieur le président
«de la dhambre'des déptrtés, veuillez lire la déclaration de la chambre. »
les mômes paroles sont ensuite adresséesau président de la rihambre
des pairs, et le procès-verbri reprend : « Alors Monseigneur a lu son
-acceptation ainsi conçue : Messieurs les pairs et Messieurs les dépu-
tés, j'ai lu avec trne grande attention la déclaration de la chambre des
dëputés et l'acte d'adhésion de la chambre des pairs, fen ai pesé
et médité toutes les expressions. J'accepte sans restriction ni réserve
Jes clauses et engagemens que renferme cette déclaration, et le titre
de roi des TVançais qu'elle me confère, et Je suis prêt à en Jurer
l'observation. Son Altesse Royale s'est ensuite levée, et, la tête décou-
verte, a prêté le serment dont la teneur suit. Serment : En présence
de Dieu, je jure d'observer fidèlement la charte constitutionnelle,
avec les modifications exprimées dans la déclaration ; de ne gou-
verner que par les lois et selon les lois ; de faire rendre bonne et
«acte justice à chacun selon son droit, et d'agir en toutes choses
dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple
français. M. te commissaire provisoire au département de la justice
a ensuite présenté la plume à Son Altesse Royale, qui a signé le pré-
sent en trois originaux... Sa Majesté Louis-Philippe 7*r, roi des
Français, s'est alors placée sur le trône. »
Ainsi, jusqu'à la prestation de serment, Louis-Philippe n'est pas
encore devenu roi des Français. C'est au lieutenant-général qu'a été
portée, le 1 août, la déclaration des deux chambres; il en examine
pendant deux jours les diverses clauses et en médite toutes les
expressions ; il peut encore répudier les engagemens qu'elle ren-
ferme. C'est en quaRté de lieutenant-général qu'A convoque les
chambres et qu'il assiste le 0 août au début de la séance. Tant qu'il
n'a pas accepté l'offre des pouvoirs publics €ft juré d'observer la
charte, le contrat n'est pas formé, le trône est encore vacant.
Or, par acte authentique du 7 août 1*830, Louis-Philippe avait fait
donation à ses enfans, en exceptant toutefois son fils aîné, de la
nue propriété des biens qui lui étaient advenus : !• de la succes-
sion de sa mère; 2* de la succession bénéficiaire de son père;
3<> d'acquisitions faites de 1814 à 1830. Il ne pouvait comprendre
et n'avait pas compris dans cette donation les biens composant
l'ancien apanage d'Orléans, qui lui avaient été restitués en 1814,
mais -qui* d'après les titres constitutifs de cet apanage, étaient
soumis à un droit de retour éventuel au profit de l'état et sont effec-
tivement rentrés, dès 1832, dans le domaine national. Au surplus,
quoique la loi du 4 mars 1*832 eût formellement réuni ces biens à
la dotation immobilière de la liste civile en rappelant que « Tapa-
nage d'Orléans, constitué par les êdits de ItWl, 1672 et 1692,
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«mit, per I*avènemeftt dfc roi, fait retour à l*éQat9 » te commission
nommée par l'assemblée nationale tint à s'assorer elte-méme que la.
donatiea du 7 août avait porté seulement sur des biens disponibles
et se comprenait aucune partie de la fortune apaimgère : « Votre
comnsaio», Hton dans le rapport de M. Robert de Maaey, n'en a
pas moins fait des recherches pour constater l'origine de ces mêmes
biens; ses investigations lai eut démontré qu'ils étaient tous patri-
moniaux (1). »
L'origine des biens (tonnés le 7 août l'930 étant ainsi hors de
toute contestation, le second décret du 22 janvier 1853, pour tes
incorporer an domaine national, eut recours à ^argumentation sui-
vante : « Le président de la république, considérant que, sans vou-
loir porter atteinte an droit de propriété dans la personne des princes
de la famille d'Orléans* le président de la république ne justifierait
pas la confiance du peuple français s'il permettait que des bien»
(1) Dans Is> séance <kr 23 nvvemète 1879, Mi Pascal Dtsprat, examinant Torighse *e*
bien» que Louis-Philippe avait recueillis dans 1» succession do m. sert, hi duchesse
de Penthièvre, s'exprima en ces termes : «B'où provenaient ces bien»* en très grande,
partie? Des apanages qui avaient été constitués, malgré nos lois fondamentales, par
Louis XIV an pioflt d'enfant adultérins. Ces biens passèrent entre les mains du duc
de Peut (lièvre. Mais, à la mort de duc de Penthièvre, en 1793> ils ne pouvaient pa»
passer dans le» mains de sa fille : c'était csotraàre à. toute» les lois-» Jitosi èoncr de
ce coté, Tétai peut et doit opposer de nombreuses réclamations aux prétentions d* la
Camille d'Orléans... » Cette erreur a été très complètement réfutée, dans la même
discussion, par M. Bocber : t La presque totalité de la fortune dont se composait la
succession de ta duchesse d'Orléans, mère de LouS-Philippe et flHe du duc de Pen»
Unèvte, a dit le dépecé du Calvados, pvoveneit de* l'échange de la principauté* et so*>
veraineté de Dombes, fait en 1762 avec le roi Lenis XV es sur sa» demande, parla
comte d'Eu. Cette principauté de Dombes, cette fortune considérable venue au. duc
d'Orléans par sa mère, d'où provenaitrelle elle-même? D'un apanage, avez- vous dit,
d'une dotai ion de Louis XIV, de W" de Mbntespan ! Pas un mot qui soit exact.*.
Celte principauté de Dombesy elle ftrt donnée ew *SSi par un acte authentique, tout le*
menue peut le vérifier, par Mademoiselle, le grande MedetneieeUei Blto Ait denaéei
en 16*4 non pasy encore une fois,, à titre d'apanage par Leuis XIV au profit de se*
légitimés, non pas. au détriment de l'état, non pas par préférence sur les domaines de
Peut; elle fut donnée par Mademoiselle, maltresse absolue de ses biens,, pouvant en
disposer comme ette le voulait, au duc du Haine, le 20 février 1681. Et Mademoiselle,
de qui tenais este ces biens? Des*, met*, Marie de Monlpensier, qui était la femme de
Gaston. oYOrléaes, frêne de Loui* XIH. Bt de sjci sa mère les a*sit»ettB reçual Dfj
Henni de Montpensier, qui était lui-même le représentant et l'héritier de la, branche
de Bourbon-Montpensier. Le duc du Maine eut pour héritier son fils aine, le prince
de Bombes. Le prince de Dombes mourut sans enfuis; il laissa sa fortune à son frère,
le comte tf3u, «soi nlaveebonts XT oet écbas^o de>17©2, leqoei est l"origme de toute
la iestune macesnele 4a emt dVQrieaas, Le comte d'Ee memnst à son mue sans poste*
rite; il laissa, sa fortune non pas à- son oncle, le comte de Toulouse, ce? légitimé de
M"" de Montespan, qui était mort avant lai, mais tout naturellement» par ordre
de succession, à son» plus proche parent, son cousin germain} le duc de Penthièvre,
père de as duchesse dTMéan». »
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100 REVUE DES DEUX MONDES.
qui doivent appartenir à la nation soient soustraits au domaine de
l'état; considérant que, d'après l'ancien droit public de la France,.,
tous les biens qui appartenaient aux princes lors de leur avènement
au trône étaient de plein droit et à l'instant même réunis au domaine
de la couronne;., considérant que cette règle fondamentale de la
monarchie a été appliquée sous les règnes de Louis XVIII et de
Charles X et reproduite dans la loi du 15 janvier 1825; qu'aucun
acte législatif ne l'avait révoquée le 9 août 1830, lorsque Louis-
Philippe a accepté la couronne; qu'ainsi, par le seul fait de cette
acceptation, tous les biens qu'il possédait à cette époque sont deve-
nus la propriété incommutable de l'état;., qu'on exciperait vaine-
ment de ce que l'union au domaine public des biens du prince ne
devait résulter que de l'acceptation de la couronne par celui ci et
de ce que cette acceptation n'ayant eu lieu que le 9 août, la dona-
tion consentie le 7 du même mois avait dû produire son effet; con-
sidérant qu'à cette dernière date Louis-Philippe n'était plus une
personne privée, puisque les deux chambres l'avaient déclaré roi
des Français sous la seule condition de prêter serment à la charte;.,
considérant que les biens compris dans la donation du 7 août, se
trouvant irrévocablement incorporés au domaine de l'état, n'ont pu
en être distraits par les dispositions de l'article 22 de la loi du
2 mars 1832;.. considérant, en outre, que, les droits de 1 état ainsi
revendiqués, il reste encore à la famille d'Orléans plus de 100 mil-
lions avec lesquels elle peut soutenir son rang à l'étranger, décrite :
Article premier. — Les biens meubles et immeubles qui sont l'objet
de la donation faite le 7 août 1830 par le roi Louis-Philippe sont
restitués au domaine de l'état. »
Le gouvernement de M. Thiers, en proposant l'abrogation de ce
décret et la restitution à la famille d'Orléans, non pas de tous les
biens qui lui avaient été enlevés, mais, parmi ceux-là, des seuls
biens qui ne fussent pas encore vendus, l'assemblée de 1871, en
accueillant cette proposition, manquaient-ils à leur devoir? Ils y
manquaient sans nul doute si le décret de janvier 1852 avait vu
clairement et bien raisonné; ils y manquaient s'ils sacrifiaient les
droits légitimes du trésor public, alors obéré, à quelque entraîne-
ment irréfléchi. 11 ne s'agissait pas, en ce moment, de s'associer
aveuglément à la sympathie que des princes longtemps exilés
avaient excitée dans plusieurs départemens, ni de leur décerner,
quelle qu'eût été leur conduite pendant la guerre, un brevet de
courage ou de patriotisme. Le rôle des pouvoirs publics était tracé.
Le droit avait-il reçu du décret que nous avons cité tout à l'heure
une de ces brèches terribles qu'il faut à tout prix réparer? Avait-on
confisqué en 1852 ou n'avait-on pas confisqué, comme paraissait le
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les biens d'Orléans. 101
d'avoir croire l'auteur du décret, se défendant tout d'abord « voulu
porter atteinte au droit de propriété dans la personne des princes
de la famille d'Orléans? » Ah! si l'on avait confisqué, l'hésitation
n'était pas permise.
Montesquieu, Voltaire, Servan, presque tous les philosophes du
xviiie siècle ont flétri la confiscation. On la retrouvait alors à chaque
page de nos codes criminels, qui l'attachaient comme peine acces-
soire, non-seulement à la mort naturelle, mais à toute peine capi-
tale entraînant la mort civile, par exemple au bannissement perpé-
tuel et aux galères perpétuelles. C'était, parmi les odieux abus de
l'ancienne justice criminelle, un des plus odieux. Le législateur,
après avoir frappé le coupable dans l'intérêt du corps social, le
dépouillait dans l'intérêt du fisc : il ouvrait sa succession, vécût-il
encore, et déshéritait totalement ou partiellement ses enfans inno-
cens. 11 punissait la famille d'un crime qu'elle n'avait pas commis
et la punissait en la ruinant. Knfin, pour que cette iniquité n'eût pas
de bornes, il mettait généralement en éveil, dans presque toute
l'Europe, les convoitises privées : tantôt il abandonnait la proie à
quelque délateur, tantôt c'était le roi lui-même qui se dessaisis-
sait au profit d'un courtisan. Les « dons de confiscation » tiennent
une grande place, chacun le sait, dans l'ancienne jurisprudence
française et dans les écrits de nos vieux criminalistes. Aussi les
cahiers de 1789 ne furent-ils, sur aucun autre point, plus indignés,
plus impérieux et plus précis. On sait quel compte en tint la con-
vention nationale : « La guillotine a expédié hier et aujourd'hui
quarante-trois scélérats qui ont laissé à la république près de
30 millions, écrivait Maignet, en mission à Marseille, au comité
de salut public. » La confiscation ne fut abolie que par la charte de
1814.
« Elle ne pourra pas être rétablie , » dit l'article 66 de cette
charte. Mais il y a deux façons de rétablir la confiscation. On peut
la ressusciter au grand jour en la classant de nouveau parmi les
peines que le pouvoir judiciaire doit quotidiennement appliquer. A
vrai dire, l'entreprise serait téméraire ; elle ne pourrait être tentée
que dans un moment de délire révolutionnaire et ne survivrait pas
à l'accès. On peut faire aussi rentrer la confiscation par la petite
porte et comme à la dérobée en mettant, par décret, la main sur
un ensemble de propriétés privées. Les propriétaires réclameront, à
coup sûr, et rappelleront au spoliateur que la confiscation est rayée
de nos lois. Celui-ci répliquera qu'il respecte la propriété privée et
que la confiscation lui fait horreur, mais ne rendra rien, et s'arran-
gera pour dessaisir les tribunaux de droit commun si la question
leur est soumise. Cette sorte de confiscation est la plus dangereuse
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102 REVUE, DfiS DEUi MOWES.
de toutes,, on le conçoit aisément; d'après r ancien système, nul ne
peut être dépouillé que dans les cas prévus et déterminés d'avance;
horrendn lex} sed Ux : d'après celui-ci» le plus faible est purement
et simplement à la discrétion du plus fort. D'après l'ancien, sysr
tème, un juge vérifie si les biens de L'accusé doivent être, en effet,
transférés, au fisc, et les droits du pouvoir judiciaire, unique sau-
vegarde des citoyensr restent saufe r d'après celui-ci, il faut empê-
cher à tout prix les magistrats de contrôler un. acte arbitraire, et la
justice elle-même est mise en interdit. Ni lois ni juges :. il n y a pas
de plus grand péril.
Quand un gouvernement a commis une* pareille faute, m pre-
mière lâche est de la réparer. S'il ne la répare pas luà-méme-, il
appartient aie gouvernement qui le remplace d'agir sans délai. Ge
devoir est élémentaire*
L'auteur dea décrets du 22 janvier 1852 avait-ë commis cette
faute? La France énâ se le figurer il y a trente ans» En effet* on
vît alors un spectacle unique dans les annales du second empire»
Quatre ministres du prince-président, quatre de ses conseillera Ses
plus éclairés et les plus fidèles., MM^Rouher, garde des sceaux; dB
Morny, ministre de l'intérieur; Fouid, ministre des finances; Magne*
ministre des. travaux publics, quittèrent à cette occasion te minis-
tère. Six mois pins tard, les conseillers d'état Conradet et Ginrad,
le maître des requêtes Reverchon, le président de: section Maittard,
furent expulsés du conseil d'état pour avoir osé croire* que les tri-
bunaux de droit commun pouvaient statuer sur le recours des
princes dépossédés. Ges démissions et ces destitutions donnèrent
à penser, sans nul doute, à, cette époque, que l'auteur du décret
s'était mis au-dessus de lois universellement respectées» Une Un
que le corps législatif vota sans débat quatre ans plus tard ne pot
qu'affermir cette opinion. Le second décret de 1862 avait soustrait
aux trois filles de Louis -Philippe, devenues étrangères par leur
mariage, les biens formant leurs constitutions dotales, et la réunion
au domaine national des biens donnés» par le lieutenant-général à
se» enfans le 7 août 1830, provoqua, k ce point de vue, lit-an
dans le rapport de IL Befaert de Hassy, des réclamations diptora*-
tiques, le gouvernement impérial se: soumit, en conséquence, i
une restitution qu'il voulut bien qualifier « d'équitable. » La loi
du 16 juillet 1866* autorisa, le ministre des finances à inscrire ans
le grand livre de ht dette publique trois rentes 9 pour 100 de
200,000 francs chacune sa profit des héritiers de la reine dsB
Belges, de la princesse Marie -Clémentine, duebesse de Sasm»
Gebowg-fiotha, et des héritiers de le princesse Marie-Christine,
dwkesse de Wurtemberg. Ge n'était pa» là* selon toute vtaisemr
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US MEHS d'oUSAHS. 10$
Mance un cadeau qu'en faisait aux trois ailles du feu rai, «n cadeau
n'ayant pour toi-même rie» « d'équitable, » et, ai Ton restituait
qudque chose, c'est apparemment qu'A y «tait lien A restitution (1).
Oe qu'en avait dit à la barre des tribunaux en 1842, MM. Thiers,
Dufaure et Pwyer-Quertier le répétèrent à la barre du paya dans
l'exposé des motifs du projet de loi qu'ils présentèrent à l'assem-
blée nationale le 9 décembre 4371. On y lk : « 11 vous appartient,
messieurs, il appartient 4 cette assemblée, qui oowidère comme
un de «es premiers devoirs de rétablir Tordre moral dans les esprits
et, pour œla, de s'élenrer, partout 'Oà elle les rencontre, contre l'in-
justice et centre 1'iïrégaKté, de proclamer que la France ne veut
pas être solidaire 4e l'atteinte portée dans la personne des princes
d'Orléans au droit fondamental tte la propriété individuelle. Ce
n'est pas devant les membres de cette chambre, à laquelle nous
eroyons avoir déjà donné tant de preuves de notre sincérité, que
nous prendrons le sent de déclarer (pie la proposition dont vous êtes
saisis est étrangère à toute préoccupation politique; un gouverne-
ment honnête est toujours -compris lorsqu'il s'adresse à une assem-
blée «Fbennètes gens. » Ce langage est oWr. Aux yeux de ces trois
hommes d'état, les biens d'Orléans avaient été confisqués admims-
trativement, et le gouvernement devait, dans un intérêt suprême,
réparer du même coup te préjudice privé qu'avaient souffert les
princes dépossédés, le préjudice public qu'avait souffert la société
française atteinte dans sa sécurité, dans son honneur, dans son
eseeaee néme par la transgression d'une de ses lois fondamen-
tales.
Écoulons maintenant H. Pascal Duprat, qui se montra, -dans les
séances du 22 et <*a 23 novembre 1872, très hostile aux princes
dépossédés et déploya les plus grands efforts pour faire échouer le
projet du gouvernement. « Messieurs, dit-il le 22 novembre, j'ap-
plaudis comme vous tous à la pensée qui a inspiré le projet ée kri
qui nous est soumis : c'est une pensée de réparation et de justice.
Les déerets spoliateurs du 22 janvier 1652 avaient atteint le droit
inviolable de propriété, méconnu les règles fondamentales de nos
lois et, je puis bien ajouter, blessé profondément la conscience
publique. » V«ilà pour le fend même du droit; voici pour ht procé-
dure des confiscations administratives : « Pas plus que l'honorable
M. fttscal Bupraft, tfct le lendemain M. •risBon, je n'ai la pensée de
défendre les décrets du 22 janvier, et les honorables amis de la maî-
(1) fto dm trois restes, inscrite sons le n° 5123*, 0» série, le 17 fletofare tt&6, a éU
délWréeau roi des Ba^es; les de** autres ne Baveiseent pas aroir éiô inscrites en
grand-livre : la duchesse de Saxe-Cobourg -Gotha et les représentons de la duchesse de
Wurtemberg se sont abstenus, pendant le second empire, d'en réclamer les arrérages.
(Cf. 1e rapport de M. Robert de Massy.)
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101 R£VUE DES DEUX MONDES.
son d'Orléans se rappellent peut-être que ces décrets, au moment
où ils furent rendus, ne soulevèrent pas dans le parti républicain
moins de réprobation que chez eux-mêmes. (H. Robert de Massy,
rapporteur : (Test vrai I ) Ils nous blessaient parce qu'ils étaient un
attentat à la propriété, je ne veux pas dire dans le fond seulement,
— c'est là pour quelques-uns une question, — mais dans le manque
de forme, de la forme protectrice du droit de propriété... J'entends
encore, messieurs, et j'y applaudis encore, — c'était la première
fois que j'entrais dans le prétoire du Palais de Justice de Paris; il
est donc bien naturel que ce souvenir soit demeuré profondément
gravé dans mon esprit, — j'entends encore les accens inimitables
de Berryer lorsque, avocat des princes et donnant à son argumen-
tation une note dominante qui revenait éternellement, il répétait ce
cri emprunté à un souvenir classique célèbre : Forum et jus ! forum
et jus! Donnez-moi les tribunaux ordinaires, rendez-moi le droit
commun! Forum et jus! — Le forum politique avait été violé;
ceux qui avaient le droit de l'occuper avaient été dispersés, le droit
commun était foulé aux pieds, et ceux-là qui n'avaient pas ressenti
d'autres blessures sentaient, à la blessure faite à des intérêts privés,
que, lorsque la tutelle du droit politique manque, le droit privé n'a
plus de protecteurs. » (Très bien! — Applaudissemens sur plu-
sieurs bancs à gauche.) Belle leçon de droit public, et dont le sou-
venir doit rester ineffaçable.
Mais il ne suffit pas que le président de la république, les minis-
tres, la commission, la majorité, la minorité même aient ainsi jugé
le fond et la forme de cet acte arbitraire, ni qu'un vote unanime ait,
le 23 novembre 1872, clos ce débat. A la rigueur, l'auteur du décret
peut avoir eu raison contre les ministres démissionnaires et les
conseillers d'état destitués en 1852, contre le législateur de 1856,
contre le gouvernement de M. Thiers, contre l'assemblée nationale,
en un mot contre tout Je monde. Examinons et commençons, pour
ne négliger aucun côté de la question, par supposer, avec le décret
lui-même, que le duc d'Orléans fût, en eflet, le 7 août 1830, défini-
tivement investi de la royauté. Vous étiez roi, dit le jurisconsulte
de 1852, et nous le lui laissons dire pour le moment : donc, en
vertu de l'ancienne constitution monarchique antérieure à 1789,
qui avait établi le droit de dévolution, vos biens ont été à l'instant
même réunis au domaine de la couronne. « La consécration de ce
principe, ajoute un considérant plein d'érudition, remonte à des
époques fort reculées; on peut, entre autres, citer l'exemple de
Henri IV : ce prince ayant voulu empêcher, par des lettres patentes
du 15: avril 1590, la réunion de ses biens au domaine de la cou-
ronne, le parlement de Paris refusa d'enregistrer ces lettres patentes,
mx termes d'un arrêt du 15 juillet 1591, et Henri IV, applaudis-
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'ôlv
les biens d'Orléans. 105
dissant plus tard à cette fermeté, rendit au mois de juillet 1601 un
édit révoquant ses premières lettres -patentes. » Il est difficile de
croire que le rédacteur de cette dissertation eût véritablement étu-
dié notre ancien droit domanial.
D'après les principes de cet ancien droit, antérieur à 1566, l'union
du domaine patrimonial et particulier au domaine de la couronne
devait être expresse et ne se présumait pas. De là vient, dit un
domaniste, que nous trouvons des lettres patentes d'union de quel-
ques domaines, expédiées par nos rois et vérifiées dans les cours
souveraines après quatre-vingt-dix et cent cinquante ans de posses-
sion. En voici un exemple : en Tan 1271, le comté de Toulouse avait
été acquis au. roi par le décès d'Alphonse de France, comte de Poi-
tiers, et de Jeanne son épouse, fille du dernier comte de Toulouse.
Les officiers de Philippe le Hardi prirent possession de ce comté et,
quoique depuis ce temps ses successeurs en eussent joui, ce fut
seulement au bout de quatre-vingt-dix ans que le roi Jean l'unit
expressément à la couronne par des lettres patentes de novembre
1361. Bien mieux, les fiefs mouvans de la couronne, possédés
comme domaines particuliers par nos rois lors de leur élévation au
trône, et qui, s'il faut en croire le savant auteur du décret, auraient
dû être unis de plein droit à la couronne, c'est-à-dire au domaine,
étaient néanmoins conservés dans leur nature de patrimoine domes-
tique et particulier , faute d'union expresse. En voici un exemple :
au mois d'août 1284, Philippe le Bel épousa Jeanne, reine de
Navarre, comtesse de Champagne et de Brie. Cette reine mourut
au mois d'août 1804, et son fils aîné Louis lui succéda. Louis devint
lui-même roi de France en 1314. Or les comtés de Champagne et
de Brie furent considérés comme domaine particulier du roi. C'est
ce qui résulte : 1° de la transaction faite entre Philippe le Long et
Eudes IV, duc de Bourgogne, oncle maternel de la fille de Louis le
Butin; 2° du contrat de mariage de Jeanne de France avec Philippe
d'Évreux; 3° de l'accord passé entre Philippe de Valois et Charles II,
roi de Navarre. Bien plus, la maxime de l'union tacite n'était pas
même admise sous Louis XII. La reine Anne devint enceinte en
1509. Louis, au mois de septembre, fit expédier des lettres patentes
portant que, les seigneuries de Blois, Danois, Soissons et Coucy
étant domaines particuliers des ducs d'Orléans, a il n'entendait pas
qu'ils fussent confus avec le domaine royal et public, mais voulait
qu'ils demeurassent en leur première condition privée, comme
héritage maternel et féminin de la maison d'Orléans. » Cela sem-
bla tout naturel, car les précédens abondaient, et le rédacteur
même des décrets, s'il avait vécu à « cette époque fort reculée, »
n'aurait pas soutenu que les lettres patentes du bon roi « De pou-
vaient prévaloir contre les droits de l'état et les règles immuables
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MO REVEE Hl OBUS MSNIBK.
da droit psUcc. » — « Mes princes^ disut ara contraire «a mn
demamsle, étaient mettras absolus de ton* les biens particuliers on
qui leur apfnrtenaient lors de leur élévation k b couronne, ou qui
leur échéaient pendant leur règne. Ces biens, quant à lear nature,
rf étaient dîffireaa e» aucune autre chose de tous les domaines pos-
sédés et appartenant aux sujets de leur étaU »
Ce n'est pas,, nés lecteurs Font compris pour Mm étalage d'éru-
dition que noua répondons par des citations précises et dans a»
langage presque technique à cette partie du second décret dm
22 janvier. Le rédacteur de ce décret afrehe, en effet, une préten-
tion singulière. C'est en vain, i l'entendre, qu'on toi oppose des
lois fermette», ht loi dis 4 mars 1882, par exempte, déclarant le
droit de dévolution incompatible avec les institutions nouvelles et
sanctionnant, par raie £e conséquence, fe donation du 7 août 1830.
Ces lois no sont, à ses yen, qve de seconde catégorie et doivent
fléchir devant une loi d'un ardre supérieur, « permanente, » « im-
muable, » dont les origines se confondent arec celles de la monar-
chie. Mais tout oe raisonnement, vicie» d'ailleurs à tant d'égards,
pèche par la base si les ras de France, pendant la plus longue
période de l'ancien régime, sont restés maîtres absoLus des biens
qui leur appartenaient à leur avènement* Le *ok de dévolu-
tion, toi» d'être inhérent aux institutions monarchiques et soudé,
pour ainsi dire, à la monarchie elle-même, n'est plus qu'une metà-
ficatiou de notre premier droit poblic et un accident dans l'histoire
de cette monarchie*
La théorie de l'onioD tacite apparat* dans redit de Moulins (février
1566}*. Mais le chancelier deL'flosphal, qui ¥ avait rédigé, ne vou-
lut pas, même alors, que F union se Ht de plein droit. On donna
dix ans aux rois. On voulut (1) que, pendant ce temps, leur patri-
moine particulier fût administré confusément avec le patrimoine
de la couronne par les officiers royaux et entrât en lifne de eomptv.
Après quoi ce patrimoine particulier s'unirait au domaine de la
couronne. Nous n'en sommes pas encore à la dévolution propre-
ment dite. « On n'a pas troevé juste, dît on vieil auteur, de mettre
nos rois dans une espèce d'interdiction, » ce qui serait arrivé si
lenr paarinsoine eût été a» moment même de leur avènement et de
plein Aroit réuni au domaine de la couronne,
Benri III mourut le 2 août 18*9. Le 1» anwH 1A0O, Henri IV fit
eapédier des lettres patentes* par lesquelles il déclara vouloir tenir
son paarkaoîneséparémentet distinctement de celui delà couronne.
(f) « te domaine de nostre couronne est entendu celai qui est expressément consa-
cré, ont et incorporé àrnostre couronne^ on qnt a esté tenc et administré par nos rece-
i ékroftr, et «et «tirée* Ssjmt de compte. • (Art. 1}
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1/édit de liudins Je Jui permettait; tumm ces lettres rfurent-eltes
vérifiées sans (opposition au parlement de Bordeaux te 7 mai 1590.
Mais le parlement de Paris, séant à Sonia, interprétant autrement
ne loi qui «'«fait pourtant rien 'd'aaribigu, ne voulut pas les ^ri-
fier et ne -déféra pas même aux lettres de jassion 'qui lui furent
adressées le 8 imvû et fie 29 mai 1691. Quoique oe parlement se
fîtt, en cette ciroonstanoe, arrogé dans un intérêt politique île droit
d'ajouterà Ja M, son obstination désarma le prince, qui céda, maiB
qui mit {dus de du ans à oéder. Le domaine privé fut réuni au
doflHdne>de4a couronne, aras seulement par un <édit de juillet 1607,
Honri W, dans cet édit, se fondait sur 4e «ombreuses réunions
expresses faites par ses prédécesseurs ; il parlait du mint etjkdi-
tique mariage qu'il avait contracté avec la couronne de France et
réroquait ses ïettrefrprftetiles -de 1590. «< En oe frisant, disait-il,
déckrons les dudhés, «censés, vicomtes, ixtronnies et autres aei-
gneuriee mouvantes de neetre couronne, ou des parts et portions de
son domaine, tellement accrues et -réunies à ioeluyque dès 1ers de
notre avènement 4 k œuianne de France, ettes sont adrvenues de
mesme nature et condition que te reste de l'ancien damante
(ficelle. »£no*re i'édift, au 'Heu déposer, comme l'ordonnance de
Moulins, une règle fondamentale en statuant pourl'aweair, ne sta-
tuait-il que sur un fiait particulier : la réunion du domaine (d'Henri
de Bourbon -au domaine de la couronne.
Toutefois le parlement de Paris défendit arec ténacité sa juris-
prudence <et finit par l'ériger <entnaxime *d'état. Eajabault « beau-
coup trop loin, à coup sûr, en affirmant dans «on rappart but H
loi du 22 novembre 1790 « tja'en abjura comme autant «Terreurs
tout oe que la tradition 'pouvait apposer de contraire* » Mais à quel-
qoes domanistes, «omme François de faute Lagarde, «dans *san
Traité historique des droits <dm souverain <en /tance, publié en
1753, eoutinrent «encore, non aans preuves ni decumens à l'appui,
la distinction tf un damaîne royal inoorporé à 4a couronner d'an
domaine privé, ta composé des terres, seignearies 49t biais qui
ntkieirnent journellement eu roi iégaavt par acquisitions, donations
et autres titres particulière, * Lefebvre de La Planche écrivit dans
non classique Traité du domaine r « Toute distinction entra 9e
domaine ptfbKcetle -domaine privé (du roi) eirt inconnue aujeun-
tfbm : on ne fait eucune*dMIérence entre le domainequi appartient
au publie et «lut qui appartient au roi, » et la plupart desjuritfaa
«Bibraseèrent «en avis. Ttelte 'était 'l'opinion commune àda veille de
lavévtitution française.
Au demeurant, «'était logique. *Qmm* eunX prinoipvs, savait «dit
IfcrefceMêqueJuvénâiaes'tomsaitt L'état,
cSest moi, » répéta friae tard en ban *aaçnislepetk*fita tf«anri A.
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108 BEVOE DES DEUX MONDES.
La a dévolution » n'était qu'une conséquence rigoureusement déduite
de ces prémisses* On devait s'attacher d'autant plus fortement à
cette maxime de droit monarchique que le principe même de la
monarchie absolue s'était plus profondément enraciné dans le sol
français. C'est ce que Gilbert avait expliqué, ce semble, avec toute
la netteté désirable : « La personne du roi, disait-il, est tellement
consacrée à l'état qu'elle s'identifie en quelque sorte avec l'état lui-
même, et, comme tout ce qui appartient à Vétat est censé appar-
tenir au roi, tout ce qui appartient au roi est censé appartenir à
l'état. » — « Pourquoi y avait-il dévolution en France, répète
Berryer dans son immortelle plaidoirie du 23 avril 1852? Parce que
tout ce qui appartenait au roi appartenait à l'état, parce que tout
ce qui était dans les mains de l'état était au roi et que le roi en
disposait librement. » L'exposé des motifs du 9 décembre 1871
répète à son tour : « La réunion au domaine de l'état des biens
appartenant au prince au moment de son avènement se comprenait
à l'époque où le prince parvenait au trône par droit d'hérédité et
où le domaine de l'état était réputé la propriété du souverain et se
confondait, par conséquent, avec les biens personnels de celui-ci. »
C'est clair, et tout cela s'encbatnait méthodiquement dans le sys-
tème de monarchie absolue qu'avaient définitivement fondé Riche-
lieu et Louis XIV.
A cette monarchie absolue la constituante entendit substituer, dès
1789, une monarchie contractuelle, dans laquelle le roi devait être
réduit à un rôle à peu près passif et privé des attributions les plus
essentielles de la puissance executive. Qu'allait devenir le droit de
dévolution? Nul ne crut alors, à coup sûr, que, dans l'écroulement
général des anciennes institutions, celle-ci dût nécessairement sur-
vivre & tout par une sorte du vertu propre et de force singulière.
« Droit permanent, disent les décrets de janvier, règle immuable
du droit public. » Sophisme étrange I est-ce qu'il y avait, à ce
moment où tout s'abtmait, états généraux, états provinciaux, par-
lemens, clergé, noblesse et où la révolution couchait la royauté
capétienne dans ce lit de Procuste avant de l'étouffer dans ses bras
sanglans, une seule règle du vieux droit monarchique qui s'impo-
sât d'elle-même? Ce destin favorable était-il, en tout cas, réservé
à une maxime d'état que les constituans envisageaient comme « une
émanation des lois féodales * et qui reposait sur la conception
même de la monarchie illimitée ? On ne l'entendit pas ainsi. « L'a-
bolition du système féodal, dit Enjubault dans son rapport du
18 novembre 17*9, obligera l'assemblée nationale de consacrer
cette réunion, pour l'avenir, par un décret formel. » Il fallait, en
effet, un décret formel. Il fut voté le 9 mai 1790, passa dans la loi
plus générale du 22 novembre 1790, et figura définitivement au
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LES B1E3S D'ORLÉANS. 109
nombre des dispositions que s'appropriait l'éphémère constitution
de 1791. Toutefois, tandis que le décret du 9 mai 1790 avait uni
au domaine de la couronne les propriétés foncières du prince, à
chaque avènement, la loi de novembre et l'acte constitutionnel
réunirent tous les biens particuliers, que le roi posséderait à cette
date, au domaine de la nation. On peut s'expliquer désormais sans
un grand eflurt comment la dévolution survit à l'ancienne monar-
cbie. On ne se figure plus que la personne privée du prince entre,
à son avènement, comme disaient les domanistes, « dans un nouvel
être^dans lequel elle se confond; » nul ne dit mot du « saint et
politique mariage: » on est si près du divorce 1 Hais on pense assuré-
ment que, Ja nation devant pourvoir à la splendeur du trône par une
liste civile, cela doit suffire à tout, et qu'il serait imprudent de lais-
ser de trop grandes richesses entre les mains du roi. Enjubault le
console, dans son rapport sur la loi du 22 novembre, en faisant luire
à ses yeux la perspective des économies qu'il pourra mettre en
poche pendant son règne (1). C'est encore, si l'on veut, la dévolu-
tion, maïs la dévolution arrangée à la mode de 1791, c'est-à-dire
organisée pour l'appauvrissement du prince et pour l'affaiblissement
de ia royauté. Le parlement de Paris et le chancelier Sillery, en
fondant l'un par son arrêt de juillet 1591, l'autre par son édit de
1607, la a règle immuable » qu'entendait appliquer l' auteur des
décrets de 1852, n'avaient pas songé, il est permis de le croire, à ces
conséquences de leurs actes. On peut employer les mêmes mots,
mais ils ont un autre sens et cachent d'autres desseins : la chaîne
est rompue.
11 sera loisible à Napoléon Itr de la renouer. Ni le sénat ni le corps
législatif ne songent à lui tailler un manteau dans les haillons de
1791 et, s'il lui plaît de revenir au « saint et politique mariage, »
ce sera bientôt fait. Mais le puissant empereur ne consentira pas
plus à subir la dévolution de l'ancien régime que celle de l'époque
révolutionnaire. Le sènatus-consulte du 28 floréal an xua déjà posé
les bases de la nouvelle monarchie, mais sans rien décider quant
aux Mens personnels du monarque. Un nouveau projet de sénatus-
consulce est donc préparé sur son ordre par Treilhard, Gambacérès,
Daru, Regnault de Saint-Jean dAngély, et s'exprime en ces termes :
« Les biens qui forment le domaine privé de l'empereur ne sont,
en aucun temps et sous aucun prétexte, réunis de plein droit au
domaine de l'état. » Plus de dévolution 1 Le projet est soumis au
11) L'article 9 de la section m du titre m de la constitution de 1791 est ainsi conçu :
• Les biens particuliers que le roi possède à son avènement au trône sont réunis irré-
vocablement i ceux du domaine de la nation, il a la disposition de ceux qu'il acquiert
à titre singulier; s'il n'en a pas disposé, ils sont pareillement réunis à la fin du
règne. »
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HO BEVUE KS KUK 4I0HHB.
conseil d'état, en partie composé d'anciens constitwans, dont ^nei-
qnes-nns ont jadis travaillé à la constitution de 1701. Oes hommes
d'état vont se récrier sans doute et rappeler 4 leurs collègues que
rien ne peut prévaloir contre la fameuse loi, la loi «impie, k foi
« d'ordre public, » la loi « fondamentale, » h loi « permanente, »
la loi «iaameable, » comme on dira, plus tard or janvier 18621
Personne n'y sooga, et l'empereur tai-anéuse, «près nwir médité à
loisir oe prqjet, ordonne à Ragnault de Sam^Jen d'Angéiy de le
présenter au sénat Gelui-ci, prenant la parole an nom de son waftre,
déclare en termes éarmels, et comme si le parlement de Paria n'a-
vait pas déjà tranché la question le 39 juillet 1591, qoe la législation
du domaine privé « n'est pas établie. Pour mieux essorer l'inalté-
nabilké du domaine de la couronne impériale, poursuit-il, Sa Ma-
jesté a voulu le séparer de tous les autres biens qnt appartiennent
à d autres titres à la couronne ou à la personne mime du monarque.
Souvent le monarque est satisfait, l'homme ne l'est pas, et le sou-
verain peut envier quelque chose à ees sujets. 11 disposera du
demaine extraordinaire, mais il n'en jouinapas. Il jouira du domaine
de k couronne, «sais il n'en disposera pas. Usufruitier de ces biens
à jamais substitués, dépositaire de ces trésors, qu'il a le droit de
distribuer, un empereur pent cependant regretter pour lui ou pour
«a famille Je plaisir attaché à la possession, 4 la disposition d'une
propriété privée. Et si ces sentmaens ou, si l'on veut, cette faiblesse
âowve accès dans le cœur de monarque, cette toi eerak-eMe juste»
«tmat-elle sage, qui le placerait entre le sacrifice <le ses goûts et le
sacrifice de ses devoirs?.. »
<Qae je plains le rédacteur des décrets du 22 javrierl II atout vu,
tout lu, tout compulsé, U e pâli sur les parchemins du moyen fige
et, non content de secouer la pondre des greffes du xvi« siècle,
d'est placé hardiment aux a épeqnes les plus reculées de la monar-
chie.» Une oublié (dans notre histoire qu'on règne etqu'un homne :
l'empire et Napoléon. Toujours luil lui partout! avait dît en 1827
l'mfituTtàes Orientait** IleemMa, an contraire, pour le jurisconsulte
•de 1852, que Napoléon n'ait jamais eaieté. Les considérons du décret
passent, eans transition, de 1790 à l«it. Si cette omission est
involontaire, elle est ridicule; votontoe, elle est coupable. Le
«rédacteur de cet acte n'avait, en effet, que deux partis A prendre :
nu rainer de ses propres mains l'échafaudage de ses raisonnemens
nu feindre d'ignorer un doenment qui les renversait. Il a pris le
second. Mais la France no pouvait oublier le nom qu'il s'obstinait à
Inire. Louis-Philippe, dît-il, on ne laissant pas s'opérer la réunion
de ses biens privés au domaine de l'état, « souleva la conscience
publique? » Alors l'empereur l'avait .soulevée néant lui. Lûw*fih>-
lippe commit une « fraude à une loi d'ordre public? » Alors l'em-
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LES BJBNS d'ûmAàNS. 411
pereur l'avait commise avant loi. Tous les. outrage» que le décret
adresse au roi de 1830, il les adresse au vainqueur d'téofe.11 imperte
donc aujourd'hui de prendre eu main 1» cause de ee grand henuae
et de venger celte illustre mémoire.
Cependant, d'après L'auteur des décrets, a si Yannufoion de
l'acte du 7 août 1830 ne fiit pas prononcée, c'est qu'il n'existait
pas à cette époque une autorité compétente pour réprimer l&vio*
lation des principes de droit public* dont la garde était aecien&fe»
ment confiée aux parlemens. * Mais il n'en pouvait être de même,
aux yeux de ce jurisconsulte, en 1840, puisqu'il; avait alors un
sénat; or le préambule môme delà, constitution du 14 janvier 1842
caractérise ainsi les attributions du sénat sons le régime impérial :
« 11 a le droit d'annuler tout acte arbitraire et illégal et, jouissant
ainsi de cette considération qui s'attache à un corps exclusivement
occupé de L'examen des grands intérêts ou de l'appplicatioa. de»
grands principes, il remplit dans l'état le rôle indépendant, salu-
taire, conservateur, des anciens parlemens. » Il ne reste donc plue
qu'à examiner comment le sénat, saisi du projet sur le domaine
privé, s'est acquitté de ce rôle indépendant, salutaire et conser-
vateur.
La commission sénatoriale choisit pour rapporteur Demeunier,
un des auteurs de la. constitution de 1791. Celui-ci n'essaya, pas
même de défendre l'œuvre qu'il avait jadis concouru à fonder. À
ses yeux la constituante, <* entraînée par le mouvement de la révo-
lution, avait oublié toutes les règles de la prudence et passé d'une
extrémité à l'autre. » a Le projet, poursuit- il, rétablit en faveur du
monarque un domaine privé... Par un édit d'Henri LV et après une
longue opposition de ce prince, en cas de mort, la réunion de
plein droit à la couronne fut établie. II est vraisemblable que ses
successeurs ont souvent éludé cette disposition sévère en dédom-
mageant leurs familles , et ils en avaient les moyeus faciles, car,,
revêtus du pouvoir absolu, ils disposaient du trésor public à peu
près arbitrairement.^ Le rétablissement d'un domaine privé parait
commandé par des raisons de justice et de politique. La loi ne doit
jamais contrarier les sentimens naturels. .. Si la justice et la moral»
permettaient d'interdire au monarque un domaine privé, cette loi
serait illusoire. Les princes, dominés par des affections particu-
lières, sauraient bien, pour les satisfaire, puiser dans le trésor
public ou même dénaturer le domaine de la couronne.. . Le réta-
blissement du domaine privé est donc un principe dans la monar-
chie_ Au lieu de mille arrêts du conseil, édita ou ordonnances qui»
d'après des principes étranges, ont régi l'état sur ce point jusqu'à,
la fin de la troisième race, la France aura, dès les premières années
de la quatrième dynastie, une législation domaniale simple, peu
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112 REVUE DES DEUX MONDES.
étendue, et cependant complète. Dans l'ensemble des dispositions
du sénatus-consulte on ne retrouve pas seulement les vastes idées,
les vues profondes et les généreux sentimens de Sa Majesté ; on y
reconnaît les vrais principes de la monarchie tempérée. » Ces sages
considérations décidèrent l'assemblée, gardienne de nos lois fonda-
mentales, à voter le sénatus-consulte du 30 janvier 1810, où on
lit : « L'empereur a un domaine privé, provenant, soit de dona-
tions, soit de successions, soit d'acquisitions ; le tout conformément
aux règles du droit civil. » (Art. 31.) a Les biens immeubles et
droits incorporels faisant partie du domaine privé de l'empereur ne
sont, en aucun temps, ni sous aucun prétexte, réunis de plein droit
au domaine de l'état ; la réunion ne peut s'opérer que par un séna-
tus-consulte. » (Art. 48.) o Leur réunion n'est pas présumée, même
dans le cas où l'empereur aurait jugé à propos de les faire admi-
nistrer, pendant quelque laps de temps que ce soit, confusément
avec le domaine de l'état ou de la couronne et par les mêmes offi-
ciers. » (Art. 49.) Ainsi donc ni union expresse ni union tacite.
Le chef de la quatrième dynastie, a créant pour des siècles et pré-
parant des lois pour une longue succession de princes, » comme
disait Regnault de Saint-Jean-d'Angély, o fondant sur une base
indestructible la monarchie tempérée, » comme disait Demeunier,
répudie à la fois le système que l'Hospital avait introduit dans notre
droit public, en 1566, et celui que le parlement de Paris avait
imposé plus tard au Béarnais. Bien plus, le sénat conservateur, s1 as-
sociant aux « vastes idées, » aux « vues profondes, » aux « géné-
reux sentimens » du grand empereur, et léguant à ses successeurs
une législation domaniale complète, leur enseigne que la dévolu-
tion est désormais incompatible avec les principes de la monarchie.
Il ne faut donc pas s'étonner si Delhorme, ayant demandé, le
28 juin 1814, à la chambre des députés de statuer par une loi
sur les finances particulières de Louis XVIII, la commission nom-
mée par cette chambre vint apporter, le 28 juillet, un projet dont
l'article 19 était ainsi conçu : « Les biens immeubles faisant partie
du domaine privé ne sont, en aucun temps ni sous aucun pré-
texte, réunis de plein droit au domaine de l'état ; la réunion ne peut
s'opérer que par la loi. » Personne ne croyait, à cette époque,
qu'il y eût, à part, dans notre droit public, sur cette question spé-
ciale, une loi permanente et supérieure, ayant survécu, par une
force intrinsèque et mystérieuse, d'abord à la chute de l'ancien
régime, eosuite aux bouleversemens de la révolution, plus tard aux
constitutions de l'empire. Il fallait une loi nouvelle pour régler
cette situation nouvelle. Or à quel dessein les commissaires élus
par la chambre vont-ils s'arrêter? Se figurent-ils que, la monarchie
traditionnelle une fois restaurée, la jurisprudence du parlement de
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les biens d'Orléans. 113
Paris doit l'être du même coup et que, les Bourbons rétablis, il est
impossible de ne pas rétablir en même temps le droit de dévolu-
tion? Personne ne se le figure. Due seconde commission écarte un
amendement du député Rivière» qui proposait de revenir à l'édit
de 1566, c'est-à-dire de n'opérer la réunion qu'au bout de dix ans,
si le roi n'avait pasf dans les dix premières années de son règne,
disposé du domaine privé, et maintient expressément dans le pro-
jet de loi la disposition empruntée au sénat us-consul le de 1810, en
déclarant, le 28 août, par l'organe de Silvestre de Sacy, son rap-
porteur, qu'il serait tout à fait illogique « d'appliquer à la forme
actuelle du gouvernement les principes qui régissaient les domaines
lorsque nos rois disposaient seuls de tous les revenus de l'état. »
Peut-on supposer un instant que la chambre et les deux commis-
sions élues par cette chambre eussent, à la suite de l'empereur et
dans ce moment de réaction violente contre les procédés du gou-
vernement impérial, concerté au grand jour, sous les regards du
prince et du peuple, cette seconde a fraude à une loi d'ordre
public? » Arrêtons-nous : l'absurde ne se réfute pas.
Comment la maxime contraire finit-elle par prévaloir en 181 A et
la chambre des députés arriva-t-elle à décider (loi du 8 novembre
181 A, art. 20) que les biens particuliers du prince devaient être
réunis de plein droit, lors de son avènement, a au domaine de
Vêlât? » C'est ce que M. Le Berquier a très bien expliqué dans une
brochure distribuée, en 1852, au tribunal de la Seine. Louis XVlll
avait, dans les vingt-trois années de son exil, contracté 30 millions
de dettes. Or la chambre des députés, en même temps qu'elle s'oc-
cupait de la liste civile et des biens particuliers du roi, était saisie
d'un projet de loi tendant à faire payer ses dettes par le trésor public.
Pour justifier ce projet, on rappelait que l'état, grâce aux divers
changemens de branche dans la dynastie capétienne, s'était enrichi
des domaines possédés d'abord en propre par chacune de ces bran-
dies et de ceux-là surtout que tant d'alliances avaient attribués aux
Valois et aux Bourbons. Il y avait une contradiction évidente entre
les deux propositions, et le roi devait ou garder ses biens et payer
ses dettes, ou, s'il chargeait l'état d'acquitter ses dettes, lui aban-
donner ses biens. C'est au dernier parti qu'il s'arrêta, a Prenons
nos exemples dans l'histoire d'Henri IV, » dit le député Clausel de
Coussergues le lendemain du jour où le rapport de la loi relative
aux dettes de Louis XVlll avait été déposé. La commission, après
s'être entendue avec les ministres, modifia le projet auquel la
chambre avait, à deux reprises, manifestement adhéré. Le droit de
dévolution fut rétabli.
Charles X succéda régulièrement à Louis XVlll. Il semble, quand
\ vr. — 1 «83. 8
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114 REVUE DES DEUX MONDES.
on lit le second décret du 22 janvier 1852* que la* loi de< novembre
1814, consacrant une <t règle fondamentale » du droit public fran-
çais, dût s'appliquer de plein droit aux biens particulier* du nou-
veau prince» Ce dernier l'entendit autrement. Charles X, au lende-
main de son avènement, proposa lui-même et les chambres accep-
tèrent sans réserve un projet de loi qui modifiait complètement la
système adopté» sous le règne précédent, par lea pouvoirs publics*
La chambre des pairs ayant voulu le voter séance tenante et sans,
prendre la peine de le soumettre k l'examen préalable d'une com-
mission, quelques membres réclamèrent. « La loi proposée, leur
fut-il répondu (1)> est une loi spéciale, unique peur chaque régna,
et dont l'adoption plus ou moins prompte ne peut former un précé-
dent applicable à d'autres lois* » On vota donc, sans rapport et
sans débat, que a les biens acquis par le feu roi et dont il n'avait
pas disposé* ainsi que les écuries d'Artois» faubourg du Roule, pro-
venant des biens particuliers du roi régnant, étaient réunis, » noa
pas au domaine de l'état, mais a à la dotation de la couronne. »
Le rédacteur des décrets de 1852, qui cite la loi du 15 janvier
1825, ne parait pas en avoir saisi ht portée. Que subsiste-t-il donc de
la loi votée en 1814? Les pouvoirs publics l'ont-ils jugée applicablei
au nouveau prince l Alors une première mutation de ses biens par-
ticuliers s'est opérée en septembre 1824, la propriété en a été trans-
férée au domaine de l'état proprement dit : après quoi, la loi du
15 janvier 1825, opérant une seconde mutation, les aurait pris au
domaine de l'état pour les incorporer à. la dotation de la couronne.
Mais personne, à coup sûr, n'imagina que cette double transmission
se fût opérée après la mort de Louis XYIU, et la loi de 1825 eut
précisément cet « effet rétroactif, » que l'auteur des décréta, dans
son respect scrupuleux de la légalité* attribue avec indignation à la
loi du 2 mars 1832. Les biens particuliers de Charles X lurent cen-
sés avoir appartenu au domaine de la couronne dès son avènement,
quoique la loi de 1814 eût donné une autre destination aux «biens
particuliers du prince qui parvient au trône. » Celle-ci va rejoindre
dans la poussière des lois écroulées la loi de mai 1790, la consti-
tution de 1791 et le sénatus-consulte de 1810. La « règle immuable»
du droit public français a changé pour la huitième fois. Du moins,
instruit par tant d'exemples, le nouveau roi n'a pas la prétention
d'enchatner son successeur, et le législateur de 1825, sans statuer
pour l'avenir, n'a parlé que des biens acquis par le feu roi et dea
écuries d'Artois.
Eh bien I si Louis-Philippe eût remplacé Charles X en vertu de
l'ancienne loi de successibilité, s'il se fût assis sur le trône sans
(1; Proc. verb. de la chambre des pairs, séance du 14 janvier 1825.
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XBS B1EN6 fe'oiQ^ANS. 115
qtfmintemH&e&t «éparé les deux règnes, *u vieux cri de : Le roi
**t mort! vive le toi! -pourquoi n'aurait-il pas pu suivre l'exemple
6e «m prédécesseur? Pourquoi, quatre mois après som avènement,
ja'amrait^l pas pu soumettre aux chambres un projet de loi modi-
fiant le symème inauguré en 1S25, comme la loi de janvier 1825
avait modifié le système adopté en 1814 ? Aucun obstacle légal ne
pouvait l'arrêter.
Mais ce n'est pas dans ces conditions que Louis-Philippe remplaça
Charles X. Le chef de la maison de Bourbon avait' pris le chemin de
l'exil, et le trône était vacant, en tait. Le duc d'Orléans ne l'occupa
-qu'à la suite d'une révolution. Il ne devint roi des Français qu'après
avoir été saisi d'une proposition formelle par les deux chambres,
«près l'avoir acceptée et s^ètre lié, «devant elles, par un serment.
])ès lors, eftt-il donné la vue propriété de ses biens après son avè-
Bement, comment aurait-il été lié par des lois adaptées à un autre
Tégime politique? C'est plus encore trac question de sens commun
tpi'une question de droit. Tel était le mécanisme des lois successive-
ment votées4eus4arestaoration que, la succession de Charles X se fût-
«lie ouverte réguKèremetfMon successeur n'était pas lié par la der-
nière de ces bis; mais il aurait pu l'être I Charles X, au contraire,
«urah-if pu régler ou faire régler d'avance la situation d'un prince
'qu'il ne devait pas regarder comme son successeur? Le roi de
France «t^e Navarre, qui régnait par la grâce de Dieu, pouvait-il,
devance, tracer «Dérègle de droit public domanial à une monarchie
qm n'était pas ht sienne et qui allait s'établir en vertu d'un simple
-contrat ? Autant vaudrait *e demander si le législateur prévoyait «oit
^en 1814, soit^en 18Î5, la Tévcfhitian de 1*39 et s'il entendait déter-
miner à rtraetra à l'autre époque les wnséquences de cette révo-
lution. « Les principes de l'ancien droit féodal, ont dit MM. Tbiers,
Dufure et Pouyer-"Quertier dans leur exposé des motife, pouvaient-ils
^recevoir leur application -alors que la distinction entre le domaine
eu prince et cehri de la «nation avait été consacrée par notre droit
Bradera*, -et alors surtout que le prince était appelé ttu trône non
«n vertu de k loi d'hérédité, mais par le vœu de la nation qui enten-
dait rompre *v«c le passé -et se donner désormais un gouvernement
oesstitntiorradf * Won «ans doute: on n'avait jamais, depuis 1769,
considéré 4e principe de dévolution comme «uravant de plein droit
-à un Tégiaie politique, -et l'on pouvait Mutent moins raisonner
«utramnrt en 4890 >que oe principe avait ^décidément perdu toute
misoo d'être.
Mous «t'avons pu 'encore «esté de raisonner comme si Lothb-
Philippe wmk été Toi des Français le 7 août 188», *t nous croyons
«vsir ôutbU^qoe, «Éo^dans aatte bypotbéae,*! aurait pu légalement,
*4ette4poqtte, âspeeerJe «es biens patrimoniaux en faveur de ses
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116 REVUE DES DEUX MONDES.
enfans. Mais il n'était pas roi le 7 août 1830, et dès lors la loi de 1825,
eût-elle statué pour l'avenir, eût-elle embrassé dans ses prévisions
le régime issu des journées de juillet, ne pouvait pas être appliquée.
C'est ce que nie le second décret de 1852. « Considérant, dit-il,
qu'à cette dernière date Louis-Philippe n'était plus une personne
privée, puisque les deux chambres lavaient déclaré roi des Fran-
çais sous la seule condition de prêter serment à la charte... » Cette
thèse historique et juridique dépasse en hardiesse toutes celles que
nous venons d'examiner.
D'abord nous n'avons pas à nous demander si Louis-Philippe était
ou n'était pas a un 3 personne privée » le 7 août 1830 : ces mots,
employés à dessein, prêtent à l'équivoque. Louis-Philippe était sans
doute, à cette date, un personnage public, et le premier de tous.
Mais ne déplaçons pas la question : il ne s'agit que de savoir s'il
était ou n'était pas, à cette date, devenu roi, puisque la dévolu-
tion ne peut s'appliquer qu'aux biens du roi. Par quel prodige le
serait-il devenu dès cette époque ? En vertu de l'aucien droit mo-
narchique? Mais c'était, au contraire, malgré l'ancien droit monar-
chique qu'il allait parvenir au trône. En vertu d'un contrat passé
avec les mandataires légaux du pays? Mais le contrat n'était pas
formé. Il allait se former, a-t-on répliqué. C'est ici que le sophisme
apparaît dans tout son jour. Depuis quand un contrat existe-t-i lavant
d'avoir été formé, parce qu'on est sur le point de s'entendre? Une
offre est faite sous certaines conditions, et, d'après les pourparlers,
on présume qu'elles seront acceptées sans restriction. Et si Ton pré-
sume mal? Telle clause du contrat ne peut-elle pas être, jusqu'à la
dernière heure, mise en question ? Enfin celui-là même à qui l'offre
est faite et qui ne l'a pas encore acceptée ne peut-il pas mourir avant
d'avoir donné sa réponse? Dût-il la donner dans une heure, s'il est
mort, rien n'est fait. Qu'on se reporte au procès-verbal de la séance
du 9 août 1830, dont nous avons reproduit, au début de cette étude,
les principaux passages. Ou y a vu clairement à quel moment pré-
cis le lieutenant-général s'est transformé en roi. Si Louis-Philippe
avait été poignardé dans la salle où s'étaient assemblées les deux
chambres, au moment où il venait d'inviter l'un des deux présidons
à lire la déclaration qui l'appelait au trône, il mourait lieutenant-
général et la monarchie contractuelle de 1830 n'aurait jamais com-
mencé de vivre. Aurait-on pu dès lors (car c'est ainsi que la ques-
tion doit être posée) annuler la donation du 7 août sous prétexte que
Louis-Philippe avait cessé d'être une personne privée ou plutôt
devait être réputé roi sans l'avoir jamais été? La réunion au domaine
de l'état, prononcée dans ces conditions, eût été l'acte d'un fou.
C'est qu'en effet la monarchie nouvelle ne date que du 9 août 1830*
Mais Louis-Philippe, réplique l'auteur des décrets, « en se réser-
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LES BIENS D ORLÉANS. 117
vant l'usufruit des biens compris dans la donation, ne se dépouil-
lait de rien et voulait seulement assurer à sa famille un patrimoine
devenu celui de l'État. » Le jurisconsulte de 1852 paraît ignorer
que Louis-Philippe s'est borné à suivre l'exemple de son prédéces-
seur. Le 9 novembre 1819, Charles X, héritier présomptif de la cou-
ronne, avait donné une partie de ses biens au duc de Berry, son
second fils, en s'en réservant l'usufruit. Le droit de dévolution était
alors expressément rétabli depuis cinq ans, et les ennemis des Bour-
bons auraient pu reprocher au comte d'Artois d'avoir « éludé la
règle fondamentale, » ou commis « une fraude à une loi d'ordre
public, » en s'eflbrçant de soustraire au domaine de l'état, avant
son avènement, des biens dont il ne serait pas dépouillé, en fait,
après son avènement. Ce reproche ne lui fut pas adressé. « Votre
commission, lit-on dans un rapport de M. Thil (12 février 1831),
n'a pas hésité à admettre que la donation de 1819 avait valable-
ment investi le feu duc de Berry et ses enfans à sa représenta-
tion de cette nue propriété dont le domaine utile leur appartien-
dra après la mort du donateur... La confiscation est abolie, et ce
salutaire principe repousse toute exception. » Ainsi fut voté, sans
débat dans l'une ou l'autre chambre, l'article 3 de la loi du 8 avril
1834, ainsi conçu : « L'usufruit réservé par Charles X dans la dona-
tion authentique du 9 novembre 1819, par lui consentie à son fils
le feu duc de Berry, ne fait point partie du domaine de l'État; en
conséquence, l'administration des domaines comptera à qui de droit
des revenus perçus par elle. » Il n'y avait pas autre chose à faire;
mais la question était encore plus simple le 7 août 1830, Louis-Phi-
lippe pouvant être accusé tout au plus d'avoir pris une précaution
superflue, comme le dit Dupin atné à la chambre des députés le
13 janvier 1832, mais non d'avoir commis une fraude à une préten-
due loi qui n'existait plus et qui, dans tous les cas, n'était pas appli-
cable au duc d'Orléans.
Le projet de loi sur la liste civile de Louis-Philippe avait été
déposé le 4 octobre 1831 et fut voté par la chambre des dépu-
tés le là janvier, par la chambre des pairs le 29 février 1832.
La commission de la chambre des députés y avait introduit le
principe de la dévolution, mais pour l'avenir, en exceptant formel-
lement non-seulement les biens dont Louis-Philippe avait aliéné la
nue propriété, mais encore ceux dont il ne s'était pas dessaisi
avant son avènement. C'est le député Salverte, un des chefs les plus
opini&tres de l'opposition, qui s'éleva contre cette parue du pro-
jet et fit prévaloir d'autres maximes. « Aujourd'hui, dit il, le domaine
de l'état se trouvant parfaitement séparé de la dotation de la cou-
ronne et du domaine privé, le roi peut désirer de conserver son
domaine privé, de le transmettre à ses héritiers, et, dès lors, U est
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118 REVUE SES «EUX HONUS.
plue simple d'entrer dans la wie de la vérités II n'y a qu'à i
1er le domaine privé du roi i celai des antres propriétaires, à le con-
sidérer comme le premier père de f«mBle de son royaume.*. J'avoue
que je ne comprends plus.. • la dévolution. -Quelques personnes ont
dit qu'il importe qu'<en arrivant au trône, te roi se considère comme
identifié en qnekjue sorte à la chose publique, comme n'ayant d'autres
propriétés que oélles qui ce trouvent liées à la chose publique, en un
mot, si je puis m 'exprimer ainsi, comme absorbé par l'état iui-
- môme. C'est une pure fiction. Il n'est pas nécessaire que les pro-
priétés dont le roi jouissait avant son avènement au trône fassent
retour au domaine de l'état pour qu'on roi qui est pénétré des
principes constitutionnels se considère comme intimement uni à
l'état. » L'amendement de Selverte, appuyé par le gouvernement,
fut adopté. « Le roi, dit Ja loi du 2 mars 18*2 (article 22), conser-
vera la propriété des biens qui lui appartenaient avant son avène-
ment au trône; ces tiens et ceux qu'il acquerra, à titre gratuit ou
onéreux, pendant son règne, composeront son domaine privé. » Tel
est donc le nouveau droit public, calqué sur celui du premier empire.
On doute >eèt~il pu subsister sur la disponibilité des biens de Louie-
Philippe avant son avènement vu trône, le législateur lui-même
entendait île dissiper. Quand il a parlé d'une façon si claire, per-
sonne ne contestera plus, à ^avenir, que ces biens partàcutters
n'aient pas été vernis de plein droit , ton 1630 , au domaine de
tfétat.
On penae bien qu'une si faible objection n'a pas •embarrassé l'au-
teur des décrets. La loi de 1832 ne l'arrête pas, car, « dictée dans
un intérêt privé par les entrtlnemens d'une politique de circon-
stance , elle ne saurait prévaloir centre les droits permanens de
l'état et les règles immuables du droit public. » Singulier imkan-
noment ! Outre que cette règle « immuable » du droit pufeéàc
avait changé trois fois sous l'ancien régime et cinq Ms de 1789
à 1832, cette subordination de certaines lois dites de circon-
stances 4 d'autres lois dites fondamentales nous parât être une
de6 conceptions les plus étonnantes qui aient hanté le cerveau
d'un juriutonsutte. Sons l'ancien régime, c'est-à-dire à une époque
où la Pranoe n'avait pas de constitution écrite, on reconnaissait
assurément l'existence de trois eu quatre lois fondamentales : la
distinction des trois ordres, par ^exemple, «et la transmission de la
couronne de mêle en mâle par ordre de primogéniture à l'eaclurien
perpétuelle des femmes. Maïs, depuis que la France est régie par
des constitutions écrites, il n'y a pas d'autres lois fondamentales
que les dispositions mêmes de l'acte constitutionnel Or une seule
constitution t'était prononcée sur le droit de dévolution, celle de
1791, et la question du domaine privé, depuis cette époque, wnii
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IMè MENS a'OB&ÉABS» 11Q
été résolue par des lois ordinaires à chaque changement de règne*
Cetta prétendue loi fondamentale est donc une pure chimère, et plier
a»ua ce joug de* lois régulièrement votées par les pouvoirs publics*
c'est trouver un moyen commode de substituer L'arbitraire à la loi
elle-même. H n'y a plus de bornes à cet arbitraire et l'ordre fait plaça
an ehaee s'il suffis pour destituer le législateur et mettre sou œuvre
i »éantv de déclarer qu'il a vota sous l'empire « des circonstances* »
Enfla la loi de 1832 serait entachée de rétroactivité, et cantraire>-
ment à tous les principes* » et, par conséquent, aux termes du
décret, radicalement nulle» Noua répondons d'abord, avec tous les
jurisconsultes* que l'article 2. de notr* code civil ne renferme point
an principe constitutionnel, une règle prescrite au législateur lui-
même, mais seulement une règle tracée aux tribunaux, et que, ai
«ne loi est expressément rétroactive, c'est-à-dire si le législateur a
déclaré voaloir ïégk les faits antérieurs, ceUe loi n'en esl pas moins
obligatoire. Mais l'auteur des décrets se trompe en fait comme en
droit. La loi de 1832 aurait eu un effet rétroactif si, jusqu'à cette
époque* d'après la tégjelation en vigueur, à la date du 7 août 1830,
les biens donnés par le duc d'Orléans à ses enfans avaient dû être
réputés biens de l'état en vertu de la dévolution* Mais nos lecteurs
savent qu'aucun obstacle légal n'en avait, dès le 7 août 1830, empê-
ché la transmission. Le législateur de 1832 devait néanmoins prendre
la parole et l'a prise pour deux raisons. D'abord cette question avait
été réglée expressément, depuis 1789, pour chaque règne; eu 1790
et 1791, ea 1&1G, ea 1814, en 1825 : si le gouvernement de juil-
let s'était écarté de ces précédons, on l'aurait accusé d'avoir dérobé
ses actes au pouvoir législatif et fui le contrôle des chambres. En
outre, s'il était inutile d'abroger la loi de 1825, spéciale au règne
de Charles X, il était nécessaire de la remplacer : il appartenait au
pouvoir législatif d'expliquer pourquoi ^ancienne maxime avait
cessé d'être en harmonie avec nos institutions politiques et de don-
ner tuMêmeau pays la formule du droit aroderae*.
Aussi quand ces critiques, plus tard dirigées par l'auteur des
décrets de janvier contre la loi de 1832 furent présentées pour la pre-
mière fois k une chambre française par Jules Favre,auteur d'une pro-
position qui réuaissaitau domaine tous les bienade Louis-Philippe, y
compris les biens donnés en 1830, le comité des finances de notre
seconde assemblée constituante lui répondit, le ÎO octobre 18A#,
par l'organe de Berryer, son rapporteur : « Si de pareils argumens
étaieot accueillis contre une loi votée dans le& formes constitution,
miles, tous fe* droits régies par la légslatioo pourraient, à chaque
changement de gouvernement, être remis en question, et, sur toutes
les matières, il faudrait attribuer un effet rétroactif aux décisions
législatives de tout pouvoir nouveau.*. La loi de 1832 n'existât-
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120 REVUE DES DEUX MONDES.
elle pas» la donation du 7 août n'en serait pas moins un contrat
librement consenti à une époque où son auteur n'était enchaîné,
quant à la disposition de ses biens, par aucun lien de noire droit
public. » Non-seulement la proposition de Jules Favre ne fut pas
adoptée, mais, quand elle fut soumise, le 25 octobre 1848, à
l'épreuve de la discussion publique, le grand avocat déserta cette
mauvaise cause et garda le silence (1). Louis-Philippe venait d'être
renversé. S'il avait eu des courtisans en 1832, il ne lui restait plus
que des juges, et peut-être, dans cette période de réaction contre
le gouvernement de juillet, des juges prévenus : en tout cas, l'as-
semblée républicaine de 1848 était incapable d'une lâche complai-
sance envers ce régime. Berryer vint lui dire : « Loin de rechercher
dans les circonstances présentes une occasion d'annuler un tel acte
(la donation du 7 août 1830), la justice, la bonne foi, la dignité
nationale doivent l'entourer d'un respect plus sévère. » Elle écouta
ce langage et le comprit : on ne cessa de le comprendre que le
22 janvier 1852.
Le gouvernement de M. Thiers et l'assemblée de 1871 ne se
trompèrent donc pas lorsqu'ils envisagèrent l'acte de 1852 comme
une confiscation administrative, et firent leur devoir en réparant
cette grande faute. À vrai dire, l'auteur du décret, réunissant toutes
ses forces pour porter un coup suprême aux princes dépossédés,
avait fait observer, dans un considérant final, « qu'il leur restait
encore plus de 100 millions, avec lesquels ils pouvaient soutenir
leur rang à l'étranger. » En poussant ce principe à ses conséquences,
il faudrait reconnaître à l'état le droit d'exproprier sans indemnité
(1) La loi du 25 octobre 1848 s'exprima en ces termes : « Le ministre des finances
est autorisé à prendre les mesures administratives qu'il jugera convenables pour opé-
rer l'en' 1ère liquidation des dettes de l'ancienne liste civile et du domaine privé... Le
liquidateur général pourra, dans l'intérêt de la liquidation, stipuler toutes hypothè-
ques et prendre toutes inscriptions sur les biens compris dans le séquestre, en son
nom, pour la masse des créanciers. Dans le cas où, pour activer la liquidation, un
emprunt sera jugé nécessaire, il sera négocié par les mandataires des propriétaires,
avec le concours du liquidateur -général et sous l'autorisation du ministre des
finances. » La liquidation de la liste civile et du domaine privé avait à pourvoir à
un passif considérable. Douxe millions étaient dus par la liste civile, et vingt millions
par le roi personnellement. Toutes ces dettes furent acquittées au moyen de l'em-
prunt autorisé par la loi d'octobre 1848. « Comment! dit à ce propos M. Robert de
Massy dans son rapport du 9 mars 1872 à l'assemblée nationale, les princes d'Orléans
sont les débiteurs du passif, ce sont eux qui empruntent sur leurs biens, l'état a
une hypothèque sur ces mêmes biens contre eux, les décrets des assemblées consti-
tuante et législative autorisent tous ces actes; le ministre des finances est présent et
signe, et il sera possible ensuite de venir dire : Les biens sur lesquels l'état a pris
hypothèque étaient à l'état depuis le 9 août 1830, en dépit de la maxime iVsnwii
ret tua servit; les emprunteurs qui ont consenti ces hypothèques à des tiers pour
vingt millions ont hypothéqué la chose d'autroi, c'est-à-dire de l'état I » Mous n'aper-
cevons pas ce qu'on pourrait opposer à cette argumentation.
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LES MESS D ORLEANS. 121
les gens qu'il n'exproprie pas de tous leurs biens; le vol lui-même
cesserait d'être un crime tant qu'il resterait au volé le moyen de
vivre ou, si Ton veut, de vivre décemment. Ni le gouvernement ni
l'assemblée ne s'abaissèrent à demander aux cinquante-deux des-
cendansde Louis-Philippe, avant de leur restituer ce que le domaine
détenait encore, si chacun d'eux n'avait pas d'autres ressources. Le
droit, la justice, l'honnêteté publique, étaient seuls en jeu; toute
enquête devenait superflue. L'état ne voulait pas garder le patri-
moine des princes d'Orléans, non parce qu'ils ne pouvaient se suffire
à eux-mêmes, ce qui ne le regardait guère et lui importait peu,
mais parce que ce patrimoine ne lui appartenait pas.
II.
Si les pouvoirs publics avaient accompli leur devoir, les princes
d'Orléans avaient-ils fait, de leur côté, tout ce qu'ils devaient faire?
Il importe, en premier lieu, de rappeler comment la question
fut engagée en 1871. Aucun des héritiers de Louis-Philippe ne
s'adressa soit au gouvernement, soit à l'assemblée. « Cest justice
de le dire à leur honneur, » lit-on dans le rapport de M. Robert de
Hassy, dont la parole ne saurait être un instant mise en doute. Le
15 septembre 1871 , M. de Méi ode avait demandé, dans la discussion
du budget rectificatif, que l'assemblée, par probité, n'autorisât pas au
profit du trésor une recette ayant pour origine le décret du 22 jan-
vier 1852. M. Pouyer-Quertier, ministre des finances, répondit :
« Le gouvernement s'occupe en ce moment de préparer des mesures
législatives qui doivent vous être soumises concernant les décrets
du 22 janvier 1852. Mais, tant que ces décrets ne sont pas abrogés,
nous sommes bien obligés, de par la loi, de comprendre dans nos
évaluations le chiffre du produit des biens dont il est question. Il y
aura matière à rectification si les décrets du 22 janvier 1852 sont
abrogés, » — « comme nous le désirons, » ajouta le garde des
sceaux. La chambre fut en effet saisie du projet de loi, le 9 dé-
cembre 1871, non par l'initiative parlementaire, nos lecteurs ne
l'ont pas oublié, mais par le gouvernement lui-même.
La question étant ainsi posée, les princes d'Orléans devaient-ils
se lever et dire : « Il suffit, le président de la république et ses
ministres ont fait une démonstration qui nous honore, et nous
sommes satisfaits : le gouvernement peut maintenant remporter
son exposé des motifs et sa proposition. » Ils ne pouvaient pas tenir
ce langage. D'abord, la conscience publique n'était pas satisfaite et
le spoliateur avait, au demeurant, le dernier mot : il fallait, dans
un intérêt général, que l'assemblée nationale poursuivit son œuvre
réparatrice, et la famille d'Orléans ne devait, sous aucun prétexte,
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122 EETOE Bifi DEUX U0NSB.
en entrvrer f accomplissement. Et puis, «que «taûtan pas dit mx peu
plus tard? Les adversaires politiques et les eimemis particuliers de
cette famille aimaient d'abord insinué, bientôt prodamé qu'elle avait
fui le jugement du pays.On aurait imprimé dans cinquante journaux
que, *i les princes dépossédés avaient, ea -exigeant le retrait du pro-
jet, empêché le débat et le vote, c'est qu'ils redoutaient par-dessus
tout la lumière ou qu'ils craignaient d'être mis en minorité.
Failleurs cm leur offrait une occasion, peut-être unique, de ven-
ger la mémoire de Louis-Philippe, et pas un d'eux, sous peine de
faillir à un devoir manifeste, «e devait ht laisser échapper. Les con-
sidérais du second décret avaient été cruels pour le roi déchu. On
l'y accusait d'avoir soulevé la conscience publique par une mauvaise
action, enrichi ses enfansaux dépens du trésor, éludé une règle
fondamentale et immuable du droit national français, fait fraude à
une loi d'ordre public, dicté aux deux chambres une loi rétroactive
dans un intérêt privé. Quoi ! le pays lui-même s'apprêtait à rayer
de ses lois cette page outrageante, et les desceadans de Louis-Philippe
auraient demandé qu'elle y fôt maintenue I Le gouvernement^ après
tout, ne pouvait que proposer d'effacer l'injure : quand il passait,
pour qu'elle fôt enfin effacée, la parole à la France, les enfans
de l'insulté eussent perdu te sens s'ils avaient cherché à la lui
retirer.
Mais, puisqu'ils devaient laisser les pouvoirs publics annuler le
titre du domaine, quel allait devenir leur droit strict? Il faut relire
l'exposé des motifs : « 11 appartient, disait-il, à cette assemblée,
qui considère comme un de ses premiers devoirs de rétablir l'ordre
moral dans les esprits et, pour cela, de s'élever partout où elle les
rencontre, contre l'injustice et contre Villégvrlùé, de proclamer que
la France ne veut pas être solidaire de l'atteinte portée dans la
personne des princes d'Orléans au droit fondamental de la propriété
individuelle. » — « Le projet, a dit encore M. Brisson le 23 no-
vembre 1872, repose sur cette idée -que, les biens de la famille
(FOrléans n'étant entre les mains du domaine qu'illégitimement, le
domaine est tenu à l'obligation naturelle de les restituer comme est
tenu à cette obligation naturelle tout citoyen qui a reçu indûment. »
C'est très dair : le titre du domaine est vicieux, d'après MM. Tbiers,
Dufaure et Pouyer*Quertier, parce qu'il repose sur une illégalité;
îl repose sur une illégalité parce qu'il procède d'une atteinte por-
tée au droit de propriété. En effet, quoiqu'il paraisse d'abord *ssez
difficile de caractériser cet acte, œuvre d'un dictateur investi xle la
puissance législative et précédé de considérans à la fapm d'un
Jugement, on arrive nécessairement, *près examen, à l'envisager,
en tant du moins qu'il dépossédées princes, comme un décret rendu
en exécution if une prétendue loi fondamentale. (Test la loi géné-
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Ifflfr KNS D OHXÉAN&. f 23
raie de dévolution que le prince président applique à. «m cas parti*
cutter, il le déclare lui-même à plusieurs reprises, et l'on ne fait
pas une M, tout le monde le sait, en exécurio» d'une loL II est vrai
que- le prince* a été induit en erreur et que la loi dont il se prévaut
est uoe pore chimère- Qie reste-t-il donct Un décret d'expropria*
tien- doublement iHégal : la pacce qu'il est rendu bons des cas
déterminés par le législateur; 2° parce' que, an mépris de la règle
écrite dans l'article 545 du codie civil* il entère à des français leur
propriété sans leu* allouer une juste et préalable indemnité. Le mot
«H légalité» qu'emploie l'exposé des motifs du 9 décembre 1871 n'aur
rait pas de sens si- le président de la république avait agi la 22 jan-
vier dans l'exercice de son pouvoir législatif; mais om a bien fait de
s'en servir (et h portée de cette expression a' avait pa échapper à
M. Dufaure), parce qu'il s'agissait d'une confiscation opérée par on
simple décret. Si le pouvoir législatif intervient lui-même en 1872
poor abréger l'acte du 22 janvier 1852, c'est d* abord que d'arutres
(fepositionsdu même acte pouvaient être regardées comme législa-
tives; cfest surtout qu'il fallait prévenir cm débat ultérieur sur la
légalité de cette abrogation et, pour en finir, faire trancher la ques-
tion par tes mandataires élus dur pays» Maïs puisque ceux-ci jugent
le décret illégal et Pamrulent par cela même, un pareil titre n'avait
pw conférer aucun dfceit as domaine.
Dès tors9 le codfe-à la main, les princes étaient fondés à réclamer
tout leur patrimoine. Su droit strict, ils* dément être remis, suivant
l'expression dte Clément laurier,. « dans le même et semblable état
où As étaient avant ledéeret. *> {fil s'agissait <Fun simple charbon-
nier, poursuivait Laurier, vous lui rendriez son bien « purement et
simplement. » fia effet, si le domaine avait pris indûment la maison
cta charbonnier, celui-ci pourrait 1» réclamer, même quand on faa-
raft vendue, l'état n'ayant pas consolidé son titre en disposant de ce
qui ne lui avait jamais appartenu. Il nf importait pas davantage que,
sur un grand nombre de biens imœobitiera appartenant à la famille
d'Orléans, ceux-ci fussent restés au trésor, ceux-là fussent sortis
cfe ses mains r les propriétaires dépossédéis avaient un droit égal
sur les mm et sur les autres, le code civil (article 1599) déclarant
expressément nultfcla vente de fia cfcose cTautnri.
Or les princes d'Orléans turent ce langage au gouvernement et
h f assemblée: d'après le droit commun, nous pourrions ressaisir
tout notre patrimoine ; nous entendons ne pas user du droit com-
mua, te code civil nous permet de revendiquer la moindre parcelle
de nos biens confisqués, en quelques mains qu'elle se trouve; nous
demandons qu'on ne nous applique pas le code civiL Si nous délais-
sent une part de ces bien* aux tiers acquéreurs* noua sommes du
moins autorisés parles lois du 8 mars 4846» du 18 septembre IMS,
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124 REVUE DES DEUX MONDES.
du 3 mai 1841 à exiger de l'état, qui nous a expropriés, une juste
indemnité; mais le trésor est aux prises avec des difficultés finan-
cières et nous ne voulons pas qu'il nous paie une indemnité sur les
deniers des contribuables. Nous sommes des Capétiens, nous ne
l'avons pas oublié ; nous savons que nos &ïeux ont longtemps gou-
verné ce pays et que l'ancienne constitution française nous classait
parmi les a privilégiés. » Nous ne revendiquons plus qu'un privi-
lège : celui de nous mettre, dans l'intérêt général, non plus au-des-
sus, mais au-dessous de la règle commune. Le domaine nous délais-
sera ce qu'il détient encore des biens compris dans la donation du
7 août 1830; pour le surplus, nous n'exercerons aucun des droits
qui appartiennent à tous les citoyens. — Pour soutenir qu'un tel
langage est celui de gens cupides, il faut beaucoup de mauvaise foi;
pour le croire, beaucoup de crédulité.
Cependant M. Lepère demanda, le 22 novembre 1872, que la dis-
cussion du projet tût ajournée. Il rappela que, sur les biens confis-
qués, 10 millions avaient été alloués aux sociétés de secours mu-
tuels, 10 millions affectés à l'établissement d'institutions de crédit
foncier dans certains départemens, 5 millions à l'établissement d' une
caisse de retraite au profit des desservans les plus pauvres, etc., le
surplus étant réuni à la dotation de la Légion d'honneur « pour le
revenu en être affrété » annuellement aux légionnaires et aux por-
teurs de la médaille militaire. Mais on s'était aperçu tout de suite
que beaucoup de ces biens ne trouveraient pas immédiatement des
acquéreurs; on reconnut en outre qu'une gestion d'immeubles était,
pour la Légion d'honneur, un pesant fardeau et qu'il valait mieux
lui donner des rentes : un décret du 27 mars 1852 autorisa donc le
ministre des finances à aliéner, par une audacieuse interprétation
de la loi du 7 août 1850 (1), des bois de l'état jusqu'à concurrence
de 35 millions, et affecta le produit des ventes aux dotations énu-
mérées par le décret du 22 janvier. En outre le même ministre fut
autorisé à faire inscrire au grand livre une rente de 500,000 francs,
et cette inscription de rente fut remise à la Légion d'honneur en
remplacement des biens qui lui avaient été attribués par le même
décret. Or M. Lepère raisonnait ainsi : Puisque le domaine, pour
les aliénations faites en vertu du décret du 27 mars, mais en con-
séquence du décret de janvier, s'est appauvri de 35 millions, il faut
diminuer d'autant le montant des restitutions. Le gouvernement
(1) Loi du 7 août 1850, art. 12. « Le ministre des finances est autorisé à aliéner, à
partir du 1" janvier 1 851 et dans le délai de trois années, des bois de l'état jusqu'à, con-
currence de 50 millions... Les conseils-généraai des départemens où les bois sont situés
devront, avant l'aliénation, constater par une délibération leur adhésion à la vente. »
Art. 13. « Le produit des rentes de bois sera versé au trésor, en atténuation de ses
avances pour le compte de la dette flottante. »
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LES BIENS DORLÉANS. 125
n'adhéra pas à cette proposition. Faut-il reprocher aux princes d'Or-
léans de ne l'avoir pas acceptée? Nous ne le croyons pas.
Il avait été pourvu, en fait, sur le domaine foresiier de l'état à
la plupart des dotations fondées en janvier 1852, et le gouverne-
Dément avait par là, comme le dît M. Robert de Massy le 22 no-
vembre 1872, mésusé de ce domaine. Mais quel lien y avait-il entre
l'abus du prix des forêts domaniales et la confiscation des biens
donnés par Louis-Philippe à ses enfans? Un grand spéculateur s'est
injustement approprié, nous le supposons, la fortune d'autrui, et,
subitement enrichi par ce gain illicite, il affecte une partie de son
propre patrimoine à quelque œuvre utile ou charitable : Alidor à ses
frais bâtit vn monastère. Mais le jour de la justice se lève et les tribu-
naux reconnaissent que l'ancien propriétaire a le droit de reprendre
en nature ses biens qui n'ont pas été dissipés. Halte-là! va dire Alidor
aux juges : déduisez d'abord tout ce que m'a coûté le monastère : au-
trement, c'est moi qui suis volé (1). La plaisante prétention 1 Pourquoi
bâtir le monastère ? Il fallait tempérer ce beau zèle et comprendre que
les biens recelés pourraient être, tôt ou tard, réclamés et rendus. Vous
n'auriez pas fait, dites-vous, certaines largesses si vous aviez prévu
cette restitution ? Vous avez eu tort de ne pas la prévoir, et le véri-
table propriétaire ne peut pas payer les frais de votre imprévoyance.
M. Pascal Duprat fit une autre proposition , ainsi conçue :
« Article 1er. Les décrets du 22 janvier 1852 sont abrogés sans qu'il
puisse être porté atteinte aux droits acquis par les tiers sous l'em-
pire de ces décrets. — Art. 2. Les membres de la famille d'Orléans
devront s'adresser aux trihunaux compétens pour être réintégrés
dans les biens meubles et immeubles qu'ils auraient le droit de
revendiquer. L'article 1er fut repoussé par 475 voix contre 150, l'ar-
ticle second par 541 voix contre 79. Ce contre-projet renfermait une
inconséquence et pouvait en outre, à l'insu de son auteur, devenir
préjudiciable au Trésor : les princes d'Orléans eussent commis une
faute en y donnant leur adhésion.
La thèse de M. Duprat était simple. On avait, en 1852, méconnu
les règles élémentaires de la compétence et violé les principes du
droit commun; il fallait donc remettre tout « en l'état, » comme
disent les praticiens, c'est-à-dire faire appliquer le droit commun
par les tribunaux de droit commun ; car « il y a une justice en
France : elle reconnaîtra les droits qui peuvent être revendiqués. »
Hais l'auteur de la proposition se contredisait lui-même : en récla-
mant à outrance l'application d'un principe, il commençait par le
renier. N'y avait-il là qu'un procès ordinaire? il fallait le déférer aux
(1) « Autrement, ee serait l'état qui serait volé. » (Discours prononcé par M. Le-
père à la séance du M novembre 1872.)
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126 REVUE DES OTD1 MONDES.
tribunaux, mais le leur déférer tout entier- Rassemblée se bornait
alors à déclarer le titre dn domaine illégal et Tanoulait. Les tribu-
naux avaient à déduire non pas quelques conséquences, mais toutes
les conséquences juridiques de cette annulation. Or le contre-pro-
jet ne l'entendait pas ainsi et débutait en réglant définitivement la
situation des tiers. Pourquoi? Cette question n'était pas ptes « légis-
lative » que les autres» Àvaitron vendu la chose d'antrui? Les ventes
de la chose d'aulrui ne devaient-elles pas élire annulées conformé-
ment à l'article 1&09 du code civil? Aux juges de le décider. Mais
M. Pascal Duprat ne voulait pas le leur laisser décider. Annuler les
ventes 1 Faire entrer cette autre classe de biens dans le patrimoine
de la famille dépossédée 1 Exposer le domaine an recours desacqué-
reurs évincés I L'appel an pouvoir judiciaire était admirable tant
qu'il profitait à l'état contre les princes*, mais détestable s'il profi-
tait aux princes contre l'état. Le contre-projet opposait donc, avant
tout, cette barrière aux tribunaux de droit commun et au droit com-
mun lui-même. Après quoi, les princes plaideraient. Mais puisque
le pouvoir législatif déterminait la situation respective des tiers et
des anciens propriétaires entre lesquels, d'innombrables procès
auraient pu s'engager, il était absolument illogique de ne pas le
laisser déterminer la situation respective des anciens propriétaires
et de l'état, que ne divisait aucune question litigieuse.
Les questions litigieuses, le contre-projet allait seul les susciter,
et M. Duprat ne s'en était pas aperçu, au grand préjudice de l'état*
Les droits acquis aux tiers devaient être respectés, c'est-à-dire l'annu-
lation des ventes ne serait pas prononcée. Le pouvoir législatif aurait
seulement annulé le titre du domaine, détenteur illégitime et, par
conséquent, astreint à la restitution. Ce jalen posé, les princes et
l'état étaient renvoyés, pour toi tes les questions à résoudre, deva&t
des jtiges. Qn allait dons se retrouver sur le terrain du. droit pue
devant des tribunaux chargés d'appliquer les lois*. Bh bien 1 le contre-
projet ne défendait pas l'état contre deux séries de revendications. &
laissait d'abord les princes, expropriés sans indemnité, libres de
réclamer une indemnité d'expropriation ; il n'avait songé qu'aux ac-
quéreurs et maintenait le vendeur sous l'empire du droit commua I flL
permettait ensuite à la famille d'Orléans de soutenir ayee beaucoup
de vraisemblance que le domaine avait été de mauvaise foi, c'est-
à-dire avait connu les vices de son titre (art. 650 du code civil) et»
par conséquent* de lui réclamer tous les fruits perçus (ou leur valeur)
depuis 1 852. Il n'y avait, au demeurant,, que ces deux sortes de pro-
cès à engager, la restitution, des biens eux-mêmes ne pouvant atta-
cher un débat judiciaire. On exposait, en vérité, le trésor et les con-
tribuables à un grand péril : les princes d'Orléans ne pouvaient pas
s'associer au contre-projet.
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ÏBB «ETtS tt'OBIXAlfS. 127
Ils renoncfereirt spontanément {c'est Fexposë des motifs qui Je
déclare), ayant que le gourernement eût fait connaître et peut-être
eût connu hn-méme ses intentions, à un triple droit que leur con-
fërait la toi eomimme. 11g s<engagèrent à ne demander ni l'annula-
ikm des ventes wx acquéreurs, ni des indemnités au vendeur, ni
la restitution des fruits au possesseur de mauvaise foi. <t Aucune
action, lit-on dans le projet déposé par le gouvernement le 9 dé-
cembre 1871, ne pourra être exercée, en vertm de la présente loi,
contre les acquéreurs des biens vendus par Tétat en exécution des
décrets abrogés ni contre leurs ayans cause (art. 3). L'assemblée
nationale (art. 4) donne acte aux princes d'Orléans de leur renon-
ciation à tonte créance contre Fétat ayant pour origine l'exécution
des décrets du ^2 janvier Î892 (1). » — « Il a, semblé à votre com-
mission, ajouta le rapporteur, que, renfermée dans ces limites, la
réparation offerte ne pouvait susciter aucune controverse. Ce qui
vous est proposé, c'est purement et simplement de rendre à autrui
ce qui appartient à autrui, de ne pas conserver dans les mains de
Tétât ce qui ri a jamais été à Vétat, sans néanmoins mettre à la
charge 4e la France épuisée... la réparation entière d'un acte qu'elle
répudie. Qu'on le comprenne bien : il ne s'agit pas d'indemniser la
famille d*Ortéans d'une spoliation dont la responsabilité pèse tout
entière sur son auteur; il s'agit de délaisser ce qui est à elle, non
de lui fèurnir l'équivalent de ce qui a été consommé et dissipé. »
On ne pouvait pas déterminer plus nettement le caractère et Tèten-
•due de fa restitution.
Wous arrivons aux chiffres, qui ont leur importance. Les biens
meubles et immeubles non aliénés par le domaine en 1871 furent
évalués par le ministre des finances à 45 millions environ, d'un
Tevenu de 1,166 ,«00 à 1,800,000 francs, partageables entre huit
branches d'héritiers, dont plusieurs étaient divisées elles-mêmes et
qui comprenaient, en novembre 1872, cinquante-deux descendans
directs <le Louis-Philippe. VoHàce qu'on restituait; voici ce qu'on
ne restituait pas. L'état avait encaissé : 1° 35,012,441 fr. 96, prix
des immeubles vendus; *> 18,601,019 francs, produit des coupes
'de bois; 3# 4,452,480 francs, montant des actions et droits du
domaine dans les canaux d'Orléans, du Lomg et de Briare;
4° S,lM7,O02 fr. 41, montant d'une créance liquide de Louis-Phi-
(i) La commésaion remania ces textes, et la rédaction définitive foi arrêtée dans ces
termes : » Conformément à la renonciation offerte par les héritiers du roi Louis-
Philippe avant la présente loi et réalisée depuis, aucunes répétitions ne pourront être
exercées par eux contre Pétât soit par suite de Teiécution des décrets du 22 janvier
1BT% soit pour toute sutre cause antérieure à ces décrets. Toute réclamation de l'eut
contre ces mêmes héritiers est pareillement considérée comme éteinte et non avenue
(art. 3). Aucune action (art. 4) ne pourra être dirigée contre les acquéreurs des biens
vendus par l'état en exécution des décrets abrogés ni contre leurs ayans cause. »
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128 REVUE DES DEUX MONDES.
lippe contre l'état (et dont celui-ci s'était libéré par voie de confu-
sion), en tout un peu plus de 60 millions. Cet actif, ayant été grevé
d'un passif de 20,322,601 fr. 81, l'excédent au profit du trésor
s'élevait à 36,061,151 fr. 56. Si l'on ajoutait à cette somme les
revenus et les intérêts perçus depuis vingt ans, cet excédent dépas-
sait 60 millions (1). Les princes d'Orléans abandonnaient donc an
trésor une très grande partie de leur patrimoine, et le gouverne-
ment de la république n'a pas altéré les faits lorsqu'il a signalé,
dans l'exposé des motifs du 0 décembre 1871, « le désintéresse-
ment des ayans droit. »
Ce désintéressement n'a rien qui nous étonne, ont murmuré quel-
ques mécontens: quand on a des droits douteux, on transige, et
les princes ont fait comme tant d'autres; ils se sont tirés d'une
situation difficile par une transaction. C'est une erreur. Le code civil
définit la transaction ; « un contrat par lequel les, parties terminent
une contestation née ou préviennent une contestation à naître; »
il n'y a donc transaction que si les parties traitent sur un droit
litigieux ou douteux (2). Or le seul droit qu'ait réclamé la famille d'Or-
léans, celui de reprendre ses biens non vendus, avait-il ce caractère?
Le gouvernement reconnut tout d'abord que l'état les détenait
en vertu d'un acte « illégal, » c'est-à-dire nul. La commission fit
un pas de plus et déclara solennellement, par l'organe de son rap-
porteur, qu'il était impossible de conserver à l'état « ce qui n'avait
jamais été à l'état. » Ce rapporteur alla jusqu'à dire, dans la séance
du 22 novembre 1872 : a II s'agit de savoir si l'état doit se faire en
quelque sorte le receleur de la fortune d'autrui. » Quoi! le droit
qu'on a caractérisé si fortement était douteux? Ni le gouvernement,
ni la commission, ni l'assemblée ne l'avaient mis un moment en
doute. Litigieux? Personne ne songeait à le contester devant les tri-
bunaux. Est-ce qu'on peut faire un procès à qui vient dire : Je suis
détenteur illégitime et je ne veux pas receler plus longtemps vos
biens; reprenez-les? Donc les princes d'Orléans ne pouvaient pas
« transiger, » parce qu'il n'y avait pas matière à transaction. C'est
pourquoi le projet de loi disait : <t L'assemblée nationale donne
acte aux princes d'Orléans de leur renonciation,.. » et la loi disait
elle-même : « Conformément à la renonciation offerte et réalisée
par les héritiers du roi Louis- Philippe.. . » Ce mot « renonciation »
ne fut pas introduit et maintenu dans le texte à la légère ou par
une condescendance déplacée; on l'employa parce qu'il était le mot
(1) C* s chiffres sont empruntée au rapport de M. Robert de Massy.
(2) « On peut poser en principe que toute transaction ayant pour objet des droits
non douteux serait non-seulement annulable, mais inexistante et non avenue, du
moins comme transaction. » (M. Pont, Explication théorique et pratique du Code
civil, t. ix, p. 569.)
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les biens d'Orléans. 129
propre. Ge n'est pas seulement, on le conçoit d'ailleurs, une ques-
tion de mots. En transigeant sur un droit litigieux, les princesd'Orléans
n'auraient fait qu'une affaire; en renonçant purement et simplement
à une partie de leurs droits, ils se sont conduits en bons citoyens.
Mais il y a des esprits chagrins que rien ne satisfait. Quoi! vous
ne nous abandonnez que 37 millions en capital et, si l'on ajoute un
compte d'intérêts indûment perçus, une soixantaine de millions!
Cest une misère : il nous faut le reste, tout le reste. Nous savons,
sans doute, que le domaine n'a pas droit au reste ; mais, puisqu'il
n'avait pas non plus de droit sur les autres millions que vous lui
abandonnez, pourquoi ne pas lui laisser tout? Cest d'ailleurs un
mécompte pour le domaine, qui détenait ces biens depuis vingt ans,
qui s'y était attaché peu à peu et qui ne croyait pas s'en séparer.
Si ces raisons ne vous touchent pas, c'est que vous êtes les plus
avides des hommes. — Il faut une certaine hardiesse pour tenir un
pareil langage à des propriétaires qui, dépouillés par un acte
inique, renoncent définitivement et quoi qu'il advienne, dans un
intérêt public, à recouvrer plus de la moitié de leurs biens. A ce
compte, saint Martin lui-même aurait usurpé sa réputation; il n'a
donné que la moitié de son manteau.
Avant la loi du 21 décembre 1872, M. Thiers, dont la maison
venait d'être démolie par la commune, avait reçu du trésor une
indemnité de 1,053,000 de francs. Depuis cette époque, les vic-
times du coup d'état du 2 décembre 1851 et de la loi de sûreté
générale du 27 février 1858 ont reçu du trésor à titre de réparation
nationale, des rentes incessibles et insaisissables d'un chiffre total
de 8,000,000 de francs. Nous ne contestons pas le désintéressement
de ces indemnitaires. U y avait toutefois une différence entre eux
et la famille d'Orléans, c'est que leurs pertes n'avaient pas enrichi
le trésor. Or les princes de cette famille, si gravement atteints par
le coup d'état du 2 décembre, ont avant tout résolu de ne pas
demander un centime d'indemnité à ce trésor, dont les ressources
s'étaient accrues à leurs dépens, et se sont bornés à reprendre ce
qui n'avait pas été dissipé de leurs biens. Cest sur ces données
que l'histoire établira son verdict. Elle dira, non-seulement que les
princes d'Orléans ont usé de leur droit, mais qu'en n'exerçant pas
tout leur droit ils ont rempli tout leur devoir.
6. DE LA MAGDELEINE.
tom LT. — 1883.
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LA
BOSNIE ET I/ÏÏERZÉGOTOE
APRÈS I/OCGUPATïON ÀUSTHO-HONGRQI8E
NOTBS DE VOYAGE
I.
LA BOSNIE. — DE BROD A SBRAJEWO.
« Il n'est pas dans toute l'Europe, dit H. Elisée Reclus dans son
excellente Géographie , à l'exception de l'Albanie voisine et des
régions polaires de la Scandinavie et de la Russie, une seule région
qui soit aussi rarement visitée que le pays des Bosniaques. » Cette
phrase, que je lus dans un de ces momens où l'homme le mieux chez
lui a soif de mouvement et d'aventures, où la vie civilisée lui pèse et
où le home le plus charmant ne vaut pas les émotions du voyageur
à la recherche de l'inconnu, fut la cause déterminante d'une excur-
sion que je fis en Bosnie et en Herzégovine au printemps de 1879.
Aussi bien, depuis quelques mois, les Autrichiens, occupant ces deux
provinces, rendaient le voyage sinon confortable, du moins prati-
cable. D'un autre côté, une mission de recherches archéologiques
qui m'était confiée par le ministère de l'instruction publique et des
beaux-arts, en me donnant un caractère semi-officiel, m'aplanis-
sait les premières difficultés et me permettait d'espérer mener à
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LA BOSNIE ET L* HERZEGOVINE. M
bien mon entreprise, et c'est ainsi qu'on soir de la fin d'avril, léger
de bagages et plein d'entrain, je dis adieu à ma famille, un peu
effrayée de la destination baroque que j'avais choisie, et je m'em-
barquai à la gare de l'Est pour les bords de la Save et du Danube.
Revenu deux mois après Avec la fièvre , je ne pus m'occuper
immédiatement de rédiger mon voyage et, bientôt ressaisi par les
mille obligations de la vie pratique, j'oubliai dans un tiroir mes
calepins et mes albums de touriste. Us y sèment sans doute encore
si l'insurrection qui a éclaté au printemps dernier dans les pays que
je visitai alors n'était venue donner un regain d'actualité à» mes sou-
venirs d'il y a trois ans. C'est ce qui me décide à publier tels quels
ces extraits de mes impressions journalières ou des lettres adres-
sées à ma famille et à mes amis.
Si certaines modifications d'ordre purement admi»istratif ont pu
se produire depuis mon excursion par suite de l'occupation austro-
hongroise, les populations n'ont pas changé, et on peut affirmer
que leurs sentûnens sont restés les mêmes, car nous sommes déjà
ici dans l'immuable Orient. De plus, ces notes primesautières auront
certainement, à défaut d'autre mérite, celui d'avoir été écrites sans
aucune sorte de parti-pris, ce qu'il eût été bien difficile d'éviter
dans un travail de forme plus sérieuse. Je n'ai cherché à être agréable
ou désagréable à qui que ce soh. J'ai dit ce que j'ai vu et entendu,
et j'ai voulu avant tout, voyageur véridique, faire une œuvre de
bonne foi.
Il faut pourtant que \ê me confesse de la seule préoccupation
qui soit entrée dans mon esprit, en dehors des impressions môme
que je ressentais. Voyageant avec une mission qui, bien que d'un
caractère tout scientifique, m'obligeait à voir les choses d'un peu
plus près qu'un simple touriste, et me trouvant être le premier
Français qui, depuis bien longtemps et en dehors de nos agens
consulaires (1), fût admis à parcourir aussi complètement ces con-
trées si récemment ouvertes à l'Europe civilisée et dans lesquelles
les sympathies pour la Fiance sont pour ainsi dire innées, j'ai
«ttitatnemest subi l'influence de ces sympathies auxquelles notre
pauvre pays n'est plus guère accoutumé maintenant à l'étranger,
et j'ai cherché à étudier en patriote français des nationalités vivaces
tmf peu connues des Français.
Je «ends ksoreex si la publication de ces pages rapides pouvait
(1) Parmi ces agent, je dois citer M. E.-P. de Sainte-Aatia, qui a pmbtié plusieurs
notices sur l'Herzégovine. — Il n'est que juste aussi de rappeler l'ouvrage de M. C
Yriarte, publié en 1876, sous le titre do Bosnie et Herzégovine, souvenirs de voyage
pendant ftiutftTeeiion. Malheureusement fauteur ne put pénétrer en Bosnie que Jns-
^nH Baajakka, et en Henégovine ja*qu*à Moatar.
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132 REVUE DES DEUX MONDES.
attirer sur les Slaves du Sud ou Jougo-Slaves l'attention de quelques
lecteurs.
Il est certain , en effet , qu'à la suite de nos désastres et du
recueillement forcé qui en fut la conséquence, l'opinion publique
s'est trop habituée, chez nous, à négliger les questions extérieures
qui ne touchent pas directement à la sécurité de nos frontières.
La politique d'aventures a fait place brusquement à la politique
d'effacement, — masterly inactivity, — et celle-ci n'a pas mieux
réussi que celle-là. L'indifférence des chambres laisse trop souvent
notre diplomatie maîtresse absolue de traiter les affaires étrangères
suivant ce qu'elle croit être les intérêts évidens et traditionnels de
la France; puis, au dernier moment, elles lui refusent les moyens
de soutenir cette politique, au grand dommage de la dignité natio-
nale. Un nombre trop considérable de nos députés, confiné dans
son fief électoral, n'a d'énergie que pour s'y maintenir et s'y for-
tifier, et néglige bien souvent les questions extérieures, qui ne le
touchent que de loin, pour les questions de stratégie ou d'influence
parlementaires, qui atteignent plus directement ses intérêts.
Je suis, — je ne le cache pas, — de ceux qui déplorent cette apa-
thie et cette incohérence, et mon ambition serait satisfaite si les
notes qui suivent pouvaient rappeler à quelques-uns de mes lecteurs
qu'il y a quelque part en Europe vingt millions de Slaves méridio-
naux dont l'avenir intéresse notre avenir et qui méritent d'entrer
dans les préoccupations d'une chambre française au moins autant
que la révocation d'un juge de paix ou la nomination d'un percep-
teur.
I.
Quelques mots sur le passé des provinces slaves récemment occu-
pées par l'Àustro-Hongrie me paraissent devoir être l'introduction
nécessaire de ces notes de voyages, écrites au jour le jour sans
aucune préoccupation de la liaison des faits, et qui ont besoin, par
cela même, de s'éclairer à la lumière de l'histoire. Je ne reprendrai
pas les événemens les plus lointains dont le territoire aujourd'hui
appelé Bosnie et Herzégovine a été témoin; il me suffira de remon-
ter en quelques mots à l'époque où les habitans actuels sont venus
donner à ces provinces, avec leur vrai caractère ethnique, leur lan-
gage et leur nationalité définitive.
Les Serbes et les Croates qui peuplent aujourd'hui la Bosnie et
l'Herzégovine habitaient au , commencement du vit siècle le pied
des montagnes qui séparent la Bohême de la Prusse moderne. L'em-
pereur Héraclius, voyant l'Illyrie, de la Save à la Grèce et de l'Àdria-
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LA BOSNIE ET L'HERZEGOVINE. ISS
tique aux Balkans, ravagée par les Goths, les Slaves de l'Ouest et
surtout les Avares, qui la parcouraient impunément en y amon-
celant les ruines et la dévastation, crut de bonne politique d'op-
poser barbares à barbares et de se créer des alliés intéressés
à maintenir debout à leur profit le corps vermoulu de l'empire
romain d'Orient; Il profita donc du désir d'expansion des tribus
serbo- croates, qui lui firent alors des demandes de terre pour
s'établir, et il leur concéda les pays conquis ou à conquérir sur les
Goths et les Avares dans la Dalmatie, la Dardanie (Herzégovine
actuelle), la Prévalitane (nord de l'Albanie), la Rascie (partie sud
de la Bosnie), en un mot dans toute l'Illyrie occidentale. Cette con-
cession devait convenir d'autant mieux aux tribus slaves à qui elle
était ùdte que, depuis longtemps, leurs frères de race avaient, dans
* leurs incursions de pillage, appris le chemin de ces contrées où
plusieurs avaient même déjà formé des colonies florissantes sous
la suzeraineté des empereurs.
Les Croates, arrivés les premiers, s'emparèrent de la partie nord
des pays concédés, et les Serbes occupèrent le sud. La vallée de la
Narenta servait alors, comme aujourd'hui, de limite approximative
à la domination des deux peuplades sœurs qui, conformément aux
souvenirs de leur lieu d'origine, divisèrent immédiatement leur ter-
ritoire en petites principautés ou joupanies, se groupant pour la
guerre autour d'un grand joupan électif, sorte de généralissime de
ces républiques aristocratiques.
Il semble que les chefs de cette espèce de confédération furent
d'abord les rois de Dalmatie, puis ceux de Croatie : la situation
plus avantageuse de leurs possessions, placées sur le bord de la mer,
explique tout naturellement cette supériorité. Au x* siècle, sous
Sélimir, ban de Bosnie (ce titre avait remplacé celui de joupan), la
lutte pour l'indépendance commença; elle se continua sous ses suc-
cesseurs, et la Bosnie forma bientôt une principauté, puis, plus tard
un royaume particulier, mais soumis plus ou moins à l'influence de
ses différons voisins slaves de Serbie, de Dalmatie, de Croatie et de
Bascie.
Quant à l'Herzégovine, elle subit aussi tout d'abord l'hégémonie
des rois de Dalmatie et de Croatie, puis des bans de Rascie et de
Bosnie. De 1001 à 1165, les Hongrois s'emparèrent de la Croatie et
de la partie nord de l'Herzégovine. Puis, le roi serbe Stéphan
Nemanja, s'en étant rendu maître en 1181, la donna à ses deux frères
Constantin et Hieroslaw ; le fameux saint Saba, dont le nom rem-
plit les légendes populaires des Slaves méridionaux, était le frère
cadet de ces deux princes. Nous ne suivrons pas l'histoire confuse
des Nemanja, leurs luttes avec les divers seigneurs ou princes du
voisinage, leurs rapports éphémères avec Raguse et Spalato, leur
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13 i REVUE DES DEUX MONDES.
renversement par les aventuriers de la famille Branivoj. Gela dura
phis d'un siècle, jusqu'au moment où Paul, ban de Bosnie, en 1302,
et ses deux successeurs Stéphan IV et Twartko, commencèrent ou
complétèrent la conquête de tout le pays de Ghelm, nom que l'on
donnait alors à l'Herzégovine.
Pendant ce temps, les Hongrois, qui dominaient plus ou moins
directement sur toutes les contrées du littoral slave jusqu'à la
Narenta, avaient aussi une influence prépondérante sur tous les
petits princes à l'intérieur du pays, et c'est à l'intervention de son
beau-frère Louis, roi de Hongrie, qui espérait s'en faire un boule-
vard contre les Turcs de plus en plus menaçans, que Twartko dut
d'être proclamé en 1376, roi de Bosnie, de Rascie et de Primorie.
Hais l'espérance de Louis fut trompée. En effet, Twartko Ier et
son fils Twartko II luttèrent pendant tout leur règne contre les*
Magyars, et ils ne craignirent même pas de s'allier aux musulmans
pour satisfaire leurs vues ambitieuses d'agrandissement.
C'est ici que se place l'événement capital de cette époque de l'his-
toire des Slaves, événement dont les conséquences fatales pèsent
encore sur l'Europe tout entière. Je veux parier de la bataille de
Kossovo.
Mourad Ier était alors calife des Ottomans; il s'était emparé de la
Thrace et de la Thessalie et avait transporté le siège de son empire
à Àndrinople, ne laissant provisoirement et parce qu'il manquait de
vaisseaux, que Constantinople et sa banlieue aux faibles successeurs
des empereurs byzantins ; il faisait de fréquentes incursions en
Macédoine et en Albanie, et devant cette puissance menaçante, les
Valaques, les Hongrois et les Slaves, oubliant leur rivalité, unirent
leurs forces pour résister au danger commun. Lazare, prince de
Serbie, qui avait réuni sous son étendard tous les Slaves de la rive
méridionale du Danube, fut choisi comme chef de cette confédéra-
tion défensive dans laquelle dominaient ceux de sa race.
Celui qui est Serbe et de père serbe,
Qui est de sang et de famille serbe,
S'il ne vient pas combattre à Kossovo,
Que, sous sa main, il ne lui pousse rien !
Que le froment ne pousse dans son champ f
Sur la colline que ea vigne ne pousse 1
C'est ainsi qu'une piesma populaire (1) chante l'appel que Lazare
adressa aux Slaves avant de quitter sa capitale, Kroutcheva, où il
avait reçu la provocation du sultan. Malgré cet appel, Tannée des
Turcs, suivant une tradition,— du reste, absolument contraire à
(!) Traduite par Cyrille, Voyage tentimmM etux pays slaves, p. 83.
LA B09ME ET L* HERZÉGOVINE. 135
*
l'histoire, — était tellement supérieure en nombre à celle des Slaves
que « si tous les Serbes avaient été changés en sel, ils n'auraient
pu saler un repas à leurs adversaires, et que la pluie, tombant sur
l'armée des Turcs, ne pouvait nulle part tomber sur la terre. »
Néanmoins, la victoire fut longtemps disputée; mais enfin le
croissant l'emporta, et Lazare, resté presque seul, fut fait prisonnier,
tandis que ceux qui fuyaient étaient taillés en pièces. Puis, pendant
que le sultan vainqueur parcourait le champ de bataille, un soldat;
serbe blessé se releva et le frappa à mort. Les Ottomans, pour ven-
ger leur chef, massacrèrent & ses pieds tous leurs prisonniers et
avec eux le tsar Lazare, depuis honoré comme un martyr.
D'après la tradition constante des peuples vaincus, qui ne peuvent,
admettre leur défaite qu'en les attribuant à la trahison, le désastre
de Kossovo serait dû à la lâche défection du voïvode Youk Bran-
kovitch, gendre de l'empereur Lazare, qui aurait passé à l'ennemi
pendant la bataille avec douze mille hommes. A Kossovo, dit un
chant populaire,
A Kossovot Vouk a trahi Lazare,
Il a trahi le prince glorieux.
Que le soleil n'éclaire plus sa face !
Vook a trahi son seigneur, son beau-père;
Maudit aoil-il, et qui l'a engendré I
Maudites soient sa tribu et sa race !
Et ce n'est pas seulement l'épopée qui a conservé ce souvenir; il.
se retrouve même dans les documens publics. « S'il se trouvait au
Monténégro, dit une déclaration officielle signée par les chefs mon-
ténégrins en 1803, s'il se trouvait un homme, un village, une tribu
qui, ostensiblement ou occultement, trahisse la patrie, nous le
vouons unanimement à l'éternelle malédiction, ainsi que Judas qui
a trahi le Seigneur Dieu, et l'infâme Vouk Brankovitch, qui, en tra-
hissant les Serbes à. Kossovo, s'attira la malédiction des peuples et
se priva de la miséricorde divine. »
Quoi qu'il en soit, le souvenir de la défaite de Kossovo, qui pré-
para l'asservissement de tous les Jougo-Slaves, est , comme on le
voit, resté vivant parmi leurs descendans; jusqu'à nos jours, tous
les événemens qui, de près ou de loin, peuvent être considérés
comme la revanche du Vidovdan (1), — y compris la victoire des
Monténégrins sur les Turcs à Grahovo, en 1858, ou l'insurrection de
septembre 1875, sont célébrés par des chants ou des proclamations
dans lesquelles on rappelle la sanglante défaite de 1389. C'est ainsi
(!) « Le Jour de Saint-Vit; » on donne ce nom à la bataille de Kossovo, qai fat livrée
le 15 Juin, jour de la fête de ce saint, an des patrons des Slares.
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136 , REVUE DES DEUX MONDES.
que les Allemands imprimaient, en 1870, que Sedan était la revanche
de Tolbiac; mais ils n'avaient pas l'excuse de cinq siècles d'escla-
vage sanglant.
Nous ne savons si les soldats de Twartko prirent part à la défense
commune; mais, dans tous les cas, la Bosnie reçut le contre-coup
de la défaite des Slaves à Kossovo. En effet, immédiatement après
ce désastre! une armée de vingt mille Turcs s'avança en Bosnie.
Heureusement, le sort des armes favorisa cette fois les chrétiens,
et Vlatko Hranitch, grand voïvode ou général en chef de l'armée
bosniaque, défit les musulmans et sauva ainsi, pour un temps du
moins, l'indépendance de son pays. Le roi Twartko, en récompense
de cet immense service, donna à son voïvode, à titre de fief hérédi-
taire, tout le pays de Chelm, c'est-à-dire l'Herzégovine actuelle.
Cette donation et l'ambition des Hranitch furent, avec les dis-
sensions intestines des Bosniaques, la perte des deux pays. En effet,
Sandal, fils de Vlatko Hranitch, inaugura bientôt une politique de
bascule, dont le but était de se rendre de plus en plus indépen-
dant des rois de Bosnie ; il prit parti, tantôt pour Ostoja, tantôt pour
Twartko, qui se disputaient le trône, et, malgré le succès qu'il rem-
porta, en 1410,àl)grah contre le roi Sigismond de Hongrie, et l'aide
qu'il donna, en \ Al A, au prince serbe, Stéphan, attaqué par les Turcs,
il prépara l'asservissement définitif des chrétiens slaves par les
Osmanlis.
Son fils Stéphan continua sa politique d'intrigue, s'appuyant
tantôt sur les Magyars, tantôt sur les Turcs, et il arriva au but de
son ambition lorsqu'il obtint, en 1440, de Frédéric IV, empereur d'Al-
lemagne, avec le titre de duc (herzog, d'où Herzégovine) du duché
de Saint-Saba, la reconnaissance de son indépendance. Il attaqua
alors* le faible Thomas, roi de Bosnie, son propre gendre, et lui
enleva quelques lambeaux de territoire ; et en même temps il favo-
risait la prédication des hérétiques bogomiles ou patarins, — sorte
de secte manichéenne, — espérant trouver dans les dissidences reli-
gieuses un auxiliaire pour ses projets ambitieux. Ces luttes déplo-
rables durèrent, avec des incidens divers auxquels furent plus ou
moins directement mêlés les rois de Hongrie, Venise, Raguse, et
même les sultans de Gonstantinople, jusqu'au moment où ces der-
niers crurent le moment favorable, en 1463, pour renouveler leur
invasion de la Bosnie et de l'Herzégovine.
Stéphan ne porta aucun secours à son suzerain, au mépris de
son devoir de vassal et des intérêts de la chrétienté. Aussi les Turcs,
la Bosnie définitivement conquise, se tournèrent-ils vers l'Herzégo-
vine, et Stéphan mourut de chagrin, en 1466, tributaire des Osman-
lis. De ses trois fils, les deux aînés, Vlatko et Vladislas, qui avaient
recueilli son triste héritage, par la protection des Hongrois, furent
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LA BOSNIE ET L HERZEGOVINE, 137
définitivement chassés par les Turcs en 1483, tandis que le troi-
sième, Stéphan, livré en otage par son père et imitant sa félonie, se
faisait musulman et devenait, sous le nom d'Herzek-Ahmed-Pacha,
le gendre du sultan Mehemed, qui le créait beglerbeg de Roumélie.
Telle fut la triste fin de la dynastie des Hranitch et de la domi-
nation chrétienne dans la Bosnie et l'Herzégovine.
Dès lors, ces deux malheureuses provinces, devenues partie
intégrante de l'empire ottoman, furent le principal champ de
bataille de la grande guerre entre les Turcs, les Magyars et les
Vénitiens, et, au lieu de servir de rempart à l'Europe chrétienne,
elles devinrent bientôt la tête d'attaque du croissant contra la
croix. La désastreuse bataille de Mohacz (1526), dans laquelle les
Hongrois et les Tchèques furent écrasés et leur roi Jagellon tué,
valut à la maison de Habsbourg la couronne impériale, spontané-
ment offerte par les chrétiens épouvantés, et assura aux Turcs la
conquête des pays au sud de la Save. Néanmoins ce ne fut qu'en
1699, et après une nouvelle série de luttes continuelles entre les
Magyars et les Osmanlis pour la possession de la Bosnie, et entre
ces derniers et les Vénitiens pour celle de l'Herzégovine, que ces
deux malheureuses provinces furent reconnues par le traité de
Karlowitz comme définitivement et irrévocablement annexées à
l'empire ottoman.
Désormais isolées du reste de la chrétienté, oubliées et abandon-
nées à leur sort, livrées, par le fait de la conquête, à un régime
agraire désolant et ruineux, — régime dont nous aurons occasion
de reparler plus loin, — vivant complètement en dehors de l'his-
toire et de la civilisation, elles formèrent comme une tache noire
sur la carte de l'Europe méridionale.
De temps à autre seulement, une insurrection, — cri de déses-
poir bientôt étouffé dans le sang, — rappelait au monde qu'il y
avait là un peuple qui agonisait ; puis tout retombait dans le silence
jusqu'à ce qu'une autre génération, lasse de souffrir, tentât un nou-
vel effort, également impuissant.
Enfin le traité de Berlin (juillet 1878), en donnant à l'ÀustrQ-Hon-
grie la mission, — longtemps désirée par elle, — d'occuper les
provinces slaves de la Turquie, mit un terme à cet isolement contre
nature; et malgré les résistances partielles des musulmans bosnia-
ques et herzégoviniens et la mauvaise humeur de la Bussîe, cette
occupation fut acceptée comme un bienfait par la grande majorité
de la population des deux provinces et accueillie avec un soupir de
soulagement par l'Europe qui, malgré son égoïsme, avait honte de
l'état d'abandon dans lequel elle laissait des frères de race et de
religion.
(Test à ce moment et quelques mois après l'occupation autri-
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188 REVUE DES DEUX MONDES.
chienne, que j'arrivai en Bosnie, et qu'ayant parcouru la Croatie et
l'Esclavonie, je pénétrai enfin par Brod dans les nouvelles pro-
vinces slaves de la monarchie austro-hongroise, en compagnie d'un
Serbe, M. Z..M ancien officier des Confins militaires, qui avait bien
voulu se charger de m'accompagner comme interprète, et muni de
toutes les recommandations et pièces nécessaires pour pouvoir cir-
culer dans le pays où les officiers, les fonctionnaires et les four-
nisseurs de l'armée pouvaient seuls entrer librement à cette époque.
IL
Dervend, 15 mai 1879.
Nous voici enfin en Bosnie. Nous avons quitté Brod hier matin, à
quatre heures, et nous sommes arrivés à Dervend par le petit
chemin de fer stratégique qui n'est pas encore ouvert au public,
mais dont nous avons le droit d'user, grâce à nos firmans.
Dervend (de dervo, bois), bien que possédant dans ses six cent
cinquante maisons une population de quatre mille habitans environ
(sans compter les quatre-vingts hommes du génie et du train qui
composent en ce moment sa garnison), Dervend est un affreux trou,
formé de trois ou quatre rues tortueuses, mais qui a le mérite pour
le touriste venant de la Save d'être le premier centre musulman
qu'il rencontre sur son chemin. En effet, ce sont les villes qui repré-
sentent surtout ici l'élément turc, tandis que les villages sont presque
exclusivement peuplés de chrétiens. Le régime féodal, avec le pro-
priétaire mahométan et le serf chrétien, régime qui existe en Bosnie
depuis la fin du xv* siècle, a naturellement groupé autour du châ-
teau tous les cliens personnels du seigneur, ses officiers, ses valets,
tous ceux enfin qui, par ambition beaucoup plus que par conviction,
avaient embrassé la religion du vainqueur, tandis que les pauvres
raïas, fidèles à leur foi, restaient dispersés dans la campagne, obli-
gés de cultiver la glèbe à laquelle ils étaient attachés de par la loi
du plus fort, et désireux d'ailleurs de traîner leur misérable vie le
plus loin possible des vexations du maître et de ses parasites.
Tout le pays des environs appartient ici à deux grands begs, dont
l'un s'appelle ïoussouf et l'autre Rustem Âlibegovitch. Ils sont
paréos et possèdent à eux deux un territoire au moins égal à un
département français. ïoussouf est le plus riche ; sa terre s'étend
jusqu'à la Save. Ce sont des gens bien élevés, paraît-il, et dont la
we privée est des plus honorables. Gomme presque tous les Slaves
musulmans de Bosnie, ils n'ont chacun qu'une femme (on compte
seulement à Dervend trois musulmans polygames, et ils ne sont
pas des plus distingués). Avant l'arrivée des Aatrichiens, ils me-
Google
uigmzea Dy
LV BOSNIE ET L'HERZEGOVINE. 139
naient l'existence de grands propriétaires campagnards, se bor-
nant à manger tranquillement, et sans trop compter, les redevances
du tiers des produits de la terre que leur devaient leurs métayers
raïas. Ils n'ont essayé aucune résistance, — le premier coup de
fusil a été tiré à Kotorsko, et c'est plus loin, à Maglaï et à Doboj,
qu'ont eu lieu les premiers engagemens sérieux, — et ils manifes-
tent aujourd'hui l'intention de faire venir des paysans d'outre-Save
pour travailler leurs terres, leurs raïas étant décidément trop pares-
seux et trop ignorans. Est-ce là seulement une flatterie à l'égard
des envahisseurs ou le résultat de l'ancienne influence du voisinage
des pays civilisés? On ne parle pas moins tout bas de leur prochain
départ pour une terre musulmane, et on assure que, au moins en ce
qui concerne Youssouf-Beg, c'est une décision absolument arrêtée.
le reviens à la ville de Dervend. Sauf quelques édifices particu-
lièrement soignés et, parmi eux, les demeures des deux grands
begs, Dervend, comme toutes les villes de la Bosnie, est bâtie exclu-
sivement en bois. Les maisons des pauvres chrétiens se composent
d'une misérable cabane en planches avec soubassement de terre,
qui n'a qu'un trou pour cheminée et pas de cloisons intérieures.
C'est là dedans que grouillent pêle-mêle le père, la mère, les enfans
et les cochons (ces deux catégories sont ordinairement nombreuses),
sans compter la vermine* Les maisons des musulmans du commun
sont un peu plus confortables : elles ont en général un étage, et le
rez-de-chaussée est exclusivement consacré aux quadrupèdes,
au-dessus desquels demeurent les bimanes.
Le seul reste ancien de Dervend est la ruine de son vieux châ-
teau, dont deux portes existent encore et dans l'enceinte duquel se
trouvent une petite mosquée et le tombeau d'un saint musulman
recouvert d'un mauvais hangar entouré d'une grille en bois. Autour
de ce tombeau, un cimetière turc, qui est loin de valoir comme
pittoresque, sinon, comme propreté, ceux qui sont disséminés dans
les bosquets entourant immédiatement la ville. Quant aux cime-
tières chrétiens, les musulmans exigeaient en signe de mépris
qu'ils fussent relégués au loin dans la campagne; celui de Dervend
est à plusieurs kilomètres de la ville, sur la route de Serajewo. Les
chrétiens sont pourtant relativement très nombreux ici, et, s'il y
trois mosquées, il y a, d'autre part, une chapelle catholique et une
église grecque orthodoxe (serbùch).
Tout ce monde-là vit, du reste, très calme sous la bannière
austro-hongroise : à sept heures et demie du soir, toutes les bouti-
ques, — si l'on peut donner ce nom aux misérables échoppes des
étalagistes du lieu, — se ferment, sauf deux ou trois tenues depuis
l'occupation, par des giaours sans scrupules; les rues appartien-
nent alors à d'énormes rats qui se cachent pendant le jour dans
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140 REVUE DES DEUX MONDES.
les crevasses des soubassemens des maisons, et le franghi curieux
et noctambule peut apercevoir, à travers les planches mal jointes
qui servent de murailles, des scènes intimes qui, pour être orien-
tales, ne sont pas toujours empreintes de la plus pure poésie.
La police de la ville se compose de seize zaptiés, qui ne sont
peut-être pas payés très régulièrement, — je veux le croire, du
moins, pour l'honneur de l'uniforme... qu'ils pourraient avoir, —
car ils acceptent facilement le bakchich. Lors de mon arrivée, la
première personne que je rencontrai fut un de ces pauvres diables
qui, rassemblant tout ce qu'il savait d'aimable dans une langue
civilisée, me salua d'un : « Bravo! » en me tendant la main. Était-ce
pour serrer la mienne ou pour me demander d'augmenter son
casuel? Je n'en sais rien... Toujours est-il que je me débarrassai
de cet honorable garde-champêtre en lui donnant quelques kreut-
zers, qu'il reçut avec une dignité froide et une satisfaction mar-
quée. La ville de Dervend ferait peut-être mieux d'avoir un peu
moins de zaptiés et un peu plus de soin de ses rues, qui sont dans
un état lamentable et qui se changent en fondrières à la moindre
pluie.
Ce lieu de délices possède encore deux hôtels, l'hôtel Kostitch,
le plus ancien, et le nouveau, le meilleur et le plus à la mode, l'hô-
tel Europa. On y trouve une unique chambre à deux lits, pavée
en briques et munie des meubles et des ustensiles rigoureusement
indispensables ; en un mot, le suprême confort des hôtels de pro-
vince... en Bosnie. Quant aux draps, par exemple, ils sont là,
comme ailleurs dans les pays jougo-slaves, à peu près inconnus;
on les remplace avantageusement, — pour le budget de blanchis-
sage de la maison, — par des pièces de toile carrées boutonnées
ou cousues aux couvertures et qu'on change seulement quand
elles sont sales. .. Heureux le voyageur qui passe le premier!.. En
m'introduisant dans cette unique chambre, le patron de Y Europa,
croyant sans doute me faire plaisir en me donnant cette bonne
nouvelle, m'affirma que, pour* 100 florins, je ne trouverais pas
un appartement pareil jusqu'à Serajewo. C'est possible; mais la
perspective manque d'agrément quand on a encore une dizaine
d'étapes à faire avant d'arriver à la capitale bosniaque.
Je n'ai plus rien à citer à Dervend que sa rivière, torrent rocail-
leux que l'on traverse en temps ordinaire en retirant ses chaus-
settes, — je ne fais ici, bien entendu, aucune allusion aux indi-
gènes qui ignorent l'usage de ce vêtement inutile, — et dans
laquelle les femmes lavent leur linge d'une façon encore plus pri-
mitive et en montrant leurs jambes un peu plus haut que leurs voi-
sines des bords de la Save.
Puisque je parle du beau sexe, je dirai ici une fois pour toutes
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LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE. 141
que les échantillons que Ton en rencontre en Bosnie ne sont pas
faits pour donner une grande idée de ses charmes. Il est vrai que
Ton voit seulement à visage découvert des chrétiennes, pauvres
créatures vouées dès leur plus jeune âge aux privations, à la misère
et à la servitude des rudes travaux des champs. Quant aux musul-
manes, elles sont invisibles. On remarque seulement quelquefois
vers le midi, allant en nombre presque toujours, des paquets d'étoffes
qui rasent les murailles et qui, du plus loin qu'elles aperçoivent le
roumi, se détournent avec mépris de leur chemin. Saluez, voya-
geurs, l'amour et la poésie de l'Orient qui passent! C'est le harem
de M. Y... qui va faire visite au harem de M. Z.. !
... Le commandant d'étapes, aimable officier slave, a bien voulu
nous promener toute l'après-midi. Il nous a conduits à un monas-
tère catholique du voisinage. Le couvent de Saint-Maroles-Pléhan
(Samostan Sv. Marka na Plehan) est habité par six franciscains
prêtres et cinq clercs ou élèves ; il a été fondé seulement en 1872
et n'est pas riche. Le père gardien, — Pater Stephanus Cicatch, —
jeune homme aimable et intelligent, nous fit lui-même les honneurs
de son couvent, dont l'église est une espèce de grange affreuse-
ment décorée à l'intérieur. Les pères, hommes simples et de peu
de besoins, vivent d'aumônes, de leur école et des services qu'ils
rendent; ils ont quelques châtaigniers et quelques lopins de terre
qu'ils cultivent et dont ils tirent aussi une maigre ressource. Ces
lopins sont-ils bien à eux? Nul ne saurait le dire, car il n'y a dans
le pays ni bornage ni cadastre, et, en dépit des droits féodaux, la
devise primo occupanti peut encore avoir une certaine valeur en
haut de la montagne de Pléhan.
Il faut, en effet, faire une véritable ascension à travers des che-
mins acreux coupés de rochers que Ton exploite pour l'entretien de
la route qui passe en bas, avant [d'arriver au couvent de Saint-Marc,
mais aussi on jouit de ce sommet d'une vue splendide.
Au nord, la Save, Brod et les collines qui ferment le bassin
de cette rivière, et à la base de ces collines, à droite, le profil
des tours et de la coupole de la cathédrale de Djakova, vers les-
quelles, au temps de la domination turque, les regards des bons
franciscains se tendaient toujours comme vers le symbole de l'es-
poir et de la délivrance. À l'ouest, le haut plateau de Molajitcha et
les montagnes au pied desquelles se trouvent Banjaluka, au nordr
et plus bas Trawnik. Au sud, le panorama est raccourci par le fouil-
lis des collines qui resserrent le cours de la Bosna; mais, à l'est, la
vue s'étend encore fort loin par-dessus cette rivière jusqu'au pla-
teau de Majevitcha et aux montagnes qui dominent les frontières de
la Serbie. Je ne crois pas qu'il existe en Europe beaucoup de points
de vue d'une pareille étendue; il y a, en Bosnie même, un bon
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1&2 REVUE DES DEUX MONTEES.
nombre de sommets plus élevés, mais celui-là a le mérite de l'iso-
lement au moins de trois côtés, et cette circonstance, jointe à la
logeur inusitée de la vallée de la Save qui s'étend mollement à
ses pieds, lui donne une ouverture d'horizon des plus remarqua-
Mas.
Au moment où nous quittions Pléhan, fatigués, mais non rassa-
siés d'admiration, et à l'instant précis où je franchissais le seuil du
monastère, le pire gardien m'offrit très cérémonieusement une
pomme. Prévenu auparavant par mon excellent guide et interprète
Z.., je reçus cette attention très sérieusement et avec force remerct-
mens pour un si grand honneur fait à ma modeste personne. C'est, en
effet, un ancien usage conservé chez quelques Jougo-Slaves d'offrir
à l'hôte de distinction qui les quitte et à qui ils veulent témoigner
l'espoir et le désir de le revoir, soit une orange, soit un citron, soit
une pomme, symbole de paix et d'amitié. Cet hommage ne se rend
ordinairement qu'à l'hôte principal et à un seul; voilà pourquoi la
pomme fut donnée, à Pléhan, et cela à l'exclusion du commandant
et de Z.., au premier Français qui visitait le monastère de Saint-
Marc.
La culture est ici tout à fait semblable à celle que nous avons
vue au-delà de la Save ; c'est une culture pastorale avec quelques
parcelles semées en maïs et en avoine, çà et là des bouquets de
bois, le tout rappelant quelque peu une Normandie mal exploitée
et montagneuse. La terre est très profonde dans les vallées et vaut,
près de la ville, de 3 à 400 florins le jocke (1) (2,000- francs Théo
tare à peu près), ce qui, dans tous les pays du monde, constitue déjà
une assez jolie valeur donnée au sol. Il est vrai que, dans la cam-
pagne, cette valeur diminue beaucoup et que les pentes et les crêtes
des montagnes n'ont plus aucun prix. D'ailleurs les transactions ont
toujours été très rares et très difficiles, à cause du régime féodal.
On fait peu de vin autour de Dervend, par suite, me dit le père
gardien du couvent de Pléhan, de la défense du Coran, qui, comme
on le sait, l'interdit aux musulmans. Gela est possible, et je ne
voudrais pas répondre à l'excellent franciscain que je ne crois pas
les musulmans aussi scrupuleux, quoiqu'en Bosnie leur rigo-
risme soit très remarquable. Hais il y a peut-être encore une autre
raison : la terre de tout ce canton me parait forte, un peu grasse,
et trop argileuse dans les vallées pour produire de bons vins; et les
habitans n'en sont pas encore arrivés à sentir l'utilité qu'il pourrait
y avoir pour eux à défricher la montagne.
Nous sommes venus de Brod ici par le chemin de fer nouvelle-
ment établi pour le service de l'armée d'occupation austro-hon-
(1) Le )ock6 équivtut à $,7» mètre».
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LA BOSNIE ET L* HERZÉGOVINE. lift
groése. Ce petit railway a seulement O"1^ de gabarit. Les traverses,
— dont beaucoup sont en sapin oa autres bois blancs, — ont 1*,60 4e
longueur et reviennent, toutes posées, i 1 florin la pièce. C'est cher,
penserea-vous, dans m pays où le bois est pour rien, et vous n'a-
vez pas tort. Mais il faut compter avec la paresse des Bosniaques
qui, tant chrétiens que musulmans, résistent aux réquisitions (bien
que ces réquisitions leur soient mieux payées que toute autre
main-d'œuvre locale), de manière à obliger presque partout à se
servir d'ouvriers étrangers, en grande majorité italiens, et aussi avec
l'absence de voies de communications, qui rend les transports très
difficiles. Aussi a-ton dû se contenter d'un railway tout à fait rudi-
mentaire, et on l'a fait passer par monts et par vaux. Ainsi, le ter-
raBsement n'est préparé que pour une voie; il est vrai que, dans ce
pays, l'expropriation du terrain nécessaire pour la pose d'une
seconde voie, ne coûterait pas grand'chose, — si l'on n'attend pas
trop longtemps, — car le gouvernement s'est contenté de payer les
maisons qu'il a fallu démolir; quant à la terre aux champs, on l'a
prise provisoirement sans indemnité, foute de savoir à qui elle
appartient ; les droits de chacun sont réservés et le règlement doit
se faire quand le cadastre auquel on va procéder sera terminé.
La chemin de fer fait des détours sans fin pour traverser la ligne
de faite entre la vallée de la Save et celle de la Bosna ; c'est ce qui
explique la longueur des distances kilométriques entre des stations
très rapprochées l'une de l'autre à vol d'oiseau. La station de
Modron est le point culminant: de Dervend à ce point, on monte de
160 mètres, à peu près 1 mètre pour 80.
Les poteaux télégraphiques sont très primitifs, de simples brins
de bouleau non écorcé. Quant aux ponts, ils sont tous en bois, bien
entendu. Du reste, tout est en bois en Bosnie, et cela se com-
prend, si l'on songe qu'il y a dans cette province 400,000 milles
carrés de Forêts, tant à l'état qu'aux communautés, aux wkoufs et
aux particuliers. Que de richesses encore inexploitées, ou, ce qui
est pis encore, mal exploitées 1
Pour en revenir i notre chemin de fer, il a été ouvert jusque &
Dervend en novembre 1878 et en mars 1879 jusqu'à Dobqj. Les
travaux sont entrepris seulement jusqu'à Zienitza, parce que de oe
point à Serajews, la route est toujours bonne, tandis que de la Save
i Zîenitza, les chemins sont tellement mauvais que, l'hiver dernier,
mille votants du tram ont été arrêtées par une fondrière pendant
deux jounuentierg. Pourle moment, les rails ne dépassent pas Zeptche,
oàtn* trouvé du charbon qui sert i alimenter les machines. Le
chemin de fer coûte à l'état de 25 à 30,000 florins le kilomètre,
matériel compris (soit vingt locomotives et quatre cents wagons) ;
et oen que cela empêcherait k jamais la Turquie de remettre paci-
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144 REVUE DES DEUX MONDES.
fiquement la main sur ses provinces slaves occupées par l'Austro-
Hongrie en vertu du traité de Berlin. Gomment, en effet, pourrait-
elle rembourser cette dépense et tous les autres frais de l'occupation,
qui s'élèvent déjà, à l'heure où j'écris, au bout de huit mois, à plus
de 200 millions de florins ?
Quoi qu'il en soit de ses défauts de construction, ce tramway
a bien servi l'armée envahissante, et c'est lui seul qui rend pos-
sible l'occupation de la Bosnie. Mais, en dehors de son utilité stra-
tégique, il est certainement destiné à alimenter tout le commerce
entre les anciens pays de la couronne de Saint-Étienne et les nou-
velles provinces; et, remplacé par une voie plus large et à pente
plus douce, il sera un jour une des grandes lignes du trafic entre
l'Orient et l'Occident. Il n'est pas douteux, d'un autre côté, que
l'établissement de cette voie ferrée de Brod, dans la direction de
Serajewo et de Salonique, a fait perdre pour toujours à Agram l'es-
poir de devenir la tête de ligne du grand chemin de fer de l'Oc-
cident à l'Archipel. Les Hongrois, qui ont réussi à empêcher jus-
qu'ici la continuation sur Sissek de la ligne de Banjaluka à Novi,
préparent maintenant l'aboutissement fatal àBuda-Pest de la grande
route commerciale méditerranéenne à travers la presqu'île d
Balkans, route qui passera par Brod, Serajewo et Novi-Bazar.
Déjà, depuis quelques jours, la ligne stratégique transporte les
marchandises des particuliers, et parmi eux le principal est Bus-
tem-Beg, le grand beg de Dervend lui-même, — les inventions dia-
boliques de ces mécréans de giaours ont parfois du bon! — Dans
quelques semaines, sans doute, les voyageurs pourront circuler
librement de Brod à Zienitza, et quand la voie s'avancera jusqu'à
Serajewo, les 250 kilomètres qui séparent cette ville de la Save
seront franchis plus facilement que l'on n'allait autrefois de Brod à
Dervend (1).
Le voyage, sur ce rudiment de chemin de fer, n'est pas moins
accidenté aujourd'hui que la ligne elle-même. A chaque instant, le
train s'arrête. Tantôt c'est la locomotive qui a besoin de faire de
l'eau aux petits torrens qui coulent un peu partout et que l'on a
captés là où ils coupaient la voie, sans se préoccuper de savoir si
c'était ou non à une station; tantôt c'est une vache ou un porc qui
barre la route et qui regarde bêtement le train arriver sur lui, sans
se déranger et sans s'émouvoir des coups de sifflets désespérés de
la locomotive ; ici c'est une chaîne d'attache qui se rompt ; là un
pont que Ton a des raisons de croire peu solide ; plus loin, c'est un
monsieur qui a perdu son chapeau, — comme cela m'est arrivé à
(1) Une dépêche insérée dans les journaux français du 8 octobre 1883, annonce que
FouYerture officielle de la ligne de ZieniUa à Serajewo a eu lieu le 4 du même mois.
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LA BOSNIE ET L* HERZEGOVINE. 145
moi-môme un peu avant la station de Velika. Alors, du dernier
wagonnet où sont assis sur leurs valises les rares voyageurs mili-
taires ou civils autorisés à se servir du chemin de fer, on hêle le mé-
canicien à un des continuels tournans de la voie ; le train s'arrête, on
ramasse le couvre-chef vagabond, et fouette, cocher ! Nous avons
bien le temps,., ne sommes-nous pas à peu près en Orient? Et
quelles secousses, à chaque arrêt ! et quels soubresauts pour se
remettre en marche I
Dans ces conditions de transport, on a peu de dispositions à admi-
rer le paysage, qui, du reste, ne présente rien de bien original, si
j'en excepte une série de moulins microscopiques, grands comme
nos cabanes de bergers, mais beaucoup moins bien construits, et
quis'étagent de 500 mètres en 500 mètres sur la rivière de Velika,
dont nous avons suivi les bords pendant un certain temps.
Kotorsko, où Ton passe, est un affreux village de 400 habi-
tans, situé à un bon kilomètre de la station du même nom. C'est
là que commença la résistance lors de l'entrée des Autrichiens
en Bosnie, et les environs n'en sont pas encore très sûrs. Doboj
est beaucoup plus important et compte environ 1,400 habitans,
parmi lesquels les neuf dixièmes sont Turcs; aussi les chrétiens y
sont-ils la lie de la population, et les musulmans les tiennent en
mépris particulier. Le château en ruines est fort pittoresque et
commande superbement la vallée de la Bosna. Cette vallée est
assez bien cultivée, autour de la ville surtout ; mais ces gens-là,
même les moins paresseux, ont décidément du temps et de la
force à perdre. Il n'est pas rare de voir un gaillard, dans la vigueur
de l'âge, gravement occupé à garder quatre ou cinq pourceaux.
On rencontre aussi souvent dans la campagne six bœufs attelés
à la même charrue et accompagnés de six paysans, hommes et
femmes, une personne pour guider chaque paire de bœufs, une
autre qui pousse à la charrue, la cinquième tenant l'araire, et la
sixième, peut-être le chef de famille, ne faisant rien, — comme le
quatrième porteur du convoi de Marlborough, — mais suivant con-
sciencieusement en regardant le travail, tymdis que les autres
crient, tapent, hurlent, sans doute pour animer les attelages. Puis,
quand l'heure du repas arrive, pour les bêtes et les gens, on retire
une cheville du collier des bœufs qui ne sont pas, ici, attelés par
les cornes, et l'animal, devenu libre, se met à pâturer çà et là, sup-
pléant ainsi à la maigre pitance de rétable jusqu'au moment où,
docile, il revient prendre sa place sous le joug et recommencer sa
besogne. Et quelle besogne I Le rayon de la charrue est aussi tor-
tueux que peu profond. Mais, que voulez-vous? ces gens-là n'ont
pas lu les gros livres de nos économistes, et personne ne leur a
Ton lt. — 1883. 10
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146 REVUE DES DEUX MONDES.
appris les bienfaits de la division du travail En sont-ils beaucoup
plus malheureux?
IIL
Techanj, 18 mai 1819.
... Départ de Doboj pour Techanj (prononcez Techani), localité
située à 2â kilomètres, sans route pour y arriver et occupée par
quelques troupes autrichiennes. Je tenais beaucoup à voir cette ville,
ancienne capitale d'une petite principauté bosniaque, le banat de
Ussora, et dans laquelle se trouvent les ruines d'un vieux château
slave, le plus grand et le plus célèbre de la contrée.
Kous partons à six heures du soir, dans une carriole bosniaque
frétée à grand'peine, attelée de deux bons petits chevaux et con-
duite par un indigène, avec un uhlan devant et un autre derrière ;
le commandant d'étapes, responsable de nos précieuses personnes,
n'avait pas voulu nous laisser aller sans cette escorte, le chemin de
traverse qui mène à Techanj étant encore peu sûr et la nuit pouvant
nous surprendre. C'était à Doboj un véritable événement : deux
étrangers, dont un « Franzous » (on n'en a jamais vu s'arrêter ici),
qui partent pour Tecbanj ! Mais il faut six heures pour y aller, ils
coucheront dans la forêt, etc. Comme j'étais absolument convaincu
que nous pourrions arriver, comme nous étions bien armés et accom-
pagnés par des soldats ayant fût souvent la route, j'étais parfaite-
ment tranquille; le pis qui pouvait nous advenir était d'être obligés,
en débarquant la nuit à Techanj, de coucher au poste ou dans une
écurie; c'est un petit inconvénient pour des gens qui, depuis Dja-
kova, n'ont plus vu de draps et qui, depuis plusieurs jours, cou-
chent par terre dans leurs couvertures; aussi je passai outre. Mais
quelle carriole, bonté divine ! et quel chemin ! Impossible de rien
dire à cet égard qui approche de la réalité. Figurez-vous une char-
rette tout en bois, sauf quelques clous et vis et les fers des roues,
sans ressorts, bien entendu, et dans laquelle, pour lui donner plus
d'élasticité et de solidité, les moyeux des roues sçmX reliés à l'éca-
lage par des sortes de membres en écorce tordue. Juchez là-dessus des
bancs de bois, agrémentés en notre honneur de sacs de paille hachée,
faites rouler le tout pendant quatre mortelles heures de nuit, sur un
large sentier frayé à travers trous et fondrières, et vous aurez urne
idée 4e l'état et de l'équipage dans lequel nous Ames, à dix heures
et demie du soir, notre fort peu solennelle entrée dans l'antique capi-
tale des bans de l'Dssora. Au bruit, un porte-turban non endonai
entrebâille sa porte. Nous demandons s'il y a un endroit quelconque
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LA BOSNIE ET l'heRZÉGOYUN'E. 147
où Ton puisse coucher. Nil né ! nous répond-on en secouant la
tète de droite à gauche. Lorsqu'on indigène étranger vient ici,'
paratt-il, il couche chez un ami ou à la belle étoile, hôtellerie que
Ton trouve partout et à la portée de toutes les bourses ; quant à un
homme civilisé, orr ne voit que des soldats, et encore ils sont tous
Croates et, par conséquent, à moitié du pays. Il n'y a même pas de
han pour les voyageurs, attendu qu'il n'y a pas de voyageurs à
Techanj. Nous demandons le commandant de la ville. — Couché. Et
son brosseur refuse énergiquement de le réveiller, car il a eu son
aocès de fièvre dans la journée et il a défendu sa porte de la façon
la plus absolue. Mais n'y a-t-il donc plus un officier encore debout?
Heureusement que cette idée était bonne et qu'en effet deux jeunes
sous-lieutenans étaient encore à causer et à fumer dans la petite
chambre turque qui sert aux sept officiers de la garnison de cercle,
de smooking room, de salle à manger et de salon de réception.
Grâce à l'obligeance de ces messieurs, qui nous cèdent leurs pail-
lasses et vont coucher avec des camarades, nous pouvons enfin
reposer nos membres endoloris dans la soupente où ils demeurent ;
ce n'est pas un palais : on s'y tient à peine debout; dans un coin
une espèce de huche sordide; dans un autre coin, un grand
poêle bosniaque, une valise et deux paillasses : tel est le mobi-
lier. Mats quand on est rompu de fatigue, on n'a pas besoin de
berceuse, et nous ronflons à qui mieux mieux.
Le lendemain, dès l'aube, nous sommes sur pied, et, grâce à nos
hôtes qui rivalisent de bonne grâce envers les étrangers et qui nous
invitent à partager leur repas (ce qui est plus qu'une politesse, <^ur
le restaurant est aussi inconnu à Techanj que l'hôtel), nous commen-
çons notre visite de la ville et des environs.
... Techanj a été tout d'abord une forteresse des bans cPOssora,
dont la résidence était à deux heures de distance, au lieu dit Vru-
tchhcha (eau chaude) et où l'on voitencore quelques ruines. Plus tard,
ces petits princes vinrent établir à Techanj même le siège de leur
gouvernement. Lors de l'invasion turque, les bans de Vrutchitcha,de
Taetze et de Srebrenitza, qui se partageaient tout le pays, étaient
tributaires de Raguse. Le sultan Mahomet ayant été longtemps arrêté
devant les défenses de Vranduk, ravagea tout le voisinage, y com-
pris Velika, Techanj et Doboj, où il rencontra l'armée de Mathias
Gorvin, roi de Hongrie.
Plus tard, le prince Eugène y vint aussi, mais il n'osa pas atta-
quer le château, où s'étaient réfugiés les habitans sous les ordres
d'Ali, leur gouverneur. Il se contenta de bombarder et de démolir
la ville. A la suite de cet événement, Ali ayant constaté que ce châ-
teau était trop petit pour servir d'asile à toute la population, en
augmenta l'enceinte et y fit de nouvelles constructions que l'on voit
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448 REVUE DES DEUX MONDES.
encore. Après la ruine de Techanj, les Impériaux allèrent jusqu'à
Serajewo, où ils lancèrent quelques bombes; puis ils remontèrent
vers le nord.
(7 est le dernier événement militaire dont Techanj fut le théâtre;
aujourd'hui, et bien que la première bataille un peu sérieuse livrée
aux Austro-Hongrois en 1878 ait eu lieu non loin de là, au défilé de
Kosna sur la Bosna, la vieille capitale de l'Ussora vit en paix sous
ses nouveaux maîtres, représentés par deux compagnies du 79e régi-
ment d'infanterie , chargé aussi de garder toutes les étapes de la
route depuis Brod jusqu'à Zeptché. Ce régiment, — comme l'indique
du reste son nom (Jelacich), — est exclusivement croate. Tous les
régîmens d'infanterie slaves (16e, 53% 70e, 78 et 79e) sont actuelle-
ment en Bosnie, ainsi que les uhlans (5* et 12e) croates. Il est tout
naturel que l'on ait envoyé dans les deux provinces nouvellement
occupées les régimens composés de congénères des Bosniaques et
des Herzégoviniens, qui, parlant la langue du pays, avaient le double
avantage de rendre l'occupation moins odieuse et l'installation plus
facile. Mais n'est-ce pas la reconstitution pour ainsi dire forcée d'une
armée slave? Les Magyars le craignent, et ils n'ont pas tout à fût
tort.
Pour en revenir à Techanj, c'est une petite ville pittoresque, grou-
pée au pied de son vieux château et dans laquelle les grecs ortho-
doxes sont nombreux et influens. Avant Kossovo, m'a-t-on dit, il n'y
avait pas ici de quartier serbe; depuis cette mémorable défaite, de
nombreux chrétiens grecs (Serbes et Albanais) sont venus s'y instal-
ler; et, en dépit des mesures vexatoires qui les obligeaient, par
exemple, à ne bâtir leurs maisons que dans des carrières ou dans
les plus mauvaises terres des faubourgs et qui leur interdisaient
d'avoir des fenêtres du côté de la ville, ils ont prospéré, et le quar-
tier grec contient aujourd'hui huit cents habitans.
Aussi ai-je été heureux de l'occasion qui s'est présentée pour
moi de rendre visite au P. Théodor Slavecevitch Ilitch, le paroch de
Techanj. C'est, sinon un martyr, au moins un confesseur, car il a
pourri durant cinq années dans les prisons turques, un an à Ban-
jaluka, deux ans à Serajewo et deux ans ici ; et il n'a été délivré
qu'il y a quelques mois, lors de l'arrivée du général Philippovitch.
Il était accusé de « tendances » de rébellion contre la domination
turque I N'était-ce pas adorable? Disons cependant, à la décharge de
ses bourreaux, que, pendant ces cinq ans de tortures, ils ont permis à
sa courageuse femme de rester à Techanj, attendant des jours meil-
leurs.
Le P. Ilitch a le titre de doyen ; c'est un homme dans la force de
l'âge, qui a une bonne maison et m'a bourré de café et d'eau-de-
vie de prunes. La reconnaissance de l'estomac ne doit pas m'empê-
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LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE, 149
cher de dire cependant que les mauvaises langues accusent les
curés orthodoxes de Bosnie d'augmenter trop facilement les tarifs
de leur casuel, sous prétexte que ce casuel doit aussi servir à entre-
tenir pour un cinquième l'évêque (qui réside à Serajewo), et pour un
autre cinquième l'école, — sans parler des monastères. En ce moment,
ces monastères ne coûtent plus rien, car ils ont tous été détruits et
leurs religieux massacrés pendant les dernières insurrections d'il y
a deux ans. 11 y avait trente moines tout près d'ici, à Liplje et à
Ozren. Tous ont été assassinés, et les deux couvens, — construits
autrefois par l'empereur serbe Nemanitch, — pillés ; les murs sont
cependant restés debout, et il parait que de nouveaux religieux vont
bientôt en reprendre possession. C'est un phénomène assez curieux
à constater que les catholiques ont moins souffert en Bosnie que les
orthodoxes. Est-ce par un hasard du fanatisme ou par haine du
nom russe, partout protecteur de la religion orthodoxe, et l'éternel
ennemi du calife ? Il serait difficile de le dire, mais ce qu'il y a de
bien certain, c'est que le voyageur impartial ne peut s'empêcher
d'être frappé de la popularité des Busses chez les chrétiens jougo-
slaves, ici comme à A grain, aussi bien chez les catholiques que chez
les grecs unis; il y a là une grosse question politique qu'un avenir
prochain résoudra sans doute.
Partout où j'ai passé j'ai constaté ce sentiment. Les officiers
slaves disent eux-mêmes : sans la Russie il n'y aurait plus de
Slaves. Quant au peuple, il appelle de tous ses vœux l'interven-
tion du grand tsar moscovite.
Je me promenais un jour dans la banlieue de Techanj , à la recherche
d'un poste commode pour en dessiner le château , lorsque tout à
coup, dans un pli de terrain qui nous cachait, j'entendis un petit
pâtre qui chantait. Frappé de l'accent qu'il y mettait, je priai M. Z...
de me transcrire sa chanson. La voici :
O misérable Turc! ta perds toute la terre
Dans la Bosnie et à Plevna I
Le Rosse est ton vainqueur aux quatre coins du ciel...
Le Magyar ne peut te défendre.
Kossath verse des pleurs et dit à la Turquie :
« Vois si les Serbes sont unis ! »
Allons, val 6 islam! et retourne en Asie,
Car ici, tu perds tous tes hommes.
Le Russe à la peau dure avance sûrement...
Le Turc dit : « Dieu! que vais-je faire?
Les Russes ont la force, et tous se sont unis...
Les Turcs disent : « Où nous cacher? »
O princo Nikita! contre les Magyars,
Fais alliance avec notre frère I
Le nom de Nikita deviendra glorieux,
Et celui jle Milan, son frère!
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ISO REVUE DES DEUX MONDES.
Je donne ici cette grossière traduction, — à laquelle j'ai essayé
de conserver quelque chose du rythme de l'original, — parce que
cette chanson était, au moment de mon passage en Bosnie, une
actualité, et qu'elle avait trait aux évônemens récens qui venaient-
d'avoir lieu dans la presqu'île des Balkans; mais je n'aurais qu'à
ouvrir certains vieux recueils de chansons bosniaques, que l'on ren-
contre encore çà et là, pour y retrouver, sous une autre forme, les
mômes idées et les mômes sentimens, qui peuvent se résumer en
deux formules : Espoir dans la Russie, haine du Hongrois et du
Schwada (allemand). Qui sait ce que pourrait produire ce sentiment,
en cas de conflit armé, et ce que deviendrait, dans une guerre avec
le grand empire slave, la monarchie austro-hongroise, qui compte,
dans ses états-majors, 60 pour 100 de généraux appartenant à la
race slave?
. . . Pour quitter le terrain brûlant de la politique et passer à un
sujet plus gracieux, je vous dirai que le beau sexe de Techanj est
cité pour sa vertu; c'est, parait-il, un pays dans lequel fleurit la
rosière et où l'on trouve à chaque pas des Baucis. ..avant l'arrivée de
Jupiter. Cette prétention est, du reste, commune à toutes les villes
de la province bosniaque, qui s'accordent, en revanche, à combler
de leurs malédictions pudibondes la capitale Serajewo, cette Baby-
lone de tous les vices et de toutes les hontes.
Quoi qu'il en soit de la vertu des dames de Techanj, ce pays par-
tage, au point de vue social et agraire, le sort de toute la Bosnie.
Les grands propriétaires sont ici : Hamri-Beg-Ajanovitch, Dervis-Beg
Gjoulatchitch et Hamza-Beg-Gjoulatchitch. La famille du premier est
venue d'Asie il y a quelque deux cents ans avec cent cinquante
autres familles de soldats à qui le sultan donna des terres. Parmi eux,
on cite la famille Gapetanovitch, très nombreuse encore aujourd'hui.
Ces descendans d'émigrans militaires ont môme conservé le souve-
nir précis de leur lieu d'origine : c'est Àmatia, dans le sandjak
d'Anatolie. Quant à la famille Gjoulatchitch, la tradition la fait venir
de Hongrie avec d'autres Magyars qui se seraient convertis à l'isla-
misme afin de prendre part à la curée des terres bosniaques lors
des grandes concessions octroyées par les califes victorieux. II n'y
a là rien d'invraisemblable si l'on se rappelle la parenté ethnique et
linguistique des Hongrois et des Turcs.
Tels sont, avec deux autres grands begs dont je n'ai pas retenu les
noms, les richards de Techanj ; quant aux aghas, petits begs et nobles,
propriétaires fonciers plutôt pauvres que riches, ils y sont, comme
partout, assez nombreux. Parmi ces begs, Dervis est la bête noire
des malheureux chrétiens, et on dit que ce seigneur turc employait
plus que de raison la bastonnade comme moyen de persuasion, afin
de remplir ses coffres et ceux de son bien-aimé maître et seigneur
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LA BOSNIE ET L* HERZEGOVINE. 151
le sultan de Const&ntinople. Je crois que celui-là, du moins, parmi
les musulmans, doit bénir Allah de pouvoir demeurer en sûreté
dans sa maison, sous la protection bienveillante des baïonnettes du
régiment Jelacich.
IY.
Doboj, 23 mai.
Cest à cheval que nous avons quitté hier Techanj, montés sur
deux bidets de montagne aussi intelligens que leurs propriétaires.
Nous sommes escortés cette fois de deux fantassins qui doivent se
relayer aux postes de la route,, et après cinq heures d'une marche
pittoresque, nous arrivons à Doboj avec une telle boue que, ma
petite monture enfonçant profondément, le pied de mes bottes
entrait dans le bourbier.
À la première halte de ht route, nous avons déjeuné chez de
pauvres raïas catholiques. Leur maison se compose d'une cabane
en bois d'une seule pièce, sans plafond et sans cheminée ; la fumée
sort par les fentes du toit. Quand je pénètre en me baissant dans
cette misérable tanière, on prépare notre déjeuner demandé par
notre escorte et on est véritablement enfumé. Une femme et des
enfans sont pourtant là, occupés de notre pitance, tandis que quatre
ou cinq hommes, assis à terre, les jambes croisées, autour d'un plat
de bois contenant des légumes bouillis, terminent leur repas. Ils se
lèvent quand nous entrons, et ceux qui n'ont que des fez sans tur-
bans les retirent. La femme salue en mettant la main sur son cœur.
Comme la fumée est réellement insupportable pour nos nez et nos
yeux civilisés , on installe dehors , à l'ombre d'un gros prunier,
deux petits tonnelets vides qui nous servent de sièges et une petite
table basse dans le genre des escabeaux moresques que l'on voit
partout. On nous sert une omelette dans une assiette à laquelle
nous puisons à tour de rôle, Z..« et moi; pour boisson, de l'eau
fraîche prise à un petit affluent de la Jablanitza qui passe à deux
pas de la cabane.
Peu à peu, la méfiance avec laquelle, — quelque grâce et quel-
ques piastres qu'on y mette, — on est toujours reçu par de pau-
vres diables ignorans à qui on vient demander à déjeuner manu
militari, fit place à une certaine familiarité, surtout quand ils surent
qu'ils n'avaient pas affaire à des Allemands ou à des Hongrois, mais
à un Franghi et à un Serbe; et quand nous eûmes répondu à leur
curiosité, bien vite satisfaite du reste, sur la France, — dont fls
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152 REVUE DES DEUX MONDES.
savaient à peine le nom, — et sur Paris, dont ils ont tous entendu
parler depuis notre siège légendaire de 1870-1871, pendant lequel
tous les Slaves faisaient des vœux pour nous , — nous pûmes à
notre tour interroger ces braves gens. Nos questions portèrent
tout naturellement sur leur passé sous le régime turc et sur le sort
qui leur était fait depuis l'arrivée des Austro-Hongrois, a Nous
n'avons pas gagné grand* chose au changement de maîtres 9 nous
répondit le plus intelligent d'entre eux; les begs prennent toujours
le tiers, Franz-Joseph (1) un autre tiers. Or payer d'une façon ou
de l'autre, cela nous est bien égal. Tous les impôts sont restés les
mêmes; seulement nous ne sommes plus battus par les begs. Nous
avions cru, à l'arrivée des chrétiens, que nous n'allions plus rien
avoir à payer aux begs; mais, au contraire, voilà qu'on rétablit la
perception des redevances que les propriétaires ne touchaient plus,
en fait, depuis l'insurrection. Et cela quand nous espérions qu'on
allait nous donner des terres et diminuer les impôts qui nous écra-
sent. Ah! non, nous ne sommes pas contens, et les Slaves qui
appartiennent à Alexandre sont bien plus heureux que nous, sujets
de Franz-Joseph. Les begs nous disent que la Bosnie reviendra aux
Turcs: croyez-vous cela, vous? Nous, Slaves, nous ne sommes ni
Autrichiens ni Turcs. Ah 1 les Bulgares sont bien heureux ! Voyez !..
il y avait un bois à côté de ma cabane; les soldats sont venus et ils
ont tout brûlé, sauf ce gros prunier ; le beg a réclamé quand même
sa redevance du tiers sur les arbres qu'ils ont coupés. Puis il a pris
pour témoins trois de ses amis qui ont été dire au cadi : « Nous
avons vu cet homme prendre du bois. » Et alors j'ai été condamné
à payer. Malédiction! je vais être saisi... Que puis-je faire pour
racheter ma petite maison, mes trois vaches et mes cochons? Et
puis pourquoi, si nous appartenons maintenant à des chrétiens,
nous laisse-t-on juger, nous chrétiens, par des mécréans damnés?
Nous ne travaillerons plus! nous laisserons la terre en friche et
vivrons du produit de nos bestiaux et de la location de nos bras,
parce que nous ne voulons plus donner le tiers au beg ! » Et l'un
de nous ayant commis l'imprudence de lui dire : « Hais vous n'avez
donc pas de cœur, comme on le dit du reste, vous, chrétiens de
Bosnie? » ce pauvre hère nous regarde un instant, son œil lance un
éclair, et posément, sans colère, bien à froid : « Tu ne crois pas ce
que tu dis, répond-il, en tutoyant, selon l'usage bosniaque, car tu
sais bien que nous sommes toujours sans armes. Donne-nous des
armes et tu verras ce que nous saurons en faire. »
(1) Comme tous les peuples primitifs, le paysan bosniaque n*a aucune idée de l'état;
pour lui, c'est toujours l'empereur, comme c'était autrefois le sultan j et il désigne
toujours le souverain par son nom et jamais par son titre.
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LA BOSNIE ET L* HERZÉGOVINE. 153
... Nous sommes revenus à Doboj le jour du marché. La petite
place est couverte d'un fouillis curieux de costumes variés. Beau-
coup de paysans sont déjà installés ou circulent; d'autres arrivent
en carriole et à cheval : tel ce Turc que voici chevauchant avec sa
femme en croupe et tenant en laisse une jument autour de laquelle
un poulain gambade en liberté. Les femmes venues de l'autre rive
de la Bosna ont sur la tête un mouchoir blanc, avec arabesques de
couleur, retombant sur le cou un peu à la manière des Napolitaines,
tandis que celles qui demeurent sur la rive gauche de la même
rivière ont seulement un serre-tête dans un coin duquel elles nouent
leur argent. Elles portent, les unes et les autres, beaucoup de bijoux
de pacotille : les seuls qui aient quelque caractère sont des plaques
de ceintures rondes en cuivre ciselé. On distingue dans cette foule
une quantité de Tsiganes (il y en a une dizaine de mille en Bosnie),
reconnaissables à leurs guenilles et à leur type asiatique. Je suis
frappé de la quantité de gens à gros cous, pour ne pas dire goi-
treux : décidément l'eau de Bosnie laisse à désirer.
Tout ce monde est du reste très poli. Des rangées entières
d'hommes et de femmes se lèvent pour nous faire honneur quand
nous passons. Est-ce courtoisie habituelle chez eux ou imitent-ils
ainsi ce qu'ils voient faire aux soldats autrichiens devant leurs offi-
ciers?
On vend du blé, quelques étoffes grossières, des bâtons de bois
résineux, qui sont la bougie économique du pays... Les denrées les
mieux représentées sont des poteries faites dans le voisinage et
reproduisant surtout deux formes très simples, mais qui ne man-
quent pas d'une certaine élégance.
Nous allons au café, où nous faisons la connaissance de l'iman et
où nous récoltons péniblement quelques maigres renseignement
Tous ces gens-là sont affligés d'ignorance crasse : l'iman lui-même
ne sait pas lire le slave, sa langue maternelle; il ne lit que le turc 1
Voyez-vous un de nos curés ne sachant pas lire le français? Tout ce
que nous pouvons constater, c'est qu'à Doboj, aucun Turc ne veut
quitter le pays, contrairement à ce qui se passe en beaucoup d'au-
tres endroits. Gela tient peut-être à ce que, dans cette bourgade,
la propriété est assez divisée pour attacher au sol un grand nombre
de familles. Si l'on excepte Osman Beg Gapetanovitch (1) et deux juifs,
il n'y a pas ici de trop grands propriétaires et beaucoup des familles
riches ou aisées de Doboj descendent, dit-on, des Magyars qui sont
(1) U y a en Botnie beaucoup de begs portant le nom de « Capetanovitch » ou « fils
de capetan. » Gela fient de ce que les terrée, ou plutôt leur tUrs impérial, a été sou-
vent donné à des « capitaines » de l'armée victorieuse.
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154 REVUE DES DEUX MONDES.
venus de Buda-Pesth, lors de la conversion forcée des Hongrois au
christianisme; le même souvenir est traditionnellement conservé
chez un grand nombre d'habitans deHaglaj et deTechanj. Quoi qu'il
soit, il ne règne à Doboj, pas plus qu'ailleurs, une bien grande satis-
faction : on y fait très souvent des visites domiciliaires pour voir
s'il n'existe pas d'armes cachées, et l'on sait combien ces visites cho-
quent les idées des musulmans et même celles des chrétiens dans
ce pays où tout le monde a pris plus ou moins les mœurs du vain-
queur mahométan. Dn autre grief, c'est que les soldats austro-hon-
grois ont dévasté pour se chauffer les jardins de pruniers au lieu
de prendre du bois ailleurs, et il n'en manque pas! Enfin ici,
comme partout, se justifie le vieil adage :
Notre ennemi , c'est notre maître.
V.
Zienitza, 24 mai.
Après avoir quitté Doboj, le chemin de fer traverse le défilé de
Kosna, où les Autrichiens ont livré en avançant leur premier com-
bat sérieux; ils n'avaient rien appris à Doboj et ont été surpris
dans ce vallon entièrement resserré.
On passe ensuite à l'endroit où la Jablanitza, ou rivière des saules,
se jette dans la Bosna et l'on arrive à Maglaj, la ville du brouillard (1)
où se trouve un château très important de même construction et de
même époque que celui de Techanj ; puis on traverse la Bosna. La
vallée de cette rivière a dû toujours être le centre de la richesse de
la province à laquelle elle a donné son nom. Au fur et à mesure que
l'on s'éloigne de Doboj, le sol est de mieux en mieux cultivé. On
a quitté la région des pâturages pour entrer dans un pays vérita-
blement agricole, au moins sur les rives du fleuve. Les villages
deviennent plus nombreux et les crêtes sont de plus en plus domi-
nées par des ruines de forteresses, indication certaine qu'il y avait
un intérêt de premier ordre à être maître de ce passage pour pos-
séder le pays. A partir de Maglaj, la culture commence même k
grimper sur le flanc des montagnes, la vallée devenant trop étroite
pour les besoins de la population.
Nous arrivons à Zeptche [au moment où un nombre considérable
(1) Jablan, saule; it$âf terminaison adjective qui se retrouve dans la composition
des noms de villes, de rivières, de montagnes, etc. Magla : brouillard.
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LA BOSNIE ET i/ HERZÉGOVINE. 155
de familles turques aisées (mais n'appartenant pas à la caste des
grands begs), se préparait à monter dans le train qui chauffait pour
Brod ; elles vont à Gonstantmople ; il parait que beaucoup d'autres
se disposent à en faire autant. Si tous les Turcs s'en allaient ainsi,
cela simplifierait beaucoup la question bosniaque, sans la résoudre
tout à fait. Zeptche n'a rien de curieux; nous profitons de ce que
notre voiture d'étape se fait attendre pour aller dans les cafés et
parcourir un peu la ville ; et c'est sans regret que nous la quittons
bientôt, grâce à l'obligeance du commandant et des autres officiers
chez qui, comme partout ailleurs, nous rencontrons une parfaite
bonne grâce.
En sortant de Zeptche, la vallée continue à avoir une certaine lar-
geur; mais à partir de Begov-Khan (où se trouvent des eaux miné-
rales), elle se resserre, et on arrive, peu après le relais de Oraho-
vitsa, au défilé de Yranduk. C'est à Begov-Khan qu'a été assassiné
H. Pérot, consul d'Italie, dont j'ai rencontré à Brod le meurtrier
que l'on menait à Easek pour l'exécuter. Les Autrichiens, entrés en
Bosnie le 5 août 1878, n'étaient alors arrivés qu'à Zeptche. M. Pérot,
qui rejoignait son poste à Sérajewo, voulut, malgré l' état-major qui lui
conseillait de suivre l'armée, passer outre, disant qu'il était en Bos-
nie depuis quinze ans, qu'il connaissait les habitans, qu'il n'avait
rien à craindre d'eux... et il paya de sa vie cette témérité.
Vranduk, avec son défilé étroit et pittoresque, est la clé de la
Bosna supérieure; aussi les envahisseurs de la Bosnie y ont-ils tou-
jours été arrêtés, qu'ils vinssent du sud, comme les Turcs au
xv* siècle, ou du nord, comme tout dernièrement les Austro-Hoa-
grois. On fait plusieurs kilomètres dans cette gorge, où il n'y a
absolument de place que pour le fleuve, la route et le chemin de
fer -, encore faut-il, en maint endroit, empiéter sur le rocher. Puis,
la vallée s'élargit tout à coup pour former la belle plaine, bien cul-
tivée et parcourue par de beaux troupeaux de moutons et de chè-
vres, où s'élève la petite ville de Zienitza, sous le pont pittores-
que de laquelle se réunissent les ruisseaux de Vrazali et de Kotcheva,
affluens de la Bosna,
Nous sommes logés à Zienitza à la cure catholique, où nous avons
trouvé l'accueil le plus cordial; le père franciscain qui est titu-
laire de cette cure a précisément plusieurs de ses confrères en ce
moment chez lui, et parmi eux le supérieur du grand couvent de
Goucia-Gora, près Trawnik, lequel veut bien nous offrir l'hospitalité
de son monastère. Noua en profiterons bien certainement.
Je viens de voir des chrétiens, et je crois bien que c'est la pre-
mière fois de ma vie que cela m' arrive. Ce matin, dimanche, j'ai
assisté à la messe paroissiale de la cure de Zienitza. Tout devait me
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156 REVUE DES DEUX MONDES.
paraître grotesque : église misérable, curé moustachu qui a l'air de
dire des injures aux fidèles, quand il se retourne pour le Dominus
vobiscum; chants nasillards dans une langue à laquelle je ne com-
prends pas un mot ; têtes des hommes qui, leur turban et leur fez
retirés, ressemblent avec leurs cheveux rasés sur le front et leur
grande mèche nouée, à de vrais Chinois. Eh bien! je dois l'avouer :
j'ai été positivement ému, et je me sentais véritablement bien loin
des offices religieux des pays civilisés où un monsieur comme il
faut et rasé de frais, murmure en un langage mort des formules
plus mortes encore, devant un auditoire uniquement préoccupé de
garder une tenue à peu près convenable, en se donnant le plus
de confort possible. Ici, au contraire, on sent qu'il y a un grand
cœur qui bat à l'unisson et toutes les fibres sont rattachées au prêtre
qui est à l'autel. Pas de chaises, bien entendu, tout le monde
accroupi à la turque, les hommes devant l'autel et à droite, les
femmes à gauche. L'église est en bois, sauf les murailles extérieures.
Des nichées d'hirondelles piaillent partout et des pigeons roucoulent
sur les poutres qui maintiennent l'écartement des parois; quelques
chiens vont et viennent comme chez eux; on sent que c'est la vraie
maison du bon Dieu, où il y a place pour tout le monde, bêtes et
gens. Toutes les portes sont largement ouvertes; il fait si beau soleil
ici quand il ne pleut pasl On sonne le premier coup à neuf heures.
Quelle joie pour ces braves gens I Pour beaucoup d'entre eux, ce
qu'il y a de plus remarquable dans l'arrivée des chrétiens d'outre-
Save, c'est la liberté qu'elle leur a rendue d'avoir des cloches; et,
en effet, ces cloches sont pour eux le symbole de la délivrance.
Quand, autrefois, le raïa se plaignait des exactions du begt celui-ci
répondait. : « L'infidèle doit tout nous fournir ; la terre est turque :
Les cloches ne sonnent pas et la prière musulmane (eza&) est sou-
veraine ici. » Aussi, dès qu'ils l'ont pu, se sont-ils empressés de
construire, à côté de leur chapelle, un grossier clocher en charpente
au sommet duquel ils ont accroché des cloches dues à la munifi-
cence de H. Strossmayer, l'évêque de Djakova, et ils s'en donnent à
cœur-joie. Quel carillon pendant une heure, tandis que les fidèles
arrivent, les uns à pied, les autres sur leurs petits chevaux, qu'ils
attachent tout autour de l'église dans un fouillis pittoresque! Sur les
treize cents catholiques de la paroisse, — qui a l'étendue d'un petit
diocèse, — ils sont bien là un millier quand la messe commence.
Après l'aspersion d'eau bénite, consciencieusement faite par un bon-
homme qui parcourt l'église en inondant les dévots agenouillés,
vient un premier sermon sur l'enfer, qui joue, paraît-il, un grand rôle
dans la religion de ces simples ; au milieu de l'office, il y a une autre
prédication sur le même sujet et l'orateur n'y va pas de main morte.
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LA BOSNIE ET l' HERZÉGOVINE. 157
Faisant une minutieuse description de ce lieu terrible, il y envoie
d'avance ceux qui ne viennent pas à la messe, ceux qui ne paient
pas leurs cotisations pour le culte, ceux qui refusent de jeûner, etc.
Ce qui me frappait le plus pendant ce pitoyable discours, c'était
l'attitude de tout ce peuple ; elle ne prouve pas plus la vérité de
ce qu'il croit que l'amour ne prouve la perfection de l'objet aimé;
mais les grandes amours comme les croyances profondes me sem-
blent toujours saisissantes, et il y a de la foi, de la vraie foi ici.
À chaque instant, le peuple répond à l'officiant; à deux reprises,
celui-ci, tourné vers les fidèles, psalmodie une longue prière slave
que tout le monde accompagne à demi-voix (1). Chaque fois que le
mot Jésus est prononcé, même dans les sermons, tout le peuple
répond : Merci! grâce à Jésus (Faljen Jsus budi). A l'élévation,
tout le monde tient les deux mains en l'air, les femmes avec leurs
chapelets, dans l'attitude de l'adoration, et en se penchant, on
entend le susurrement d'une prière générale ; pendant la messe,
quand le prêtre élève l'hostie ou se prosterne devant elle, notam-
ment avant le Pater, tous étendent les bras comme chez nous l'offi-
ciant qui dit YOremus. Gela se fait avec un ensemble, une dévo-
tion qui n'a rien de grimé ; il y a eu une vingtaine de communians
des deux sexes; tous ces gens avaient l'air satisfait, mais nullement
la mine béate et empruntée qu'on fait prendre trop souvent à nos
premières communiantes. A la fin de la messe, avant la prière
chantée pour l'empereur, le prêtre lit les ordres de l'administra-
tion : il a dit notamment ce matin que les candidats à la gendar-
merie devaient se faire inscrire par lui ; que ceux qui n'avaient
pas encore payé leurs impôts devaient le faire le plus tôt possible,
parce que « Franz-Joseph » avait besoin d'argent, et que lui, curé,
devant quitter la paroisse prochainement, ceux des paroissiens qui
n'avaient pas encore payé leurs redevances devaient s'acquitter au
plus vite; et il nommait tous ces retardataires par leur nom et il
indiquait le montant de ce qu'ils restaient devoir ; c'était réellement
très topique.
Courent de Gouda-Gora, le 25 mai.
... En quittant Zienitza,la route s'élève constamment pour passer
de la vallée de la Bosna dans celle de la Lasva, un de ses affluens;
il y a dans cette côte de plusieurs lieues de longueur des points de
vue magnifiques et qui valent ceux des pays les plus en renom ; le
(1) Cet prières ont lien avant le Credo et avant la communion. Les fidèles disent
toot hant avec l'officiant le Pater, Y Ave, le Credo et le Confiteor.
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158 REVUE DES DEUX MONDES.
moment viendra certainement où la Suisse bosniaque sera aussi à
la mode que la Suisse helvétique. Au point culminant de la route
s'élève une petite construction de pierre qui n'est autre qu'une fon-
taine alimentée par une source limpide et captée il y a une douzaine
d'années, — comme l'indique une inscription turque incrustée dans
le monument, — grâce à l'intelligente munificence d'un muiessarif
de Trawnik.
De ce sommet* on descend rapidement à Han-Campanja, où se
trouve une étape ; puis on tourne à droite, et après Vitecb, on tra-
verse la Lasva sur un pont de bois, près duquel est construit un
petit han. La vallée continue à être large jusqu'au moment où l'on
aperçoit, à droite, à mi-côte sur la montagne, le grand monastère
franciscain de Goucia-Gora. Alors et brusquement, comme si la val-
lée se terminait en cul-de-sac, commence le défilé de Trawnik, très
pittoresque avec ses nombreux cimetières turcs, sa rivière en cas-
cades bondissantes, ses rochers abrupts, et la ville de Trawnik
elle-même, dont on aperçoit d'abord le château juché sur un piton
qui semble avoir poussé dans l'étroit vallon.
Trawnik parait une véritable ville, quand on vient, comme moi,
de Brod, en passant par Derbend, Doboj, Zienitza et Techanj. En
effet, cette localité, sans être beaucoup plus importante que celles
que je viens de citer, doit à sa situation et au séjour qu'y firent
jusqu'à la ruine de la féodalité bosniaque, en 1850, les pachas
envoyés par la Porte-Ottomane, d'être la seconde ville et pour ainsi
dire la seconde capitale de la Bosnie : elle contient en ce moment
une garnison assez importante et elle est la résidence du grand rab-
bin des israélhes de toute la province.
Les musulmans y sont cependant en majorité, et leur mufti pos-
sède une bibliothèque célèbre parmi tous ses coreligionnaires de
Bosnie. Gomme, depuis mon entrée dan6 la province, on m'avait
vanté sans cesse les merveilleux manuscrits de ce mufti, je n'eus
rien de plus pressé que de demander à le voir; nous nous rendîmes
donc, mon interprète et moi, chez ce vénérable personnage, qui,
nous prenant sans doute pour des amateurs peu scrupuleux, se
montra tellement jaloux de ses trésors qu'il nous fut impossible d'y
toucher ; nous pûmes néanmoins constater que, parmi la trentaine
de manuscrits qu'il possède, la moitié au moins se compose, de
Corans ou de parties du Coran, et en dehors de quelques géogcar
phies ; le reste ne nous parut pas avoir beaucoup de valeur»
Bien que Trawnik jouisse de quelques affreuses auberges qui ae
décorent traîtreusement du titre d'hôtel, j'ai préféré, profitant de
l'offre qu'avait bien voulu nous faire à Zenitza, où nous l'avions
rencontré, le révérend père Nicolas Lovritch, supérieur du couvent
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LA BOSNIE ET L* HERZEGOVINE. 159
des franciscains de Goucia-Gora (1)» près Trawnik, user une fois de
plus de l'hospitalité de ces braves religieux, véritable Providence
du voyageur dans ce pays dépourvu de ressources.
Pour se rendre de Trawnik à Goucia-Gora, il faut deux grandes
heures par des chemins abominables, dans lesquels il est prudent
d'aller à pied ou sur les petits chevaux du pays ; malheureusement
on nous avait donné des chevaux appartenant au régiment de cava-
lerie croate dont deux soldats nous servaient de guides et d'escorte,
et nous manquâmes nous casser le cou.
Busovatcha (2j, le 27 mai.
... H a bien fallu s'arracher aux défices du séjour de Goucia-Gora,
où nom avions un lit à peu près européen et des hôtes tout à fait
aimaWes, et nous en sommes repartis hier, conduits par un brave
soldat du train, qui, tout en fouettant ses chevaux, nous a bien
amusés avec ses doléances, fort sensées au demeurant. C'est us
malheureux réserviste, paysan de la banlieue de Tienne, qui a été
rappelé Tannée dernière et qui, après avoir assisté à plusieurs
combats, a été littéralement oubfié avec quarante de ses camarades
lorar de la dislocation de son corps d'armée. « Que peut-on faire
avec 13 kreutzers par jour? nous disait-il d'un air piteux; j'ai an
pay$ une femme et un enfant; ma femme a écrit au ministre de la
guerre; on lui a dit de patienter. Voilà deux mois de cela! Ah!
non, je ne resterai pas ici quand on me donnerait la moitié de la
Bosnie!.. » Cet homme est malade de !a nostalgie; il paraît que ce
nfest pas un cas isolé dans l'armée d'occupation et que rAutriche
ne doit guère compter sur ses soldats libérés pour peupler ses
nouvelles provinces.
... Nous quittons sans regret « Fhôtel des Mille-Punaises a de
Busovatcha; c'est ainsi que nous baptisons, vengeance insuffisante!
la maison turque abandonnée où nous avons passé la nuit, par une
Jkveur spéciale du commandant d'étapes et où nous avons succombé
sous le nombre après une résistance désespérée. Sorti de cette
tanière à la pointe du jour, je fais le croquis de ce lieu de tortures...
cuisantes, en attendant notre équipage et en me promettant de signa-
ler aux entomologistes l'étude consciencieuse de l'espèce géante,
qne je propose d'appeler cxtnex busovacensis.
(T> €oruy ftoett Goucia, rtracoutemeirt des oiseaux; Goucia~Gor a mgnîêe donc : forêt
âa roucoulement, forêt où roucoulent les oiseaux.
P) Busovatcha : herbages. Ce village de aix cents h&btUne est peuplé de mwoknans
et de catholiques. Peu on point de chrétiens du rite grec, n possède des eaux ferrugi-
neuses.
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160 REVUE DES DEUX MONDES.
Enfin, voici notre voiture, et le beau soleil qui se lève fait oublier
les douleurs de la nuit. Allons donc ! dobro junatche (1), et en route
pour Fojnitza! v
VI.
Monastère des Franciscains de Fojnitza, le 28 mai 1879.
... Nous voici dans le grand monastère de Fojnitza, le plus ancien
et le plus connu des couvens franciscains de Bosnie. Nous y avons
trouvé, bien entendu, la traditionnelle hospitalité de ces excellons
frères. Fojnitza se trouve en dehors de la route directe de Trawnik
à Serajewo, dans une vallée latérale qui s'en détache près de Kis-
seljak. C'est dans ce trajet, à Buhovitch, près de Poljeselo, que j'ai
remarqué les premiers beaux arbres que j'aie rencontrés en Bosnie;
partout ailleurs, il n'y a dans les vallées que des arbustes, et il
faut gravir les montagnes pour trouver ces belles forêts qui peu-
vent être encore aujourd'hui, et malgré les désastres de l'adminis-
tration turque, une des principales richesses du pays. La vaine
pâture a produit ici son résultat habituel, et partout où passent les
troupeaux, les arbres périssent; il n'est pas rare non plus de voir
quelque berger jeter par terre un grand arbre pour en faire manger
la feuille à son troupeau. Joignez à cela les incendies allumés en
temps d'insurrection par les troupes turques de chaque côté des
routes pour éviter les surprises, et vous aurez l'explication du déboi-
sement des meilleures parties de la Bosnie.
Laissant à gauche la grande route, nous nous engageons dans
un chemin de terre pour gagner Fojnitza, et nous faisons halte pour
déjeuner à un petit han, où nous trouvons un vieillard malade et
son petit-fils, qui fait le service des voyageurs. Sous un hangar de
planches, un arbre entier, — bûche de longue durée, sinon partout
très économique, — brûle par une de ses extrémités, et quelques
paysans font cuire dans la cendre leurs œufs durs. Nous demandons
un ustensile quelconque pour faire notre omelette quotidienne : il n'y
a dans le han qu'une aiguière en cuivre sans plateau et quelques
petites tasses à café également en cuivre. Toute autre vaisselle y est
inconnue, et ces pauvres gens ignorent même le mot qui, dans
leur langue, désigne la faïence ou la porcelaine ; aussi commen-
çons-nous à craindre pour nos estomacs affamés, quand nous avi-
sons heureusement le plat à barbe du bonhomme, qui est, comme
(i) Dobro : boni junatche: Jeune héros. Terme familier et bienveillant que l'on em-
ploie chex les Slaves du Sud en parlant à ses inférieurs, et qui m'a paru correspondre
à notre : « Mon garçon. »
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LA BOSNIE ET i/ HERZEGOVINE. 161
toujours, barbier aussi bien qu'aubergiste. Que vous dirai -je?
Nous avons le choix de mourir de faim ou de nous donner une
indigestion d'oeufs durs, à moins de nous décider à rincer vigou-
reusement au ruisseau voisin le susdit plat à barbe : c'est à ce der-
nier parti que nous nous arrêtâmes, et voilà comment je mangeai
ma première... et, je l'espère, ma dernière omelette au savon dans
le han inhospitalier de Marinov.
... Puisque je suis ici dans le chef-lieu catholique de toute la
province, le moment me paraît assez bien choisi pour résumer en
quelques mots mes notes sur les différentes religions qui se ren-
contrent en Bosnie et en Herzégovine.
C'est au 11e siècle qu'eut lieu la grande évangélisation des
Slaves du Nord par saint Cyrille et saint Méthode ; mais, bien avant
eux, des missionnaires latins étaient déjà venus prêcher le chris-
tianisme aux Slaves de la Bosnie et de l'Herzégovine. Lors de la
conquête turque, à la fin du xv* siècle, un grand nombre de vaincus
abjurèrent le christianisme et embrassèrent la foi mahométane ; cette
apostasie, qui fut surtout le fait de la noblesse féodale, désireuse
de conserver ses fiefs sous la nouvelle domination, eut cependant
d'autres causes que des raisons d'intérêt. Le schisme grec et les
autres hérésies, et notamment celle des bogomiles ou patarins,
secte manichéenne analogue aux albigeois, qui donnaient lieu à
des querelles religieuses ardentes et passionnées, les scandaleuses
intrigues des évéques indigènes ou magyars, la coupable indiffé-
rence de la papauté, absorbée par le soin d'asseoir sa domination sur
les princes de l'Europe occidentale, enfin l'abandon déplorable et
inintelligent des états voisins, de la Hongrie en particulier, qui, au
lieu de se liguer contre le Turc, l'ennemi commun, usaient leurs
forces à se disputer, les armes à la main, quelques lambeaux de
ces malheureuses provinces, tout cela, en détachant les indigènes
de leurs frères chrétiens du Nord et de l'Ouest, fit accepter à beau-
coup d'entre eux un changement de religion qui leur assurait
du moins, sous leurs nouveaux maîtres, un adoucissement à leur
sort.
Néanmoins la conversion ne fut pas aussi universelle qu'on pour-
rait le croire, et aujourd'hui encore, après trois siècles de domi-
nation fanatique, les musulmans sont, en Bosnie, la minorité;
en effet, sur un million d'habitans que possède cette province,
d'après les statistiques les plus approximatives (1), on compte seu-
(1) On ne t'expliquerait pas l'énorme supériorité numérique des orthodoxes sur les
catholiques dans une province dont le gouvernement national était catholique au
xr' siècle, lors de la conquête turque, si l'on ne savait qu'à différentes époques de
véritables exodes de catholiques romains eurent Ueu de Bosnie et d'Herzégovine en
tovb lv. — 1883. **
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162 RETUE DES DEUX MONDES.
lement 400,000 mah'ométans contre Aw;O80 Grecs orientaux €t
135,000 catholiques (1).
L'église grecque orientale de Bosnie est divisée en trois diocèses :
Serajewo, Zwornik et Novi-Bazar, dont les évoques ou métropoli-
tains, ainsi que celui de Mostar, qui a dans sa juridiction l'Herzégo-
vine, sont nommés par le patriarche de Gonstantinople sur la pro-
position du saint-synode et confirmés par la Sublime-Porte; ces
évêques sont toujours pris, comme c'est la règle dans leur église,
parmi les moines1 qui doivent rester célibataires, tandis que les
parochs ou curés peuvent se marier. Gomme je l'ai dit plus haut à
propos de ma visite au curé grec de Techanj, le fanatisme turc s'est
particulièrement attaqué, dans ces derniers temps, aux monastères
grecs orthodoxes, et, à l'heure qu'A est, ils sont presque tous ruinés
et abandonnés. Peut-être cet acharnement spécial contre les ortho-
doxes vient-il de ce qu'on leur reproche généralement dans les
pays turcs de commettre des abus nombreux et de trafiquer trop
souvent de leurs pouvoirs spirituels ; mais, comme dit un auteur
qui s'est occupé de la question (2), « la faute est moins aux indi-
vidus qu'au système. » Le clergé grec a pour chef un patriarche
qui réside à Constantinople et qui devient nécessairement une sorte
de fonctionnaire turc, plus occupé de défendre ses privilèges que
ses coreligionnaires bosniaques, qui sont bien loin et qu'il ne con-
naît pas, tandis que les chefs du clergé catholique, comme nous le
verrons tout à l'heure, résident au milieu de leurs ouailles, vivent
de leur vie et sont leurs intermédiaires nécessaires avec les auto-
rités musulmanes de la province.
Les chrétiens du rite grec sont surtout agglomérés dans le sud,
près du Monténégro et le long de la frontière de Serbie; cette cir-
constance s'explique aisément par ce fait que la doctrine de Pho-
tius s'introduisit dans la Bosnie, alors entièrement catholique, par
la Serbie, qui avait adopté en 1288 les nouveaux principes reli-
gieux de Byzance. Le schisme avait, du reste, été favorisé dès le
commencement du xme siècle, par saint Saba, fils du roi Nemania,
qui avait reçu en apanage une partie de l'Herzégovine et qui avait
embrassé avec ardeur les doctrines orientales. Il s'étendit donc
Croatie, en Slavooie et en Dalmatie. On cite, entre autres émigrations, celle de-1698,
à la suite de la retraite de l'armée expéditionnaire commandée par. le prince Eugène,
émigration qui comprenait 37,000 ramilles*
(1) Schematismus aUnœ missionariœ Provinciœ Bosnœ Àrgentinm ordinis Fra-
trum Mimorum S. P. Francisa observantium. Djakoya, 1855 et 1864. D'après ces
annuaires, les catholiques bosniaques étaient en 1855 au nombre de 122,865, et de
132,257 en 18ÔL
(2) Ubicini, les Serbes de Turquie, Paris, 1865, p. 75.— Voir aussi les Lettres sur
te Turquie, du même auteur, t. n, p. 161.
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LA B06NIS ET i/HERZBGOYIIW. 1Ô8
non-seulement au sud, mais aussi des rives de la Drina le long de
la Save et jusqu'aux frontières de la Croatie; tandis qu'il eut beau-
coup de peine à pénétrer dans le centre de la Bosnie, dans les dis-
tricts de Prozor, Trawnik, Vissoka, Neretva, Fojnitza, etc. Gela tient
sans doute à ce que les catholiques avaient là leurs couvens les
plus célèbres, tels que ceux de Sutiska, Krétchevo et Fojnitza, qui
existent encore aujourd'hui, et peut-être aussi à ce que la principale
résidence des rois catholiques bosniaques était à Bobovatz, non loin
de Sutiska, ce qui dut arrêter de ce côté le prosélytisme de l'église
orthodoxe.
Le clergé catholique est exclusivement indigène et appartient à
Tordre des franciscains mineurs, qui vint s'établir en Bosnie vers
Tannée 1325, et en Herzégovine, près d'un siècle plus tôt; il a
pour chef spirituel un évoque in partibus nommé directement dans
chaque province par la cour de Rome, et qui, avec le titre de vicaire
apostolique, relève nominalement de Tévêque de Djakova (1) pour
la Bosnie et de celui de Makarska en Dalmatie pour l'Herzégovine,
sauf les districts de Trébigné et de Stolatz, qui sont rattachés an
diocèse de Raguse. Les couvens obéissent plus spécialement à un
provincial élu tous les trois ans par un conseil, dit conseil des défi-
niteurs, lequel se réunit à époque fixe pour procéder à cette élec-
tion, examiner les questions de discipline et pourvoir à la nomina-
tion des curés.
Ces derniers ne sont, en effet, que des pères franciscains déta-
chés des monastères. Chacun de ces couvens, — absolument indé-
pendant des autres au point de vue du temporel, de telle sorte
qu'on en voit de riches, comme Fojnitza, et de pauvres comme
Pléhan, — a sous sa dépendance un certain nombre de paroisses
Resservies par ses moines ; chaque monastère taxe ses curés à un
tant par an qui est Yereé à la caisse du couvent ; les parochs vivent
-du surplus dea cotisations des fidèles. A chaque cure est annexée une
école primaire dirigée par le curé (2); au monastère central où
(i) Il 7 a deux cent* aïs, l'évèque franciscain de Botnie fat chassé par les Tara ;
il se transporta à Djakova, mais il fut massacre dans une visite pastorale, sur la rire
droite de la Save. C'est à cette époque que Tévêque de Djakova devint i'évêque nominal
de Bosnie. Mais, en réalité, il y a toujours eu un vicaire apostolique qui, suivant les
circonstances, a résidé, ici et là, et qui depuis l'arrivée des Austro-Hongrois, a trans-
féré son siège à Scrajewa — Depuis que ces lignes ont été écrites, la hiérarchie
catholique a été régulièrement établie en Bosnie et en Herzégovine, et an mois de
JniUeti8Si, m* awà«*êqueaét&iieminéà8ei*jewo,«né^ un antre à
fianjaluka.
(S) A Zieniua^par esesnpfe, il y a 47 enfisas à l'école primai» ponr «ne population
4e 1,300 catholique*. On leur apanené la lecture, l'écrit»*, le calcul, nn pou d'his-
toire et de géographie.
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164 REVUE DES DEUX MONDES.
réside toujours un nombre suffisant de moines est attachée une école
secondaire dans laquelle les meilleurs élèves des écoles primaires
de la circonscription sont défrayés de tout pendant les huit ou dix
années de leurs études ; ils y apprennent le latin, un peu d'italien
et les élémens des sciences. Chaque année, les pères font un second
choix parmi les élèves les plus avancés de cette école secondaire,
qui entrent alors dans les classes dites de philosophie, où, déjà revê-
tus de la soutane, ils se préparent, sous la désignation de clercs, à
entrer au grand séminaire, autrefois à Ravenne, puis à Djakova, et
aujourd'hui à Gran en Hongrie, et ils y reçoivent la prêtrise. Les
catholiques bosniaques et herzégoviniens reprochent amèrement
aux Hongrois d'obliger leurs clercs à aller se faire ordonner prêtres
dans un séminaire magyar. Chez ces peuples, en effet, où l'idée de
nationalité prime celle de religion, ces questions de suprématie
ecclésiastique jouent un grand rôle. Ainsi, les Roumains orthodoxes
d'Autriche ont refusé de rester soumis au même patriarche que les
Serbes orthodoxes du même empire, et on a dû leur céder. En 1853,
les Roumains catholiques de Hongrie ont obtenu, à leur tour, un
métropolitain spécial, au lieu de relever, comme par le passé, de
l'archevêché hongrois de Gran. L' Austro-Hongrie sera obligée de
donner satisfaction sur ce point à ses nouveaux sujets chrétiens de
Bosnie et d'Herzégovine (1).
Quoi qu'il en soit, le clergé catholique des deux provinces est
non-seulement un clergé essentiellement national, mais encore, par
suite de l'intelligente sélection qui préside à son recrutement, il se
compose, on peut l'affirmer hautement, de l'élite de la population
catholique du pays; aussi les pères franciscains n'éprouvent-ils
jamais de difficultés pour faire entrer dans les ordres les sujets
qu'ils ont choisis, et c'est un grand honneur pour une famille bos-
niaque que d'avoir un père franciscain parmi ses membres (2).
Cette organisation est antérieure, comme nous l'avons vu, aux
conquérans turcs, et fut respectée par eux. On raconte que Maho-
met II, ayant appris que les catholiques s'enfuyaient, se fit amener
le père provincial Angelo Zvizdovitch, — dont le tombeau existe en-
core dans l'église de Fojnitza, — et lui demanda pourquoi les catholi-
ques abandonnaient le pays. Ayant appris que c'était parce qu'ils
(1) C'est aujourd'hui chose faite pour les catholiques ; voir la note de la page précé-
dente.
(2) Ces sentimens se retrouvent en général chei tous les Slaves; tous les voyageurs
sont d'accord sur ce point. Chez les Podhalains des monts Tatras (Galliciej, la profes-
sion de prêtre est aussi la plus recherchée, et la plus grande ambition d'un Podha-
lain est d'arriver à l'exercer. (Voyex De Moscou aux monts Tatras, par M. G. Le Bon,
dans le Bulletin de la Société de géographie, septembre 1881, p. 226 227.)
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LA BOSNIE ET L'HERZÉGOVINE. 165
craignaient d'être persécutés et empêchés de pratiquer leur religion,
il donna au père provincial un firman lui accordant, avec la liberté
du culte pour ses ouailles, et la dispense de la capitation pour les
religieux, le monopole de l'enseignement catholique en Bosnie et
en Herzégovine, puis il lui mit, dit-on, sur les épaules, en signe
d'investiture, un riche pallium : ce morceau d'étoffe orientale, bleu,
à fleurs d'or, est encore, ainsi que le firman, conservé au trésor
du monastère de Fojnitza. Ceci se passait en 1463.
Cette intelligente tolérance ne fut cependant pas de longue durée :
les musulmans bosniaques qui avaient embrassé la nouvelle religion
bien plus en vue des avantages personnels qu'ils devaient en reti-
rer que par conviction religieuse, devinrent peu à peu plus zélés,
soit qu'ils voulussent mériter par ce zèle les faveurs du vainqueur,
soit que la lutte sourde qui devait nécessairement exister entre
ces seigneurs mahométans et leurs raïas restés chrétiens eût peu à
peu excité leur fanatisme; peut-être aussi, la Porte, dans une vue
de domination et pour diminuer l'influence de la puissante féoda-
lité de ses nouvelles provinces à attiser la haine entre les exploi-
tai et les exploités, se prôta-t-elle volontiers à tout ce qui pouvait
rendre plus profond l'abîme qui séparait les raïas et les begs : tou-
jours est-il que la persécution sévit bientôt sur les églises catho-
liques, et que vers le milieu du xvi* siècle tous ses couvens étaient
détruits ou ruinés, et l'exercice du culte catholique interdit sous les
peines les plus sévères. En 1666 cependant, les catholiques eurent
la permission de se bâtir des églises et des couvens en bois et en
terre non cuite} quant aux curés, ils étaient errans. C'est de cette
époque que datent les premières constructions des trois anciens
monastères franciscains de Bosnie , savoir : ceux de Fojnitza, de
Sutiska et de Kretchevo, qui, pendant de longues années, n'ont réussi
à se maintenir qu'à force d'argent donné aux autorités turques et
auxquels sont venus s'ajouter depuis le traité de Paris, en 1856,
ceux de Gouciagora, Livno, Tollissa et Plehan, sans parler d'un der-
nier en construction à Banjaluka. Il y a maintenant en Bosnie deux
cents prêtres catholiques et en Herzégovine une soixantaine dépen-
dant de deux couvens : ceux de Tchiroki-Brjeg et de Humac.
La guerre de Crimée eut, en effet, par un bizarre résultat de la
politique européenne, un contre-coup favorable aux chrétiens de
Bosnie. Par le traité de Paris, l'Autriche, — qui, comme on le voit,
a depuis longtemps des idées de domination sur les provinces jougo-
sUves de la Turquie, — fut reconnue protectrice des catholiques de
Bosnie et d'Herzégovine; elle ne perdit pas de temps pour établir
son influence, et de larges subventions, dues surtout à la munifi-
cence des empereurs Ferdinand et François-Joseph, permirent la
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166 HBVHE «ES DEUX ROTORS.
construction de nombreuses «ares et *les deux nouveaux monas-
tères cités plus ihaut.
Cependant, et malgré le haut patronage *le la monarchie deB
iHabsbourg, les catholiques bosniaques et heraégovimens étaient
soumis à testes sortes de vexations ; «a si, ife ne pouvaient passer
par certains chemins traversant des villages habités par des musul-
mans sans s^eiposer à des coups de fusil cm à la bastonnade; ils
devaient porter le turban rouge, le turban blanc étant réservé ara
hodjas et la couleur verte aux autres mabométans. Il leur était éga-
lement interdit de porter la barbe, parce que e Qoran ordonne que
4e père de famille ou le pèlerin laisse pousser la sienne. Bref, je
n!en finirais pas *i je voulais décrire .tous les genres > d'arbitraire
auxquels étaient exposés les malheureux chrétiens catholiques ou
grecs avant l'arrivée en Bosnie des troupes austro-hongroises. Est-ce
it idire qu'il règne aujourd'hui parmi eux une satisfaction parfaite?
3ion,certe8, j'en ai déjà parlé et j'aurai occasion d'y revenir.
Pour terminer ce que j'ai à dire des différentes religions qui se
rencontrent «en Bosnie et en Herzégovine 4 côté du mabométisme,
il roe reste à parler des Israélites. Les juifs des deux provinces sont)
comme on le sait, des deseendans de ceux qui furent chassés de
l'Espagne et du Portugal ou commencement du xvie Biède, et qui
vinrent chercha: chez les musulmans d'Afrique et de Turquie im
refuge coatre les persécutions de l'inquisition. La petite colonie de
jfiosnie -est surtout installée à Serajewo et à Tuawmk, où l'on en
.comptait, en 186a, plus dim millier et autant dans le reste de la
province; il y en a moins en Herzégovine. Ces israélàes sont en
grande majorité blonds, tous portent la barbe ; rien, du reste, dans
leur costume, ne les distingue des indigènes du pays. On^n'a cepea-
;dant cité comme une particularité que les juives de Trawnik ont
toutes trois jupes Boperposées : la première, celle de dessous, jaune;
Ja seconde, bleue, et-k troisième, celle de dessus, blanche. Un fait
.beaucoup .plus intéressant à noter, c'est que les juifs de BosnieTpar-
lent encore entre eux un espagnol corrompu. Aucun, pas même tes
labbins, ne sait écrire l'espagnol en caractères latins; ils se servent,
pour cette transcription, de lettres hébraïques, dont la lecture est
«nseigwée dans leurs écoles particulières. Le grand-rabbin réside
4 Trcmuifc. €e grand-rabbin, ainsi que les évoques latins et grecs*
jouit du privilège de juger (toutes les causes qui peuvent surgir
-entre ses coreligionnaires en matière d'état civiL Ces causes sont
décidées «n première instance par les curés, les popes et les rab-
bins, fiien qu'on puisse en? appeler du jugement des évêque34xi du
grand -ràhbin devant la justice ottomane, il est très rare que ce
xiroit soit exercé.
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la bo*œ< ht i/nEBséoavra.j 167r
Encore moins que les chrétiens des deux rites, les juifs sont satis-
faits du nouvel ordre de choses ; beaucoup vont même jusqu'à dire
qu'ils sont moins heureux qu'avant l'arrivée des Autrichiens ; ils
prétendent que les soldats les maltraitent et que les officiers refusent
de les faire respecter. Il est bien certain que la question juive actuel-
lement soulevée dans toute l'Europe centrale et orientale et qui a
pris notamment dans la vallée du Danube un caractère de gravité
inconnue jusqu'alors n'est pas faite pour donner aux jeunes sol-
dats de l'armée d'occupation de» idées de tolérance vis-fe-vis desi
israéfites, d'autant plus qu'à ceux de la Bosnie et de l'Herzégovine;
viennent s'ajouter chaque jour leurs coreligionnaires d'butre*Save,
attirés par leur esprit mercantile vers ces nouvelles provinces ht
exploiter.
En eflet; les juifs' allemands et hongrois commencent déjà à
envahir la Bosnie, et si l'on n'y prend garde, H adviendra li ce qui
est arrivé dans les autres pays danubiens, où cette race laborieuse
et entreprenante a accaparé par l'usure toute la richesse publique.
On a beaucoup crié ces dernière» années contre la Roumanie, et
certain» journaux ont voulu faire passer les-Latins du Danube pour
des gens égaré» dans les ténèbres du moyen. âge. 11 y a là beaucoup
d'exagération.
Pour quiconque examine la question sur place et sans partions,,
il-est évident que, dans ces pay» privés de capitaux et dans les-
quels une partie de la population est encore ignorante, ht ques-
tion juive est une question de premier ordre, et le gouvernement
austro-hongrois Fa parfaitement compris peur la Bosnie et l'Her-
zégovine, puisqu'un des motifs qui l'ont engagé à interdire provi-
soirement toute vente déterre dans ces provinces* est la crainte de
la voir passer des mains de propriétaires besogneux ou pressés de
réaliser peur se réfugier en pays musulmans, dans celles des
Israélites, toujours prête à avancer des ôcus à gros intérêts en
échange d'une bonne hypothèque. Mais cette défense n'empêehei
pas les juifs de se répandre déjà dans les nouvelles provinces et J'y
monopoliser tout le commerce, et on cite à ee sujet ce mot d'uo
riche beg de Serajewo, de la famille Gapetenmtch, qui dit a« générai
PhiKppoviteh, lors de son entrée dans la capitale bosniaque : * Ton
empereur n^a donc que des juifs peur sujets civils? Je vois bien*
en eflet, que Farinée est composée de chrétiens* mus tout le reste
n'est que juif. » Les juifs suivaient l'armée dé près, comme on le
Yeifr; aujourd'hui, fis inondent le pays.
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168 REVUE DES DEUX MONDES.
VIL
Kisseljak, 31 mai 1879.
... Nous quittons le grand monastère de Fojnitza pour notre der-
nière étape avant Serajewo. En sortant de la petite ville, on traverse
d'abord la rivière du môme nom sur un pont de bois d'une centaine
de mètres de longueur, à propos duquel le caîmacan de Fojnitza,
M. de P..., m'avait donné de charitables avertissemens. « Ce pont
n'a pas encore été réparé, me dit-il, et il est très menaçant ; il
s'écroulera un de ces jours. J'espère qu'il vous fera la politesse
d'attendre que vous soyez passé. » Nous l'avions traversé en arri-
vant sans nous apercevoir de rien de suspect, sinon du vermoulu de
son bois ; mais ce jour-là, l'imagination aidant sans doute, nous
sentîmes un mouvement de tangage si prononcé que nous fûmes
heureux d'arriver à l'autre bord. Rien ne m'ôtera cependant de
l'esprit que le caîmacan, aimable officier d'origine italienne, à l'es-
prit passablement caustique, avait exagéré les défectuosités de son
pont pour se venger peut-être de la façon dont notre implacable
curiosité avait abusé de son obligeance.
Aux environs de Fojnitza, je remarque les premiers murs, en pierre
sèche, bien entendu, que j'aie vus en Bosnie, et encore ce sont des
espèces de murgers destinés à débarrasser les champs plutôt qu'à
les clore. Cependant, c'est le premier signe qui nous fasse sentir
que nous allons bientôt quitter le pays du bois, la Bosnie, pour
entrer dans le pays de la pierre, l'Herzégovine.
La rivière Fojnitza, qui appartient au système des cours d'eau
que la Bosna reçoit à Visoka sous le nom de Lebenitza, coule de
l'ouest à l'est dans une étroite vallée qui procède par étranglemens
successifs entre lesquels se trouvent de petites plaines assez bien
cultivées en seigle, avoine, etc. Çà et là, quelques troncs d'arbres
mutilés par l'abatage défectueux des bûcherons bosniaques, qui
coupent la futaie à hauteur de ceinture d'homme et laissent lente-
ment pourrir le chicot, muet témoin de leur négligence et de leur
peu de sens économique. On juge si ces troncs, quand il y en a
beaucoup, rendent le paysage plus gai et les défrichemens plus
faciles! Nous traversons successivement trois défilés : le premier,
en un endroit où la route, moitié chemin, moitié gué, passe sur les
strates penchées du schiste qui baigne jusque dans l'eau; le second
au han de Harinov où nous avons, l'autre jour, mangé notre omelette
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LA BOSNIE ET l'hERZÉGOVTTVE. 169
dans une si singulière vaisselle ; enfin le troisième, à la rencontre
d'une vieille voie, probablement de construction romaine, qui, mal-
gré ses ruines et son délabrement, fait tache dans ce pays aban-
donné.
Après ce dernier point, la vallée s'élargit définitivement pour se
confondre, au pont de Kisseljak (appelé sur les cartes Fojnitza
cupria) avec celle de la Lebenitza, que nous traversons, non sans
nous arrêter sur ce pont d'où l'on jouit d'une vue magnifique : de
belles croupes de montagnes, bien boisées, encadrant le paysage
et descendant jusqu'au fleuve; puis, au fond, la grande masse du
Zetz-Planina (la montagne des lièvres), dont tous les sommets sont
encore couverts de neige.
... Kisseljak (1), qu'uà des rares voyageurs qui l'a visité sous
la domination turque appelle un peu emphatiquement le fashio-
nable Spa bosniaque, est un petit village, joliment situé sur la
rivière Lebenitza ; la source sort de terre, à dix mètres à peine du
fleuve, au centre d'une vasque de pierre, abritée sous un kiosque de
style oriental. Il y a dans la localité un hôtel-hôpital, sorte de mai-
son de santé où les malades viennent prendre les eaux et qui est le
plus bel édifice privé que j'aie encore vu en Bosnie, en dehors des
couvens franciscains. Cest là que se logent les gens à Taise; les
baigneurs,— car on se baigne aussi à Kisseljak, — moins fortunés,
se gîtent où ils peuvent ; quant aux pauvres diables, ils campent
tout bonnement, à la façon des Bohémiens nomades, sur toutes les
pentes de la vallée. Le système de cure est des pins primitifs :
entre qui veut, chacun emplit son verre en le plongeant dans la
source. L'eau minérale de Kisseljak n'est pas désagréable au goût
et ressemble assez à une eau de Seltz ferrugineuse ; elle est bonne,
dit-on, pour les maux d'estomac.
Les sources minérales sont, du reste, assez nombreuses en Bos-
nie. On en trouve d'analogues à celle de Kisseljak, près du han de
Belalovatch, non loin de Busovatcha, près de Slatina et de Capina, et
à Banjaluka, qui en a pris son nom (Banja, Balnea). A rentrée de la
plaine de Serajewo, au village de Ilitché, et dans un site charmant,
il y a même une source chaude sulfureuse qui était autrefois très
fréquentée par les officiers et soldats turcs de la garnison et qui
partageait avec Kisseljak, à cause de son voisinage de la capitale,
la faveur des habitans de Serajewo.
En effet, nous ne sommes plus ici qu'à une bien petite dis-
tance de la ville. La route, à partir de Kisseljak, suit d'abord la
large plaine bordée de collines moyennes et assez bien cultivées;
(i) De Kisseljak : minérale (sons-entendu voda : ean.)
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170 «BTOIÏM» DEUX liOWUM.
•pris, sa botft-d'une taure et demie de marche au trot, elle atteint
le bas de la montagne qu'il faut gravir .pour passer de la vallée
accessoire de la Lebeuitsa danalaTOUéetprincftpab de. la Bosna. Qn
franchit cette montagne à l'aide d'une nouvelle route qui a rem-
placé l'ancienne voirie turque «et qui kit le plus grand honneur à la
compagnie' du génie qui l'a construite et qui a inscrit {glorieusement
«on mm -au sommet du col. Et eUe a eu bien raison de le faire :
H est bon partout, et surtout dans me paye où la paresse «est l'in-
dustrie nationale, de montrer que le travail est ua honneur, et qu'une
compagnie du génie militaire s illustre au moins Autant en con-
struisant «ne route qu'en donnant des coups de iusil. D' ailleurs,
quand on voit ces braves pionniers occupés 4 casser leurs pierres à
grand renfort donnasses, «xpesés au Boleil brûlant dont ils s'effor-
cent de dimiwter l'ardeur insupportable au aaoyen .de branchages
piqués en terre, — pendant que les indigènes chrétiens dorment et
que les Turcs se gobergent dans leurs caîée, — on oonprend qu'ils
aient eu1 la gloriole de foire passer à la postérité le nom de leur
famiHe militaire, honorée par leurs sueurs. Je suis ibîen certain,
néanmoins, que leur «vis ne serait pasrnégatifsi on les «oœultait
sur une bonne loi de prestations obligatoires pour tous, chrétiens
et musulmans. .. et ce aérait justioe 1
En arrivant au bas de la côte, on traverse le fleuve Bosna, qui
sort, non loin de là, du mont Igman,où ses nombreuses sources se
réunissent tout de suite pour former une belle rivière de 20 mètres
de large qui fertilise la riche plaine de Serajewo, Serajéko polje.
On se rend compte sans peine, en la voyant de cet endroit, du motif
qni a fait pheer historiquement et économiquement. la capitale de
la Bosnie dans la plaine de Bosnaï-Seraï; cette plaine est, en effet,
la plus large vallée de la province, et une grande ville pourrait assez
facilement y trouver sa subsistance; partout ailleurs, il eîtt. fallu
des transporta énormes 'pour nourrir la population»
Y" de Càu m Saint- Aïmocr.
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LA.
MPBODÏÏOÏÏON IRTIirCIELLE
DES
MINÉRAUX ET DES ROCHES
Chaque science a. ses procédés particuliers d'investigation. Dans
les sciences physiques, l'expérimentation est ea général employé»
de préférence, tandis que dans les sciences naturelles T observation
est principalement mise en œuvre. Chacune des. deux méthodes a
ses avantages* et Ja choix à faire entre elles dépend évidemment du;
sujet auquel elles s'appliquent et du génie propre à celui qui en
fait usage. Le champ de L'expérimentation s'agrandit. chaque jour Su
mesure que les sciences font de. nouvelles conquêtes, mais le
domaine de. l'observation est loin de: s'appauvrir;, car il renferma
des trésors inépai sables; c'est pourquoi aucune des deux méthodes!
afest appelée dans l'avenir à rester seule maltresse au* détriment de»
Vautre; tout fait. présager, au contraire, qu'elles se. combineront do
plus en plus et que leur union deviendra chaque jour pi os .étroite et
plus féconde. Déjà, du côté des sciences physiques, noua voyons lob- -
servation jouar uni grand rôle dans l'étude des. phénomènes cosmi-
ques, et, d'autre part, dans les sciences naturelles* la physiologie or-
ganique est venue montrer tout le fruit que Ton pouvait attendre da
l'expérimentation^. Mais Tua des résultats les plusisappaas de l'heu-
reuse association dés deux méthodes est celui qu'a fourni leuff apptt^
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172 REVUE DES DEUX MONDES.
cation à la science des minéraux et des roches. Ces matériaux, après
avoir été attentivement étudiés et connus dans les particularités les
plus intimes de leur constitution, sont devenus l'objet de recherches
ayant pour but leur reproduction artificielle. La nature avait opéré à
profusion de merveilleuses cristallisations minérales, mais elle cachait
jalousement le secret de ses procédés de travail. Le savant appelé à
contempler ces produits n'a pu se contenter d'en admirer la variété
et l'arrangement ; il a voulu en découvrir la source et le mode de for-
mation, et, pour cela, il a fait appel à l'expérience appuyée sur
l'observation et contrôlée par elle. Telle est l'origine des travaux de
synthèse appliquée à la matière inorganique. Dans cette voie, beau-
coup de découvertes sont encore à faire, mais les succès sont déjà
assez nombreux et assez importans pour que leur histoire mérite
d'être retracée.
Les roches cristallines sont pour la plupart composées de miné-
raux divers ; ce sont des agrégats complexes. Avant d'en tenter la
reproduction artificielle, on a songé tout d'abord à celle de leurs
élémens, et pendant longtemps, c'est à ce but limité que se sont
bornés les efforts des expérimentateurs. Un travail mémorable de
Gay-Lussac ouvre le champ d'études. Ce savant, dans un voyage
qu'il avait fait au Vésuve, en 1821, avait remarqué la multiplicité
des produits cristallisés que déposent les fumées acides du volcan.
L'une de ces matières, un oxyde de fer, qui, sous forme de
lamelles miroitantes, tapisse les fentes incandescentes des cratères,
avait particulièrement attiré son attention. Ce produit prenait nais-
sance, sous les yeux mêmes des visiteurs, par une réaction mutuelle
des gaz et des vapeurs volcaniques. Pouvait -on reproduire de
toutes pièces le phénomène? Gay-Lussac n'hésita pas à répondre
affirmativement. De retour à Paris, il imita dans son laboratoire
l'opération de la nature. Des vapeurs de chlorure de fer, sembla-
bles à celles qui se dégagent sur les flancs du Vésuve, furent intro-
duites dans un tube chauffé au rouge mélangées avec de la vapeur
d'eau. Aussitôt, dans les parties froides de l'appareil, parurent des
lamelles À reflets métalliques, identiques à l'oxyde de fer du volcan.
Gay-Lussac, poussant plus loin encore l'imitation de ce qu'il avait
constaté sur place, fit, dans une seconde expérience, intervenir les
matières qui, dans les éruptions, engendrent le chlorure de fer lui-
même. Le chlorure de sodium, la vapeur d'eau et les minéraux
ferrugineux des laves lui fournirent de nouveau les cristaux miroi-
tans du Vésuve. La démonstration cherchée était complète. Ces
expériences sont demeurées célèbres dans les annales de la science;
plus qu'aucune autre, elles ont contribué à la gloire de l'illustre
physicien.
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LA REPRODUCTION DES MINERAUX. 173
Cependant le minéral reproduit par Gay-Lussac n'est jamais qu'un
élément accessoire dans les roches; d'ailleurs les conditions dans
lesquelles on venait de l'obtenir, identiques, il est vrai, à celles
qui président à sa production dans les volcans, sont certainement
différentes de celles qui lui ont donné naissance dans la plupart des
autres gisemens naturels. Aux yeux des géologues, ces considéra-
tions diminuaient beaucoup l'importance du résultat. L'oxyde de
fer, disait-on, n'est qu'un produit chimique; jamais on ne fera cris-
talliser les véritables élémens des roches; la silice et les silicates
résisteront toujours à toutes les tentatives de reproduction; la
nature dispose d'un laps de temps indéfini et de forces illimitées.
Comment espérer réaliser dans un cbétif laboratoire ce qu'elle a
produit avec des moyens aussi puissans? Pourtant, dès 1823, un
fait des plus concluans répondait à ces objections. Un jour, pendant
l'une des séances de l'Institut, Berthier, alors professeur de chimie
à l'École des mines, soumit à l'examen de ses collègues de l'Aca-
démie des cristaux noirs supportés par un fragment pierreux. Cor-
dier, prpfesseur de minéralogie au Muséum, fut particulièrement
appelé pour déterminer la nature du minéral en question. Après
l'avoir considéré quelques instans, il répondit sans hésiter que
c'était un pyroxène, silicate de fer et de magnésie, commun dans
la nature, et il ajouta même que l'échantillon soumis à son appré-
ciation devait venir d'une localité du Tyrol bien connue des natu-
ralistes. Grande fut sa stupéfaction, lorsque Berthier, retournant
le support des cristaux, montra que c'était un fond de creuset.
Les cristaux étaient bien du pyroxène, mais ils étaient artificiels.
Berthier les avait obtenus en fondant un mélange en proportions
convenables de silice, de magnésie et d'oxyde de fer, et en lais-
sant ensuite refroidir lentement le creuset.
Ce résultat ne fut pas le seul auquel il arriva; le même mode
opératoire lui servit pour obtenir quelques autres silicates cristalli-
sés. 11 semblait ainsi avoir trouvé une méthode féconde; cepen-
dant il ne tarda pas à s'arrêter dans ce genre de recherches. Décou-
ragé par plusieurs essais infructueux, il considéra lui-même les
succès qu'il avait obtenus comme purement fortuits, et, malgré
les encouragemens de Mitscherlich, il dirigea d'un autre côté ses
travaux de laboratoire.
Les expériences de synthèse minérale ne furent reprises que
plus de vingt ans après. On naturaliste, qui, pendant le cours de
sa longue carrière, n'a jamais mis en œuvre que l'observation, Élie
de Beau mont, peut néanmoins être considéré comme le promoteur
de cet effort nouveau. Dans les leçons qu'il fit au Collège de France
en 1845 et 1846, il exposa avec une clarté saisissante les données
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I7i BEVUE DBS DEUX MORDIS.
que ses patientes études sur le terrain lui avaient fournies relati-
vement à l'origine des roches. Ge sujet donnait lieu à de vives contro-
verses entre les géologues; il se fit juge delà discussion, signalant
les produits formés par fusion à la manière des laves, indiquant les
roches dans la genèse desquelles l'eau et là pression' étaient inter-
venues, déclarant qu'un certain nombre de minéraux avaient été
engendrés par une réaction mutuelle de. vapeurs à haute tempéra-
ture. La grande autorité de l'illustre professeur, la netteté des
preuves dont il appuyait son argumentation firent une profonde
impression dans le monde savant. Les conséquences expérimen-
tales ne se firent pas attendre. Ebelmen, que des travaux remar-
quables de chimie avaient fait appeler à la direction de la mamrfao*»
ture de porcelaine de Sèvres, mit à profit sa situation privilégiée
pour entreprendre une série d'ingénieuses- expériences.
On sait que la plupart des matières solubles dans un liquide cris-
tallisent facilement quand on évapore doucement le véhicule qui
les tient en dissolution; c'est ainsi, par exemple, que feau aban-
donne à l'état de cristaux presque tous les sels qu'elle peut dis-
soudre. On pouvait donc penser que l'on obtiendrait à l'état cris-
tallisé les oxydes des roches naturelles m l'on disposait d'un
dissolvant de ces corps susceptible d'être chassé par volatilisation.
Ebelmen sut trouver le réactif en- question. Parmi les substances
qu'emploient journellement les fabricans de porcelaines et d'émaux,
il en est une, l'acide borique, qui remplit les conditions cherchées.
Cet acide est un corps solide qui* fond à la température du rouge
sombre et possède alors la propriété de dissoudre les oxydes; en
outre, à une température plus élevée, il peut être entièrement réduit
en vapeurs. Partant de la connaissance de ces faits, Ebelmen intro-
duisit dans les fours de Sèvres des capsules de platine dans les-
quelles il avait placé une certaine quantité d'acide borique mélan-
gée aux élémens chimiques des corps qu'il voulait faire cristalliser.
La fusion du mélange était aisée; la volatilisation de l'acide borique
présentait plus de difficultés. Le chauffage au rouge blanc était
maintenu sans interruption pendant plusieurs jours et plusieurs
nuits; l'acide borique s'évaporait avec une extrême lenteur; puis,
l'opération terminée-, chaque vase de platine se montrait revêtu
d'une riche parure de cristaux. Des émeraudes, des spinelles, des
rubis, des saphirs, du rutile, des silicates divers possédant la dureté,
l'éclat, les nuances des minéraux naturels* furent ainsi obtenus.
Dans la détermination des formes cristallographiquee, de même que
dans l'étude des propriétés optiques de ces produits, Ebelmen fit
preuve, comme minéralogiste observateur, d'une habileté égale à
celle qu'il avait déployée dans la marcha de son expérimentation.
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LA REPRODUCTION DES MINÉRAUX. 175
Parmi les produits qui furent étudiés de la sorte, ceux qui se
rattachent à la famille des spinelles méritent une mention particu-
lière. La nature ne les présente jamais à l'état de pureté; doués
d'une même forme cristallographique, constitués d'après la même
formule atomique, ils passent les uœ aux autres par degrés insen-
sibles, échangeant en toutes proportions leurs élémens chimiques,
.de telle sorte que, dans les roches, on ne trouve jamais que des
composés intermédiaires entre les types divers dont la théorie admet
l'existence- Non-seulement Ebelmen réalisa ces types rigoureuse-
ment purs et nettement individualisés, mais, conservant pour ainsi
dise le même moule, il sut en produire d'autres qui ne figuraient
pas dans la série connue. Cette fois, la nature était dépassée dans
son œuvre; une famille minéralogique qu'elle avait laissée inachevée
se trouvait complétée par l'adjonction de nouveaux membres.
Les résultats de ces travaux furent accueillis du monde scienti-
fique avec la faveur qu'ils méritaient; des récompenses de tout genre
furent décernées au jeune savant; l'avenir semblait lui sourire,
cependant un échec cruel l'attendait. Une place étant devenue
vacante à l'Académie dans la section de minéralogie, un compéti-
teur dont nous allons avoir également à célébrer les mérites, de
Sénarmont, lui fut préféré. Ce fut un coup terrible pour lui; quel-
ques mois après, il était rapidement enlevé par une mort imprévue.
Le deuil fut général dans le monde savant; chacun sentait la perte
irréparable que l'on venait de faire; aujourd'hui encore, après trente
ans écoulés, ceux qui ont connu Ebelmen parlent de lui avec une
sympathique émotion.
Sénarmont lui a survécu seulement quelques années» mais, dans
sa trop courte carrière, il a eu le temps de mettre à profit les heu-
reuses qualités dont il était doué et d'acquérir la haute influence à
laquelle il avait droit par sa vaste et puissante intelligence. Mathé-
maticien, physicien, minéralogiste, géologue, chimiste, il a su faire
progresser toutes les sciences dont il s'est occupé, s'appuyant sur
chacune d'elles pour faire avancer les autres. Les calculs les plus
compliqués n'étaient qu'un jeu pour lui; les hautes conceptions de
la physique se présentaient en pleine lumière à son esprit; la miné-
ralogie le charmait ; les grandes questions géologiques le passion-
naient; enfin il appréciait pleinement l'utilité pratique de la chimie
comme guide et comme moyen de contrôle dans les expériences.
Néanmoins il n'était pas né expérimentateur; chaque fois qu'il entre-
prenait une de ces délicates manipulations dont les résultats l'ont
illustré, il éprouvait, disait- il, une sorte de frissonnement; mais il
savait surmonter ces appréhensions, certain qu'il était d'avance
du succès de son travail. Les expériences gynthéric^ies qu'|l j^gflUre-
176 REVUE DES DEUX MONDES.
prises ont eu pour point de départ l'observation de ce qui se passe
dans la nature.
La plupart des minéraux qui remplissent les filons y ont été ame-
nés en dissolution dans des eaux chaudes semblables aux eaux
minérales de l'époque actuelle. Ces eaux, provenant des grandes
profondeurs, y possèdent une température élevée et sont mainte-
nues à l'état liquide par l'énorme pression qu'elles supportent.
Quand elles arrivent dans des parties plus froides, elles sont char-
gées de matières qu'elles ont empruntées aux roches sous-jacentes,
et déposent des minéraux cristallisés divers sur les parois des fentes
dans lesquelles elles circulent. Il s'agissait d'imiter expérimentale-
ment ces conditions géologiques naturelles. Le procédé mis en pra-
tique par Sénarmont a consisté à chauffer en vase clos pendant
plusieurs jours, à des températures s' élevant jusqu'à 400 degrés,
de l'eau contenant les réactifs de l'expérience. Tantôt les matières
étaient mises directement en suspension dans le liquide, tantôt l'un
des élémens de la réaction chimique prévue était introduit dans
une ampoule en verre que la chaleur faisait éclater, de telle sorte
que le mélange ne s'effectuait qu'après fermeture de l'appareil.
Quand la température de l'eau ne devait pas dépasser 180 degrés,
un vase en grès ou même en verre épais pouvait être employé, mais
pour les expériences faites à des températures plus élevées, le tube
contenant le liquide de l'opération était renfermé dans un canon
de fusil hermétiquement scellé ou clos avec un obturateur à vis.
Malgré le soin apporté à cette fermeture, quelquefois l'énorme
pression développée dans l'intérieur de l'appareil déterminait des
fuites ou même de violentes explosions; mais l'opérateur persévé-
rait, et l'essai recommencé donnait infailliblement le résultat attendu.
Le tube, après refroidissement, était ouvert avec précaution, et,
dans son intérieur, on trouvait une poudre cristalline dont il res-
tait à vérifier la composition et les propriétés physiques. C'est dans
ce contrôle que Sénarmont excellait ; le goniomètre et le micro-
scope semblaient entre ses mains acquérir une précision particu-
lière. Le résultat de ces belles expériences a été la reproduction de
presque tous les minéraux des filons métallifères; des sulfures, des
arséniures simples ou complexes, des sulfates, des carbonates ont
été obtenus ainsi en petits cristaux semblables à ceux des gise-
mens naturels; mais l'œuvre principale de Sénarmont a été la cris-
tallisation du quartz. Ce corps, que l'on rencontre en extrême abon-
dance dans les filons et dans les roches, avait résisté jusqu'alors à
toutes les tentatives des chimistes pour le faire cristalliser; à la
place du cristal de roche, les réactions des laboratoires ne donnaient
qu'une matière gélatineuse ou qu'une poussière blanche dépourvue
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LA REPRODUCTION DES MINERAUX. 177
de consistance et d'éclat. Un chauffage à 350 degrés, en vase clos,
transforma la silice gélatineuse en petits cristaux couverts de facettes
brillantes, identiques, par leur forme et par leurs propriétés opti-
ques, à ceux de la nature. Cette découverte est un fait capital dans
l'histoire des synthèses minérales ; son importance au point de vue
géologique est telle qu'aujourd'hui encore elle fait pâlir les plus
beaux travaux synthétiques, et, à l'époque de sa publication, c'est
elle qui, malgré les mérites incontestés d'Ebelmen, assura le triomphe
de son heureux rival.
Dans le même temps, la méthode inaugurée par Gay-Lussac fut
reprise avec succès par Durocher et par M. Daubrée. Guidés l'un et
l'autre par l'observation des phénomènes géologiques, ces deux
savans fournirent, pour ainsi dire, la preuve palpable des moyens
employés par la nature dans quelques-unes de ses œuvres les plus
complexes. Durocher mit en relief certaines actionsq ue peut exer-
cer à haute température l'hydrogène sulfuré, gaz que les canaux
souterrains transportent fréquemment et amènent à la surface du
sol. En le faisant réagir au rouge sur les chlorures de divers métaux,
il produisit des sulfures remarquablement cristallisés.
M. Daubrée décomposa par la vapeur d'eau, dans les mêmes
conditions, certains chlorures volatils, et comme résultat obtint des
oxydes en cristaux d'une netteté et d'une pureté parfaites. Parmi
les reproductions artificielles qu'il effectua en se servant de cette
méthode, il faut surtout citer celle de l'acide stannique. Ce corps;
connu des minéralogistes sous le nom de cassitérite, est le minerai
d'étain le plus répandu; il a donc, à ce titre, une importance
métallurgique considérable. On ne le rencontre en filons que dans
des terrains très anciens ; comment y avait- il pris naissance? Quels
agens l'y avaient déposé? Les observations des géologues répon-
daient déjà qu'il y provenait d'une destruction de composés volatils,
mais l'expérience pouvait seule trancher la question. Habilement
exécutée, elle a résolu complètement cet intéressant problème géo-
logique.
On doit aussi à M. Daubrée des perfectionnemens notables appor-
tés à la méthode de Sénarmont pour les reproductions par voie
humide en vase clos à haute température. Il a su pousser le chauf-
fage des tuées jusqu'à 700 degrés. Dans ces conditions, le verre
subit d'étranges altérations ; il perd sa transparence, se gonfle et
se transforme en un agrégat de cristaux. Non-seulement du quartz
se forme en abondance, mais, si le verre renferme du fer et de la
magnésie dans sa constitution, on voit apparaître des petits cristaux
▼erdâtres de pyroxène. Ce minéral peut donc avoir une double ori-
gine; Berthier l'avait reproduit par voie sèche; l'expérience de
ma vr. — 1S83. **
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178 REVUE DBS DEUX MONDES*
H. Daubrée montre qu'il peut aussi* être engendré par voie humide*
Notons que ce résultat curieux avait été prévu par les géologues,
d'après l'examen des gisemens du minéral; l'observation avait
devancé l'expérimentation.
La période scientifique mémorable dont ^histoire vient d'être
esquissée ee termine en 1852. Aoette date, Ebelmen et Durocber
ont disparu, Sénarmont a interrompu ses travaux. Jusqu'en 1858,
le mouvement languit; mais alors Henri Sainte-Glaire Deville, qui
jusqu'alors s'était occupé exclusivement de chimie pure, ranime les
recherches de synthèse minérale et bientôt en prend la direction.
Avant de relater les modes opératoires qu'il a mis en usage et les
résultats qui en ont été le fruit, je veux essayer de donner une idée
du génie sympathique de cet homme éminent; j'espère ainsi faire
comprendre l'influence considérable qu'il a exercée durant sa vie et
la profondeur du sillon creusé par lui dans le domaine scientifique
spécial qui nous intéresse.
Quand il a commencé ses premiers travaux, la chimie minérale
semblait explorée dans ses parties essentielles; on croyait qu'il
n'y restait plus à faire que des trouvailles d'ordre secondaire.
Telle n'était pas son opinion, et, à l'appui de sa manière de voir, il
citait à ceux qui développaient devant lui ces réflexions découra-
geantes une foule de questions dont l'examen ne pouvait manquer
d'être fructueux. Jamais il n'éprouvait le moindre embarras pour
indiquer un sujet de travail intéressant, et, chose remarquable, ceux
qui, guidés par ses conseils, entreprenaient une série de recherches
se sentaient bientôt capables de marcher seuls au sortir de sa vail-
lante main. Un essai commencé lui fournissait aussitôt des élémens
de travail nouveaux ; des aperçus lumineux jaillissaient comme des
éclairs de ses moindres réflexions et venaient surprendre ceux qui
l'entouraient. Personne ne l'a surpassé dans l'art des manipulations;
il était d'une habileté incomparable. A la fois audacieux et prudent,
il entreprenait des expériences qu'un esprit timide aurait à peine
conçues et les menait à bonne fin, et pourtant il est loin d'avoir
effectué tous les projets de travail dont il avait dressé le plan et
pressenti les résultats. En vain, durant quarante ans, il s'est livré- à
un labeur incessant; en vain, il s'est associé des collaborateurs
zélés ; ses projets d'expérience n'ont été réalisés qu'à demi. Cette
riche organisation, animée des dons les plus brillans de l'esprit,
semblait formée pour les agitations de la vie mondaine; étendant
elle a choisi pour asile l'enceinte d'un laboratoire, mais dans cet
étroit espace quelle exubérance de vie elle a manifestée I Chaque
jour y a été signalé par la découverte ou la vérification de quelque
fait scientifique important; autour du maître vénéré régnait un
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LA RKFfiaSBCIXOH DES MINÉ H AUX. 179
entrain incessant. Environné de disciples heureux de recevoir ses
inspirations, il répandait avec largesse les trésors de son esprit^ eti
bien dea fais il a tu fructifier la moisson dont il avait été le semeur.
Le laboratoire, peuplé de sa phalange ordinaire de travailleurs,
était, en mitre, un lieu de rendez-vous pour tons les savons du.
dehors. On y trouvait un accueil aimable et bienveillant, des avis
utiles et même, au besoin, une place et des instrument de travail.
Sénarmont, dans les dernières années de sa vie, en a été l'un des
visiteurs assidus et familiers». L'anecdote suivante, dont j'emprunte
le récit à l'éloge de l'illustre naturaliste par M. Bertrand, donne une
idée des relations qui l'unissaient à Sainte-Glaire Deville et du carac-
tère des deux savans» a Un jour, dans le laboratoire de l'École nor-
male, Sénarmont avait suivi avec une curiosité émue la cristallisa»
tion siintéressante et si ingénieusement obtenue du silicium. Sainte-
Claire Deville, heureux de son invention, coorant à son goniomètre,
trouve un angle de cristal égal à 71° 30' et s'écrie plein de joie : « D'
appartient au système régulier, c'est un diamant de silicium! » Sénar-
mont répète la mesure, trouve à peu près le même angle, mais
conserve quelques doutes. Il emporte le précieux cristal et revient
le lendemain : « Vous vous êtes trompé, dit-il, c'est un rhom~
hoèdre dont un angle est égal accidentellement à un de ceux du
système régulier. » Puis il montre des facettes incompatibles avec
une cristallisation semblable à celle du diamant. Deville s'incline
devant une autorité incontestée ; il communique sa découverte à
r Académie des sciences, rend compte de ses premières illusions et
des judicieuses critiques qui l'y ont fait renoncer. A peine le Compte
rendu estr-il imprimé, qu'il voit accourir Sénarmont très sérieuse-
ment mécontent : « Pour qui me prenez-vous? dit-il. Si je viens dans
votre laboratoire, si j'y suis admis à tout voir et à tout manier,
croyezrvous que ce soit pour vous imposer un collaborateur et atta-
cher mon nom à vos découvertes? Je suis très mécontent que vous
m'ayez ché; si voua recommencez, je n'y reviendrai plus. » A quel-
ques jours de là, on refait l'expérience. Sénarmont examine les
cristaux ; il y aperçoit un octaèdre. Le doute n'était plus possible,
la nature était prise sur le fait : « Vous aviez raison, dit-il à Sainte-
Glaire Deville; mes facettes provenaient du groupement de plusieurs
cristaux; j'aurais dû. le deviner ; je suis bien aise que vous m'ayez/
cité, j'ai ce que je mérite; cela fait mon compte. — Vous reconnais-
sez donc, lui dit Deville, que loyalement je devais publier l'obser-
vation des facettes sous votre nom. — Eh bien 1 oui, répond Sénar-
mont, vous êtesun brave homme... et moi ausaL » Et ils s' embras-
sèrent.
L'honnêteté scientifique dont Sainte-Claire Deville avait fait
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ISO BEVUE DES DEUX MONDES.
preuve en cette occasion loi était habituelle» non-seulement envers
les maîtres de la science, mais encore envers le plus humble de ses
élèves. Une collaboration n'était pas pour lui un simple patronage ;
quand il avait accepté une association, sa part dans le labeur com-
mun était considérable; le maître et l'élève, oubliant l'inégalité de
leur rang, confondaient fraternellement leurs efforts. Ces circon-
stances expliquent la somme énorme de travaux produits en quel-
ques années dans le laboratoire de l'École normale. L'impulsion don-
née subsistera longtemps encore, malgré le vide causé par la mort
de celui qui en a été le promoteur.
Les synthèses minérales qu'il a effectuées ont été opérées par
des méthodes diverses. Ses premières recherches ont eu pour point
de départ les expériences de Gay-Lussac et de M. Daubrée sur la
décomposition des substances volatiles à haute température. Les
chlorures volatils avaient seuls été mis en œuvre dans les expé-
riences antérieures. Après avoir exactement déterminé les conditions
de décomposition de ces agens et démontré le rôle limité qu'ils
avaient joué dans la nature, il fit porter ses investigations sur une
autre classe de composés, sur les fluorures, dont l'intervention puis-
sante aux époques anciennes est révélée par les observations géolo-
giques. L'acide fluorhydrique, auquel ces corps doivent naissance,
est un acide doué d'une extrême énergie; peu de matières résis-
tent à son action, aussi la production des fluorures peut-elle être
considérée comme facile. Ces corps une fois produits, il s'agissait de
les soumettre à haute température à des actions décomposantes. Les
chlorures, en se détruisant au rouge, engendrent des oxydes cris-
tallisés ; de même, les fluorures devaient en développer, mais plus
nombreux et plus variés. Vérifier cette conception théorique fut
pour Sainte-Glaire Deville l'œuvre de quelques mois. Un collabora-
teur distingué, que la mort devait enlever peu de temps après,
le colonel Caron, lui prêta un concours dévoué; une série d'expé-
riences conduites avec art fournirent de merveilleux produits ; les
collections publiques s'enrichirent de spécimens aussi beaux à la
vue qu'intéressans pour l'histoire naturelle. Des rubis, des saphirs
plus brilians et plus larges que ceux d'Ebelmen, du corindon vert,
du zircon, du rutile, de la cymophane, des oxydes cristallisés se
voient encore aujourd'hui dans les vitrines de nos musées au fond
des creusets de charbon, où ils ont pris naissance à la température
du rouge blanc. *
Les réactions dont s'était servi Sainte-Glaire Deville étaient con-
formes aux données naturelles ; aussi avaient-elles pour les géolo-
gues une valeur bien supérieure à celles qui avaient été employées
par Ebelmen; cependant une objection grave subsistait. L'acide
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LÀ REPRODUCTION DES MINÉRAUX. 181
fluorhydrique et les fluorures ont toujours été peu abondans; le
fluor qui entrait dans leur composition n'a pas disparu, et si l'on
compare sa quantité actuelle dans la nature à celle des composés
considérés comme engendrés par son influence, on trouve une dis-
proportion frappante. Le savant chimiste ne se méprit pas sur la
portée de l'argument qui lui était opposé, mais, au lieu de se perdre
dans une discussion sans issue, il chercha la réponse dans des expé-
riences nouvelles. Une quantité limitée de fluorure peut-elle engen-
drer une quantité indéfinie d'oxyde cristallisé? Telle était la ques-
tion posée. L'énoncé seul de cette proposition, étrange en apparence,
aurait fait reculer un homme de science moins hardi. Pour lui, il
accepta sans arrière-pensée le problème posé en ces termes. « Je
suis habitué, disait-il, à voir l'utopie de la veille devenir la réalité
du lendemain. » Par une suite de preuves expérimentales, il démon-
tra la possibilité du fait énoncé et en trouva l'explication. Citons
seulement l'une de ses expériences les plus simples. Dans un tube
chauffé au rouge on introduit une certaine quantité d'un oxyde
amorphe, pulvérulent, et sur la substance ainsi chauffée, on fait
passer des vapeurs d'acide fluorhydrique ; ces vapeurs sortent du
tube à l'extrémité opposée, et on les y recueille avec soin. On
constate alors qu'elles ne se sont modifiées en aucune façon; ni
leur constitution ni leur quantité n'ont changé; elles sont telles
qu'elles étaient avant de pénétrer dans l'appareil. Cependant l'oxyde
soumis à l'expérience a, sous leur influence, subi une transforma-
tion complète; ce n'était avant l'opération qu'une poussière sans
forme et sans consistance; maintenant c'est un corps admirable-
ment cristallisé qui tapisse de ses lamelles étincelantes les parois
intérieures du tube. De plus, on constate encore un autre phénomène
curieux : l'oxyde en question n'est pas volatil; cependant on
observe qu'il s'est transporté durant l'opération. Si on Ta déposé
d'abord du côté par lequel a lieu l'entrée des vapeurs, c'est vers
l'extrémité opposée de l'appareil qu'on le trouve accumulé à la fin
du travail. L'explication de ces faits intôressans se présente pour
ainsi dire d'elle-même à l'esprit quand on connaît les propriétés
chimiques de l'acide fluorhydrique; on peut la résumer comme il
suit : l'acide, en pénétrant dans le tube, attaque les premières par-
ticules d'oxyde qu'il rencontre et les transforme en un fluorure
volatil; puis, le fluorure ainsi produit, se décomposant bientôt à
son tour, régénère un peu plus loin l'oxyde ; seulement, tandis qu'il
l'avait pris amorphe, il le dépose cristallisé. De plus, l'acide fluorhy-
drique, qui avait fourni l'un des élémens du fluorure, se trouve
reproduit par la destruction de celui-ci, et l'on comprend dès lors
qu'il sorte de l'appareil tel qu'il y est entré. Ge puissant agent, bien
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182. BBHJB.DB& DETOQ MOHMS*.
qu'en petite quantité dans la nature, a donc pu servir à>la formation
de beaucoup de minéraux; il a suffi' pour cela-, qu'après avoir con-
tribué à faire aaitre des. cristalHsatiens en un point, il: ait été trans-
porté dans un autre milieu, également favorable à la reproduction*
des mêmes phénomènesj Les expériences- de Saiflt^GltireDevi lie et
de ses principaux élèves r Debrajn, Troost, Hfcutefeuillé, se- sont
ensuite étendues à d'autres faite, analogues- et ont eu pour résultat
de prou ver qu'il existe plusieurs substances douées, comme l'acide
fluorhydrique, die la propriété d'engendrer, sous uo petit volume,
une suite indéfinie de cristallisations. Ces» corps ont 'reçu de h» le
nom. significatif de minérâbsateurs; ce sont, en effet, les agene
naturels qui DHt présidé àj la production d'un gnand nombre de miné-
raux desi filons et des rocket
Cette importante série d'expériences semblait terminée lorqu'une
question nouvelle surgit tout à coup; €n»se demanda si' la présence
d'un, mméralisateur était nécessaire» pour' produire à haute tempe-»
rature la volatilisation apparente* d'un corps fixet (Test encore à l'ex-
périmentation que le savant chimiste fit- appel pour résoudre* ta
question. La réponse ne se fit pas attendre. Certains corps fixes,
chauffés au rouge blanc dans des courans ds> gas inertes, sem-
blaient» sans intervention, d*a«€un minéraiisateur, sabir une distil-
lation véritable. Quelle explication donner à dé tels faits? Les corps
réputés fixes .n'étaient-ils en réalité que desisubstanoes' douées d'une
faible volatilité?] Cette solution était séduisante par sa. simplicité
même; pourtant elle n'était pas> la vraie. Sainte- Claire lie ville
démontra que; le phénomène était pies complexe.. Il fit voir que
les cojps à étémens* chimiques) multiples sur' lesquels qb opérait
se décomposaient par l'effet de la température, élevée à. laquelle1
on les exposait, qu'ils se séparaient est élémens volatils; et que
ceux-ci^ se répandantidaas les parties moins chaudes de l'appareil,
se reoombinaient pour: donner de nouveau naissance au composé
primitif. Ce n'était, donc. pas la matière soumise àieapérience* mais
seulement les élémene plus si napiés résultant de «udiesociMionjqui
subissaient une vaporisation àibaute; température;. L'acte de; la cris-
UdlisaÉion) était. ainsi précédé d'un phénomène nécessaire dontiil na
restait aucune trace à .la fin de l'opération*
Les dissociations à l'examen desquelles neusi venons de voir
Sainto-GlaireDeville conduit. par le besoin de résoudre .un problème'
relanif au»> synthèses, sont bientôt devenues «nûre ses mains on-
sujet d'études capital. La question, considérée dansi touta sa géné-
ralité, forme aujourd'hui l'un des chapitres les plus importaus de la
chicaie minérale^ et les données sun lesquelles elle ireposB: consti-
tuent ruades plua beaux titres d* glape dui savant qui ksoa flât
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LA BBPfiODUCTKkN BfiS ItttfÉHÀUX. 183
*oûûn«rttre. Mais ilne nousappartient pas de dois; appesantir davan-
tage sur ce sujet, quelque intéressant qu'iltsoit.
Pour compléter ce qui est relatif 4 l'emploi des réactifs volatils
rcommemoysn de reproduction artificieJle des minéraux, nous wons
A signaler, un remarquable travail de Al. Hautefeuilte» entreprise la
suite et comme continuation de ceux de Sainte<£kkô Deville, at qui
•cnnest pour, ainsi .dire l'achèvement.
Lucide âtaniqne .se présente dans la .nature sous trois formes
.cristallines distinctes,; les minéralogistes disent qu'il .est trimorphe,
et ses trois variétés» nettement séparées par eux dans les classifi-
cations en usage* ont reçu des noms différens. Qn connaissait, par
les expériences antérieures d'Ebelmen et de Sainte-Claire Deville, le
rmode de production de l'une .d'elles; on savait qu'elle prenait nais-
sance au rouge vif par la décomposition du chlorure ou du fluorure
de titane, mais on ignorait l'origine dee deux autres. M. Bautefeuille
a fait voir qu'elles .pouvaient naître aussi de l'emploi des mêmes
réactifs <et .que le «résultat dépendait, uniquement de la température
miae en jeu dans l'opération. Avec un art consommé, il a varié les
conditions des expériences, de manière à produire à son gré les trois
modifications du minéral, imitant jusqu'aux moindres particularités
des échantillons naturels.
Un autre élève de Sainte-Claire Deville, ML Margottet, a employé
encore la même méthode en l'appliquant à la reproduction des sul-
fures, des séléniures et d'autres composés analogues. Ses expé-
riences méritent d'être rappelées à cause de leur délicatesse et de
Jeur élégance. Une s'agit plus ici dlopérations effectuées.à d'énormes
températures^ tout se passe au plus à 300 ou 400 degrés dans des
tubes de verre. Des vapeurs de soufre ou de sélénium, entraînées
par un courant de gaz inerte, sont amenées avec précaution à la
surface d'un métal; aussitôt ila surface de celui-ci s'altère, devient
rugueuse et 9e couvre de protubérances cristallines ; puis ces sail-
lies s'accroissent et l'on assiste au développement d'une génération
de cristaux qui grossissent et se multiplient devant les yeux émer-
veillés. Ces produits, identiques de forme et d'aspect aux minéraux
correspondais des filons métallifères, peuvent être à leur tour
détruits par une action réductrice; un courant d'hydrogène met en
liberté le métal qui entre dans cette constitution en le dotant d'une
structure particulière qui donne un intérêt tout spécial À l'expé-
rience. L'argent, par exemple, provenant de la réduction du sulfure
se présente en filamens contournés semblables à ceux que les mineurs
recueillent fréquemment danâ les filons du Mexique ou de la Nor-
vège. Dans l'expérience de M. Maigottet, l'argent métallique appa-
raît au début de Tqp$cation30us forma.de petites .ajgreuos in^plan-
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184 RETUE DES DEUX MONDES.
tées à la surface des cristaux de sulfure; la réduction continuant,
les aigrettes deviennent des fils qui s'allongent et grossissent aux
dépens de l'argent sans cesse mis en liberté par l'hydrogène; au
bout de quelque temps, tout se transforme en longs rubans con-
tournés en spirale, entremêlés de petits fils ressemblant à des che-
veux d'une extrême finesse.
La méthode de cristallisation par fusion, pratiquée par Berthier,
a également été mise en usage par Sainte-Claire Deville et par ses
élèves, et leur a fourni de remarquables résultats. Cependant, dans
le laboratoire de l'École normale, elle n'a jamais été employée dans
sa simplicité primitive. Les silicates fondus ne donnent après recuit
et refroidissement que des cristaux de petite taille, intimement
soudés les uns aux autres, et l'on voulait avant tout des échantil-
lons assez volumineux et assez isolés pour être soumis aux manipu-
lations goniométriques. Une modification au procédé de la fusion
simple permet de tourner la difficulté. Aux matériaux que l'on veut
faire cristalliser on ajoute une matière facilement fusible et soluble
dans l'eau. Le mélange, porté au rouge, fond, et des cristaux pren-
nent naissance dans le bain incandescent, comme au sein d'un
liquide ordinaire ; puis, après refroidissement, on lave à l'eau chaude
le culot qui s'est formé et on le désagrège ; alors, les cristaux déga-
gés du magma qui les enveloppait s'isolent et se déposent. Ce pro-
cédé, jadis inauguré par Berthier, venait d'être en 1852 employé
avec succès par Manross en Allemagne et par Forchhammer en
Danemark, mais il était réservé à Sainte-Claire Deville et à ses élèves
de montrer tout le parti que Ton en pouvait tirer. Le travail de
Sainte-Claire Deville et Caron sur les apatites et les wagnérites doit
notamment être considéré comme un modèle dans ce genre de
recherches.
L'apatite commune est un minéral très répandu dans la nature
et très important au point de vue agricole ; car c'est de lui ou des
produits de sa décomposition que provient l'acide phosphorique qui
entre dans la composition des céréales. L'analyse chimique signale
parmi ses élômens intégrans le chlore, le fluor, l'acide phospho-
rique et la chaux. Les minéralogistes désignent sous le nom de
wagnérite un minéral beaucoup plus rare, renfermant les mêmes
ôlémens que l'apatite, mais en d'autres proportions et avec cette
différence que la magnésie y remplace la chaux. L'apatite et la
wagnérite ont des formes essentiellement différentes. Elles n'appar-
tiennent même pas à un système cristallin unique. Les matériaux
chimiques de ces minéraux furent fondus avec un excès de chlo-
rure do sodium par Sainte-Claire Deville et Caron. Après refroidis-
sement du culot, le chlorure de sodium ayant été enlevé par un
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LA REPRODUCTION DES MINÉRAUX. 185
lessivage à Veau bouillante, les deux savans recueillirent des cris-
taux de wagnérite quand la magnésie avait été employée comme
base du mélange. Ils obtinrent à volonté, par un artifice ingénieux,
soit l'apatite, soit une wagoérite calcique, lorsque au contraire c'é-
tait la chaux qui avait servi de base dans l'expérience. Us montrè-
rent aussi que Ton pouvait à son gré produire des composés chlo-
rés ou fluorés; mais là ne s'arrêta pas leur succès. Ils parvinrent
avec d'autres oxydes à faire naître de nouvelles apatites et de nou-
velles wagnérites, complétant ainsi deux familles minéralogiques
que la nature avait laissées imparfaites. Certains oxydes, la baryte,
U strontiane, l'oxyde de plomb, ne leur donnèrent que des apatites;
d'autres, la magnésie, l'oxyde de fer, l'oxyde de magnésie, n'en-
gendrèrent que des wagnérites. La chaux pouvait seule faire partie
des deux groupes; elle était donc le pivot auquel aboutissaient,
pour ainsi dire, les deux familles minérales en question. Ce rôle de
la chaux avait été pressenti d'après d'autres faits du domaine de la
chimie et de la minéralogie, mais, dans ce cas, les prévisions théo-
riques recevaient une éclatante confirmation. Enfin, un élève de
Sainte-Claire Deville, M. Lechartier, achevait l'œuvre de son maître
en faisant cristalliser par le même procédé que lui, deux séries de
composés qui sont les analogues des apatites et des wagnérites, car
ils n'en diffèrent que par la substitution de l'acide arsénique à l'a-
cide phosphorique ; ils présentent les mêmes formules chimiques et
possèdent les mêmes propriétés cristallographiques.
La méthode de cristallisation par fusion au sein d'un fondant est
l'une des plus fécondes qui aient été employées pour la reproduc-
tion artificielle des minéraux; aussi la voyons-nous encore, à l'insti-
gation de Sainte-Claire Deville, mise en œuvre par plusieurs de ses
élèves, chacun d'eux la modifiant avec art suivant la nature des
minéraux à obtenir. M. Lechartier, par exemple, se sert de chlorure
de calcium comme fondant pour arriver à la synthèse de divers sili-
cates; M. Margottet obtient des sulfo-arséniures et des sulfo-auti-
moniures en utilisant le soufre ; M. Hautefeuille reproduit plusieurs
des minéraux les plus importons des roches éruptives, en prenant
comme matière du bain de fusion des tungstates et des vanadates
alcalins.
. Les résultats de ces belles expériences sont assez intéressans pour
que nous essayions d'en donner un rapide aperçu. Les travaux de
M. Lechartier ont porté sur les pyroxènes et les péridots. Au lieu de
se borner, comme Bertbier, à la reproduction de l'un des types de
ces corps, il a régénéré les diverses variétés qu'ils sont susceptibles
de présenter. Il y avait là deux familles de minéraux dont la nature
offre des spécimens variés ; il a su retrouver les membres des deux
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186 BBVUB MS MUX MDMBSi
groupes* et même, faire apparaître» cewx< que' lewv rareté1 ou leur
cristallisation imparfaite n'avaient pas jusque-là permis cPaperce-
voir.
Lee recherches* de M» Margottet sont surtout dignes d'attention à
cause de 1er délicatesse du procédé opératoire qu rmpliquela qualité
du fondant employé. Four en donner une idée, il nous* suffira de
décrire Tune dé ses expériences, celle, par exemple, qui Fa conduit
à la reproduction ém sulfo-airtimeniure d'argent, connu sous le- nom
d'argent rouge. Une masse obtenue par fusion et composée d'ar-
gent, dJ antimoine et de soufre est réduite en poudre et introduite,
dans un tube de verre que Ton soette à la lampe, après j avoir fait1
le vide. On obauiïe pendant trois ou quatre jours à la température'
d'ébuUitioo du soufre, en laissant l'appareil se refroidir chaque-
nui*. L'opération terminée, on distille le soufre en excès ; à mesure
qu'il s'évapore, on voit poindre une cristallisation, et enfin, quand
il a été chassé complètement, il reste une belle géode de cristaux
transparens, d'un rouge rubis éclatant; identiques par leur compo-
sition et par leurs propriétés physiques à ceux des gisemens mi-
niers.
Les expériences de M. Hautef étrille,; dont il me reste i parler,
sont plus remarquables encore que celtes de ses émules du labora-
toire de l'École normale. Le regretté maître qui en a été le témoin
en était fier, comme si ettes avaient été «on propre ouvrage ; jamais
l'habileté expérimentale n'a été poussée plus loin. Les minéraux
qu'elles ont réussi à reproduire ont une importance toute particu-
lière à cause du rôle considérable qu'ils remplissent dans la consti-
tution des roches éruptives et aussi, à cause de la résistance qu'ils
avaient opposée jusqu'alors à toutes les tentatives faites pour en
obtenir artificiellement la cristallisation. Deux de ces minéraux;
Torthose etl'albite, appartiennent à la famille des fetdspaths; c'est
seulement en 1877 que leur synthèse a été réalisée. Le procédé
employé consiste à chauffer aune température comprise entre 900 et
1,000 degrés un mélange d'acide tungstique et <Tùn silico-aluminate'
alcalin. Dans, cette. expérience, l'acide ttmgstique n'agit pas simple-
ment comme fondant, il intervient dans des réactions compliquées-
dont les phases dépendent de la température. Il se comporte, en
effet, comme un antagoniste de l'acide silicique, et, suivant l'inten-
sité de la chaleur développée, tantôt» il le déplace de ses combinait
sons* tantôt il se» laisse chasser par lui. De là vient que, suivant la
manière dont l'opération est dirigée, on arrive à des résultats tou*
(fiflérens, et 1* art' de l'expérimentateur consiste précisément à éviter
toutes les réactions autres que celles qui mènent au but proposé*
Du chauffage de vingt jour* consécutifs, attentivement surveillé et
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LA RVnOVQCTIOlI DÉS MINERAUX. 18T
conduit avec tes plus grandes précautions, permet enfin diatteiodre
le terme dei'eipérience. On laisse refroidir le culot et on le traite
par l'eau bouillante qui dissout l'acide tungstiqne. U reste alors des
cristaux déiîcflts d'orthose oit d'albite, suivant que Ton a pris pour
base la pelasse ou la soude.
La reproduction du principal minéral des lavée du Vésuve, la leu-
cite, s'effectue dans des conditions analogues. Le fondant employé
.est le vanadnte de potasse. L'acide vaoadique remplit ici la même
fonction que l'acide tungBtkjuedane l'épreuve précédente. La tem-
pérature doit ôtie maintenue pendant vingUcinq jours «ndre 800 et
#0© degrés avec de légères variations. Peu à peu, il se fait dee cris-
taux de.leucite, qui grossissent, tout en demeurant accolés les uns
jwx autres, et ;quv*près (lessivage ;à l'eau bouillante, se montrent en
groupes ramifiés adhérens aux parois du creuset» Lsuleurite naturelle
possède tdes propriétés optiques singulières, dont l'interprétation a
4ûBùé lieu 4 bien des discussions entre les minéralogistes iet à des
hypothèses diverses. Le produit artificiel les posséda également. Elles
prouveraient à ailes seules que les formes du urinerai -doivent être
rattachées, non à 4a symétrie cubique, comme ou le croyait autre-
fois, mais au système 'du prisme droit à base carrée; cependant,
M. Hautefeuille a su accentuer encore la démonstration en faisant
naître une teucite ferrifère dont tes propriétés optiques sont encore
-plus prenMcées jque celles de laleucite normale, de telle, sorte que
îa solution du problème s'est montrée avjec toute l'évidence pos-
csibte.
On «loi t «score an môme savant ht Bohitâon d'une «aire question
non moins intéressante* Les travaux de Sénanmont, dont nous
avons rendu compte, -avaient montré que lasibce peut être obtenue
à l'élat -cristallisé par voie humide, mais on se demandait, après
cela» si l'intervention de k voie sèche ^devait être considérée
comme Absolument inefficace pour .atteindre le môme but. A la
vérité, la tridymite, variété de silioe cristallisée, avait été observée
-dans les cavités des roebes volcaniques, «mais de fortes raisons
^-portaient & admettre que, méme^dans ce .cas, la vapeur d'eau avait
exercé son action;* on ignorait donc si la tridymite pouvait prendre
naissance au sein dîun. magma de matière fondue. A plus forte
raison, on doutait de .la, possibilité* d'obtenir du quartz par voie sèche.
Sans se laisser décourager par .ces 'données peu <rmssuitantes,
IL Hautefeuille entreprit der*^ 11 fit dis-
•sondrede k silice en poudre dans certains sels alcalins fondus
et maintint le .chauflage à haute température pendant plusieurs
semaines. Au-dessus de la température de fusion de l'argent, la
silice disparaissait pour faire partie d'un atteste; de 1*000 à
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188 REVUE DES DEUX MONDES.
900 degrés, elle se transformait en tridymite ; de 000 à 800 degrés,
elle se convertissait en un quartz à pointemens aigus, qui diffère
de celui de la nature par ses formes allongées ; à 750 degrés, les
cristaux engendrés ne pouvaient plus être distingués de ceux qui
se produisent par voie humide. Enfin, poussant encore plus loin
le succès de son expérimentation, l'habile opérateur fit sortir du
même bain de matière fondue, à la fois, de l'orthose et du quartz.
Sainte-Glaire Deville avait une sorte de prédilection pour les
expériences qui réclament l'emploi de températures élevées, ce
qui explique la faveur avec laquelle il recherchait les procédés
synthétiques fondés sur la voie sèche et le caractère qu'affectent
les principaux travaux de ses disciples ; néanmoins ses tendances
n'étaient pas exclusives. Il s'est aussi servi des méthodes qui ont
pour base la voie humide.
Les cristallisations obtenues parSénarmont au moyen d'un chauf-
fage en vase clos en présence de l'eau n'avaient été expliquées
qu'imparfaitement par leur auteur. Le savant minéralogiste admet-
tait que les substances enfermées dans ses tubes devenaient, à la
température de 300 à 400 degrés, solubles dans la petite quantité
d'eau à laquelle elles étaient mélangées et qu'elles cristallisaient
par refroidissement, à la façon des solutions saturées à chaud sous
la pression ordinaire. On lui objectait que la longue durée du chauf-
fage, nécessaire au succès de l'expérience, n'était nullement justi-
fiée par son hypothèse, et surtout on faisait valoir cet argument
irréfutable que la quantité d'eau contenue dans les tubes était en
tous cas certainement insuffisante pour dissoudre la matière qui
s'y transformait en cristaux. Je me rappelle avoir assisté, dans le
laboratoire de l'École normale, à une intéressante discussion sur ce
sujet entre Sénarmont et Sainte-Glaire Deville. L'illustre directeur
de l'École des mines exposait sa théorie avec une clarté magistrale;
il en faisait valoir la simplicité et l'application facile; sa parole élo-
quente semblait donner plus d'autorité encore aux raisons qu'il
alléguait; mais son interlocuteur connaissait tous les points faibles
de la défense ; chaque brèche de la théorie était mise à découvert
et attaquée. Le débat s'animait encore des réflexions de l'auditoire.
En dernier lieu, Sénarmont trancha lui-même le procès en recon-
naissant franchement que son explication était imparfaite et qu'il
fallait en chercher une meilleure.
Plusieurs années s'écoulèrent ensuite sans que le problème trou-
vât une solution satisfaisante. Enfin Sainte- Glaire Deville, ayant
découvert le rôle joué par lesminéraKsateurs dans les reproductions
artificielles par voie sèche, pensa qu'ils devaient aussi avoir été
mis en jeu dans les synthèses opérées en présence de l'eau. On
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LA REPRODUCTION DES MINÉRAUX. 189
avait à chercher comment une petite quantité de dissolvant pou-
vait effectuer des modifications moléculaires considérables sur une
matière soumise à son influence. Des minéralisateurs exerçant leur
action par voie humide pouvaient seuls rendre compte de tels phé-
nomènes. Développant cette idée, il montra que l'acide carbonique
est le minéralisateur des carbonates insolubles, que l'hydrogène
sulfuré et les sulfures alcalins remplissent la môme fonction auprès
des sulfures métalliques. 11 avait donc trouvé l'interprétation ration-
nelle des résultats synthétiques dus à Sénarmont. Mais ces faits
devaient le conduire lui-même à de nouvelles découvertes. Consi-
dérant aussi l'eau pure comme un minéralisateur, il eut l'idée de la
faire servir à la cristallisation de corps réputés insolubles. Les
substances, telles que le sulfate de baryte et le chlorure d'argent,
qui se trouvent dans ce cas, sont, en réalité, généralement douées
d'une solubilité très faible et plus solubles à chaud qu'à froid.
Quand on les chauffe en présence d'une petite quantité d'eau, elles
se dissolvent entrés minimes proportions, et l'eau abandonne ensuite
par refroidissement, sous forme de cristaux microscopiques, la
majeure partie de ce qu'elle leur a enlevé. Si l'on recommence à
chauffer le mélange, de nouveaux cristaux viennent encore après
refroidissement, par un mécanisme semblable, s'ajouter à ceux qui
proviennent du premier traitement et en augmenter le nombre et
le volume. Enfin, quand l'opération est répétée un grand nombre
de fois,' les cristaux primitifs grossissent peu à peu; bientôt ils
deviennent perceptibles à la loupe, puis visibles à l'œil nu, et sou-
vent ils finissent par acquérir des dimensions notables. Les alter-
natives de réchauffement et de refroidissement sont, dans la pra-
tique, aisément réalisées. Dans le laboratoire de l'École normale,
les matières soumises à l'expérience étaient renfermées dans des
tubes hermétiquement clos, afin d'éviter toute évaporation, échauf-
fées pendant le jour et laissées chaque nuit à la température ordi-
naire. Plusieurs mois et, dans certains cas, plusieurs années ont été
fréquemment nécessaires au succès cherché. Aujourd'hui, cette
méthode ingénieuse, généralisée dans son application, est réguliè-
rement employée dans les laboratoires de chimie, quand on veut
faire cristalliser les précipités nombreux fournis par les diverses
réactions qui s'effectuent en présence de l'eau.
La lenteur des moyens que la nature met en jeu pour produire
les minéraux a depuis longtemps frappé l'attention des géologues,
et, par suite, a fait imaginer plusieurs procédés de reproduction
artificielle fondés sur l'emploi d'actions chimiques faibles, mais
prolongées, se développant à la température ordinaire, sans inter-
vention de la pression, ni d'aucun autre agent à effets violens. Les
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f$0 REVUE DBS TOUX MONDES.
promoteurs de ces méthodes sont principalement A. Becquerel et
M. Frémy. Le premier de ces deux savans a consacré plusieurs
années de sa longue et laborieuse existence 4 l'étude de procédés dont
nous allons indiquer le principe et certains modes opératoires.
On sait qu'un grand nombre de dissolutions salines se décomposent
mutuellement en donnant naissance à un précipité peu soluble.
Généralement, le nouveau corps est une poudre informe dont chaque
grain n'offre souvent aucune trace de cristallisation, même quand
on l'observe au microscope à de forts grosskseœens. La rapidité
avec laquelle la double décomposition s'effectue est un obstacle au
développement de cristaux nettement conformés ; il s'agissait donc
d'atténuer l'intensité du phénomène. Un moyen employé par Bec-
querel consiste à opérer le mélange des deux dissolutions au tra-
vers d'une cloison poreuse en papier non collé, en parchemin ou
en terre cuite. Les liquides actifs filtrent lentement eu travers de la
matière qui les sépare, et alors, de chaque côté, on voit, au bout
de quelque temps, apparaître des cristaux. On peut encore disposer
les deux dissolutions dans des vases distincts et les mettre en com-
munication par un fil de coton ou une mèche d'amiante. Les liquides
montent par capillarité dans l'épaisseur du conducteur poreux
interposé, se rencontrent en son milieu, s'y décomposent et le cou-
vrent de cristaux.
Les procédés utilisés par Becquerel ont été également pratiqués
par M. Frémy pour obtenir diverses substances cristallisées, mais
la synthèse la plus remarquable opérée par lui se rattache aune
autre méthode ; c'est celle du corindon et de ses congénères miné-
ralogiques (rubis, saphir, etc.) qu'il a effectuée en revenant à l'em-
ploi de la voie sèche. Aidé d'un habile industriel, M. Feil, il a pu
obtenir, non plus de simples spécimens de collection, mais de véri-
tables pierres précieuses d'un éclat et d'une beauté incompa-
rables. L'opération a pour fondement la production d'un aluminate
faible et la décomposition ultérieure de oet alumrinate par une
substance siliceuse. La double réaction se fait à la température
du rouge vif. L'alumine s'isole lentement au sein du fondant pro-
duit et cristallise. Après refroidissement du creuset, on recueille
un culot divisé en deux couches : l'une homogène, formée par un
silicate vitreux; l'autre kmelteuse, creusée de géodes remplies de
beaux cristaux d'alumine qui possèdent des teintes rouges ou bleues,
quand les matières mises en oeuvre ontôté additionnées de minimes
quantités de substances minérales colorantes. Ces produits, qui
figuraient à Imposition universelle de 1878, en étaient l'une des
richesses les plus remarquées.
Dans ces dernièresanDées, le laboratoire- de minéralogie de k'Sor-
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LÀ REPRODUCTION DES MINÉRAUX. 191
bonne et celui du Gollége de France, qui jusqu'alors n'avaient point
pris part aux recherches minérales synthétiques, sont venus aussi
apporter un appoint considérable à ce genre d'études. Dans le pre-
mier, H. Friedel, reprenant et perfectionnant la* méthode de Sénar-
mont, a reproduit l'ortbose soit seul, sort accompagné de quartz,
par voie aqueuse, à haute température, sous pression. Dans le second,
les autres feklspaths, dont la synthèse n'avait pas encore été réali-
sée,, ont été obtenus par voie sèche dans des conditions particulières
qui rehaussent la valeur de l'expérience. Essayons en quelques lignes
de retracer les principaux traits de ces deux séries de travaux.
La nature offre l'orthose dans plusieurs sortes de gisemens ; on
l'observe dans des roches volcaniques qui ont été rejetées à la façon
des laves et où sa formation a eu lieu évidemment dans un magma
fondu, analogue à celui dans lequel M. Hautefeuille est parvenu à
le faire artificiellement cristalliser; mais on le rencontre aussi dans
les filons métallifères, associé à des minéraux dont l'origine aqueuse
n'est pas moins incontestable» Cest à l'orthose de cette dernière caté-
gorie de gisemens que répond le produit cristallisé réalisé par M. Frie-
del. L'expérience offre donc un grand intérêt au point de vue géolo-
gique ; elle se fait en chauffant au rouge sombre, en vase clos, pen-
dant plusieurs jours* un mélange de silicate de potasse, de silicate
d'alumine et (Peau. On recueille à la fin de l'opération une poudre
cristalline composée d'un mélange d'orthose et de quartz; les cris-
taux sont assez volumineux pour être soumis aux mesures gonio-
métriques et identifiés par toutes leurs propriétés aux diverses varié-
tés du produit similaire naturel.
Les feldspaths reproduits dans le laboratoire du Collège de France
ont été obtenus par fusion de leurs élémens et recuit consécutif,
pendant quarante-huit heures, à une température convenable, du
magma vitreux qui se forme ainsi. La température de l'opération
doit être inférieure à celle à laquelle fond le minéral cristallisé, mais
elle doit être assez élevée pour ramollir le magma de même compo-
sition. D faut donc que le creuset dans lequel se fait le recuit soit
soumis à une forte chaleur et que cette chaleur soit maintenue long-
temps dans des limites exactement déterminées. C'est ce qui fait la
difficulté de l'opération. On arrive à obtenir des températures éle-
vées et sensiblement fixes en réglant le jet de gaz d'éclairage dont
la combustion sert à chauffer le fourneau et l'apport de l'air qui
fournit l'élément comburant. Le culot qui résulte de la fusion
simple des élémens d'un, feldspath est constitué, avant le recuit,
par un verre limpide et transparent; après recuit, il forme au con-
traire une masse blanche opaque, semblable & un émail ; il a subi
une transformation complète; À l'œil nu, et même à la loupe, ou
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192 REVUE DES DEUX MONDES.
n'y reconnaît encore aucun indice de cristallisation, mais on peut
le tailler en lamelles minces d'un centième de millimètre d'épais-
seur, et alors, en l'observant au microscope, on le trouve composé
de prismes allongés, enchevêtrés dans tous les sens, qui possèdent
la forme et les propriétés optiques des feldspaths naturels.
Outre les feldspaths connus, ces expériences ont eu pour résul-
tat d'amener la reproduction artificielle d'une série d'autres corps de
la même famille contenant de la baryte, de la strontiane ou de l'oxyde
de plomb à la place de la chaux qui y figure normalement. Ainsi s'est
complété un groupe de minéraux dont la nature n'avait fourni que
certains types spéciaux. Enfin, la même méthode a fourni plusieurs
autres silicates cristallisés, et, parmi ceux-ci, quelques-uns de ceux
qui sont les plus fréquens dans les roches éruptives.
Dans les pages qui précèdent on a vu combien sont variés les
procédés qui, tour à tour, ont été mis en pratique pour faire naître
des cristallisations minérales. La voie sèche, avec ou sans addition
d'un fondant, l'intervention de substances volatiles, la voie humide
à diverses températures, avec ou sans pression, ont été employées
avec succès. On doutait jadis de la possibilité de reconstituer de
toutes pièces les minéraux naturels ; actuellement, on est plutôt
embarrassé par la multiplicité des moyens qui permettent d'at-
teindre ce but. Un très petit nombre de corps, parmi les compo-
sés cristallisés qui se rencontrent dans les roches ou les filons, ont
résisté aux tentatives faites pour les reconstituer synthêtiquement;
et, quant à ceux dont la reproduction a été obtenue, il en est peu
que l'on n'ait pas réussi à faire cristalliser par des procédés divers.
11 en résulte, pour le géologue, la nécessité de faire un choix parmi
les données que procurent les recherches expérimentales ; tel pro-
cédé de synthèse doit être immédiatement écarté comme étant
incompatible avec les moyens dont dispose la nature ; tel autre,
dont l'application naturelle est possible, doit être sévèrement dis-
cuté et comparé avec les faits constatés par l'observation ; tel autre
encore peut être accepté tout de suite comme entièrement conforme
dans son mode opératoire aux conclusions des études faites sur le
terrain. En dernier lieu, la géologie a donc le devoir d'exercer un
contrôle rigoureux sur les résultats de la synthèse minéralogique ;
elle doit exiger que les données générales recueillies par elle a priori
sur toutes les particularités de structure, de gisement, d'association
ou d'exclusion mutuelles des espèces minérales soient satisfaites.
Elle impose cette condition, déjà signalée jadis par Sénarmont, que
toutes les circonstances où l'opération naturelle a laissé des traces
caractéristiques, découvertes par ceux qui ont observé, se retrou-
vent dans l'œuvre artificielle de ceux qui expérimentent. La compa-
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LA REPRODUCTION DES MINÉRAUX. 193
raison des données de l'expérience avec celles de l'observation éta-
blit véritablement le lien qui les unit ; elle est donc le couronnement
de cette double série d'études.
Après avoir passé en revue les principaux travaux relatifs à la
synthèse des minéraux, nous jetterons un coup d'œil sur ceux qui
ont eu pour objet la reproduction artificielle des roches. Les cal*
caires nous occuperont tout d'abord. Le carbonate de chaux qui les
compose est l'une des matières les plus répandues dans l'épaisseur
de l'écorce terrestre. Il s'y présente sous les aspects les plus divers,
tantôt en masses grenues ou compactes, tantôt en agrégats nette-
ment cristallins. Sous cette forme, il constitue le marbre. A la fin
du siècle dernier, au moment où la question de la genèse des roches
suscitait de vives controverses entre les géologues, l'origine du
marbre était l'un des points les plus fortement discutés. Werner,
chef de l'école neptunienne, soutenait qu'il s'était formé dans l'eau
par voie de sédimentation, comme tous les autres produits calcaires.
Hutton, chef des plutonistes, prétendait au contraire que c'était du
calcaire transformé sous l'influence combinée d'une température éle-
vée et d'une forte pression. Entre les deux adversaires s'échangeaient
des argumens exclusivement empruntés à l'observation géologique, et
la lutte restait sans issue. Un adepte enthousiaste des idées pluto-
nistes, James Hall, persuadé que l'hypothèse de Hutton était la vraie,
lui proposa, en 1790, d'inaugurer des expériences à l'appui de son
opinion; mais, contre son attente, il éprouva un refus. Hutton crai-
gnait qu'un insuccès accidentel dans des essais de ce genre ne nui-
sit à l'adoption d'idées qu'il considérait comme l'expression rigou-
reuse des faits. C'est seulement après sa mort, en 1798, que les
essais furent commencés. La difficulté d'obtenir des appareils à fer-
meture hermétique en empêcha d'abord le succès. Pour la première
fois, le SI mars 1801, James Hall, ayant chauffé un morceau de craie
dans un canon de fusil exactement clos, parvint à le transformer en
un produit grenu et compact, d'un blanc laiteux. Quelques jours
après, dans les mêmes conditions, il obtint une masse complètement
cristalline, à cassures miroitantes. Enfin, un perfectionnement nou-
veau apporté au dispositif employé lui fournit un marbre pariait,
translucide, rempli de facettes, dont on distinguait à la loupe les
formes anguleuses faisant saillie dans les cavités du culot. Plusieurs
fois, Hall introduisit de l'eau avec la matière calcaire employée et
obtint encore du marbre.
Cette expérience célèbre fut plus tard répétée par divers savans.
Quelques-uns, après avoir d'abord échoué, réussirent même avec
des appareils à fermeture incomplète et firent voir que la produc-
tion du marbre artificiel peut s'opérer encore lorsque l'acide carbo-
ly. — 1883. i3
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lOi ' BEVUE DUS DECX
nique1 provenant de la décomposition du carbonate douchant employé
s'échappe partiellement an dehors. ¥omr que l'opération retirasse,
il suffit que l'acide carbonique mis en liberté demeure «dans ie vase
servant à, l'expérience arec Ose tension suffisante poor empêcher la
décomposition complète du carbonate 4e chaux. La transformation
peut môme s'effectuer chus «ne atmosphère d'acide carbonique à
la pression ordinaire de l'atmosphère* comme l'ont montré G*y-
Lussac et Faraday. Enfin, M. Dfebray a donné Implication dm iait
en le rapportant à des phénomènes de dissociation et proavant que
l'acide carbonique joue dans tous les cas le réèe d'un mméralisa*
teur. Aux températures élevées et susceptibles de variations que
l'on utilise, le carbonate de chaux, en préaenoe d'une atmosphère
d'acide carbonique, éprouve des décompositions et des- recomposi-
tions successives, et, par suite * il se fek un changement dans sa
structure : le calcaire devient marbre.
Le marbre n'est pas la seule variété de «carbonate de chaux naturel
qui soit composé d'élémeos cristallins; descalcaires d'apparence com-
pacte, comme celui, par eiempie, qui constitue certains dépôt* d'eau
douce, sont également formée de cristaux réunis en un tissu serré;
mais ces cristaux sont, en général, tellement petits; que le micro-
scope est nécessaire peur les faire reconnaître* Pour reproduire ces
roches,, il n'est plus besoin d'appareils spéciaux ; leur synthèse sa
fait à la température et sous ht pression ordinaires. II suffit dedôcom-
poser une eau chargée de bicarbonate de chaux en solution, soit
par une simple agitation A l'air libre, soft mieux encore, par l'addi-
tion d'une petite quantité d'alcali dans Pair en contact; on imite
ainsi en l'exagérant une opération que la nature exécute incessam-
ment avec ménagement et lenteur.
Des essais synthétiques ont été aussi mis à profit pour expli-
quer la genèse de la dolomie, minéral qui, dans certaines régions,
forme d'iroposaas massifs pierreux. La dolomie est un carbonate-
doublet de magnésie et de chaux. Sa structure fréquemment caver-
neuse et les conditiooskleses gisemens indiquent qu'elle s'est formée
dans des eaux chaudes et probablement sous pression. Guidé par
cette observation, m est aisément parvenu à la reproduire en chauf-
fant en vase clos, à 200 degrés, du carbonate de chaux en présence
d'une solution d'un sel de magnésie.
Tandis que le marbre et la dolomie sont des roches simples, dont
la reproduction équivaut à celle d'un minéral unique, les roches sili-
catées sont plus complexes; plusieurs minéraux de propriétés très
di&érentea entrent dans leur composition, aussi leur synthèse sou-
lève-t-elle des difficultés plus grandes. L'eau a pris part à la forma-
tion de quelques-unes d'entre elles; celles-là, malgré les tentative»
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LA REPRODUCTION DES MINERAUX. 195
nombreuses faites pour arriver à leur synthèse, n'ont pu jusqu'à
présent être reconstituées artificiellement dans les laboratoires; mais
il s'en est pas de môme pour celles qui prennent naissance bous
J'influence exclusive de la voie sèche* Dans ces derniers temps, on
les a refaites de toutes pièces» de manière à imiter, non-seulement
leur composition minéralogique, mais encore les particularité* .les
plus délicates de leur structure.
Pour arriver à ce résultat, il a fallu surmonter bien des difficultés
pratiques et surtout se dégager de préjugés qui régnaient dans la
science et parai) saient à l'avance les expérimentateurs, en leur ôtant
tout espoir de succès. Les voix les plus autorisées proclamaient à
l'envi l'impossibilité de refaire des roches* Comment imaginer que,
dans un creuset contenant seulement quelques grammes de matière,
on parviendrait à reproduire des associations cristallines identiques
à celles que les volcans vomissent, à chaque éruption, en masses de
plusieurs millions de mètres cubes? Cette méfiance des forces à
mettre en jeu s'appliquait particulièrement aux pressions et aux
températures. On comparait volontiers ces impossibilités à celles qui
arrêtent encore les physiologistes en quête d'une production artifi-
cielle de la cellule organique élémentaire. Parmi les nombreux faits
qui préoccupent le monde savant, la genèse des associations miné-
rales qui composent ks roches éruptives demeurait avant tout un
sujet d'étonnement et d'admiration ; les réflexions les plus profondes
n'arrivaient pas à faire comprendre comment un magma homogène
donnait simultanément naissance à diverses substances cristallisées.
La nature avait résolu le problème, mais elle semblait s'être enve-
loppée d'un mystère impénétrable. Des écrits publiés, il y a quel-
ques années à peine, par les savans les plus compétens de ffcurope,
exposaient encore dans toute leur force ces doctrines énervantes»
Cependant des tentatives pour arriver à la synthèse des roches
éruptives ont été faites en Ecosse par James Hall, dès la fin du siècle
dernier. U les avait entreprises pour mettre à l'épreuve certaines
'Opinions de sou maître, Hutton, sur l'origine des roches cristallines.
Celui-ci considérait la reproduction des roches vitreuses comme
sodé réalisable; l'industrie humaine ne pouvait, suivant lui, fournir
antre chose que des verres ou des scories informes. Ainsi, le chef
de l'école plutonique lui-même ne croyait pas possible la synthèse
par voie ignée des roches éruptives les plus communes. Malgré eela,
lames Hall fit fondre dans un creuset de graphite différentes roches
naturelles avec l'idée de les régénérer : des basaltes, des laves d'Is-
lande, de l'Etna, du Vésuve. U constata que, si par un refroidisse-
ment bnisque, on obtient des verres, un refroidissement lent anèène
la formation de masses rugueuses offrait te indices de cristalli-
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196 REVUE DES DEUX MONDES.
nité. Ce dernier résultat n'était pas des plus nets et Ton comprend
très bien, à l'inspection des produits de James Hall, qu'il n'ait pas
convaincu ses contemporains; de nos jours même, en employant le
microscope et les autres moyens d'examen que la science a fait
découvrir depuis lors, on n'aperçoit dans les culots extraits de ses
creusets que des squelettes de cristaux englobés au sein d'une
masse prépondérante de substance vitreuse.
L'insuccès de James Hall fut attribué à la quantité trop petite de
matière sur laquelle il avait opéré. C'est pourquoi l'un de ses com-
patriotes, Gregory Watt, entreprit des recherches analogues, en
employant des proportions beaucoup plus considérables de basalte.
Le poids de la roche traitée atteignait 700 livres. La masse en expé-
rience avait im,20 de longueur, 0-,80 de largeur et 0m,50 d'épais-
seur. La fusion se faisait dans l'un des fours d'une usine à cuivre ;
elle durait six heures et le refroidissement se prolongeait pendant
huit jours sous un manteau de charbon qu'on laissait se consumer
lentement. Dans le mémoire qu'il a publié, Gregory Watt décrit les
produits successifs de ce long refroidissement. Le verre noir se charge
d'abord de globules grisâtres, disposés en traînées allongées. Les
globules augmentent ensuite de volume; leur diamètre atteint
0m,06 et leur structure est nettement radiée. Puis la matière com-
prise entre eux devient pierreuse ; enfin, elle acquiert une structure
grenue. La masse est envahie par des lamelles cristallines minces,
dont quelques-unes ont 0m,001 de longueur ; sa densité et son
pouvoir magnétique ont augmenté notablement. Ce qui ressort de
cette remarquable expérience, c'est la possibilité d'obtenir des pro-
duits cristallins par un recuit prolongé d'une roche naturelle fon-
due. L'incertitude des résultats tient surtout à l'imperfection des
moyens alors utilisés pour déterminer les minéraux formés et pour
constater leur mode d'agencement.
Pendant plus d'un demi-siècle, James Hall et Gregory Watt n'ont
pas eu de successeurs. En 1866, H. Daubrée, étudiant la question
de l'origine des météorites, effectue une longue suite de recherches
ayant pour but leur reproduction artificielle. Il fond et soumet à un
recuit prolongé plusieurs roches terrestres analogues par leurs élé-
mens minéralogiques aux produits planétaires. 11 opère également
sur des mélanges chimiques de même composition, et, dans tous ces
cas, obtient des produits nettement cristallisés. Il conclut de ses
expériences que les météorites sont désormais imitées dans les
traits généraux de leur composition et que plusieurs détails intimes
de leur structure se trouvent même reproduits ; mais certaines par-
licularités qu'il remarque dans les matières résultant de ses essais
l'arrêtent quand il s'agit d'établir une assimilation complète.
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LA REPRODUCTION DES MINÉRAUX, 197
Tel était l'état de la science des synthèses minérales, lorsqu'en
1878 commencèrent dans le laboratoire de géologie du Collège de
France les travaux qui ont abouti à la reproduction de presque toutes
les roches d'origine ignée. Le titulaire de la chaire et un ingénieur
distingué du corps des mines, H. Michel Lévy, sous-directeur du
laboratoire, ont travaillé de concert à cette œuvre importante. Plu-
sieurs conditions favorables ont contribué au succès de leur entre-
prise. L'un et l'autre, adonnés depuis plusieurs années aux études
pétrographiques, connaissaient à fond les méthodes nouvelles d'in-
vestigation microscopique, et, par conséquent, pouvaient surmon-
ter les obstacles qui, dans la détermination des résultats, avaient
arrêté leurs devanciers. Gomme moyens pratiques, ils disposaient
des appareils de chauffage perfectionnés dont la chimie a récem-
ment enrichi les laboratoires. Enfin, l'examen attentif des roches
volcaniques leur avait manifesté clairement la puissance de la voie
ignée pour produire des cristallisations et montré que, pour atteindre
ce but, il n'était besoin, ni d'une chaleur excessive, ni d'aucun agent
mystérieux. Us savaient que tous les silicates des roches éruptives
fondent à une température inférieure à celle de la fusion du pla-
tine ; par conséquent, le laboratoire du Collège de France possédait
des moyens de chauffage suflisans pour procurer la chaleur néces-
saire à la cristallisation de ces corps. Toute la difficulté des expé-
riences consistait dans le choix de la température à employer ; mais
ce choix peut être déterminé par des données positives. Un silicate
quelconque, après fusion et refroidissement, se transforme en un
verre qui fond à une chaleur moindre que le minéral auquel il doit
son origine. Si l'on veut régénérer un de ces corps, arriver à sa
cristallisation en partant de ses élémens chimiques, il faut effectuer
le recuit du mélange à une température plus basse que celle de la
fusion du minéral cristallisé et plus élevée que celle de la fusion du
même corps réduit à l'état vitreux. Ces limites entre lesquelles
doit être maintenu le chauffage du creuset sont variables d'une
espèce à l'autre et souvent très resserrées. Tel minéral ne peut cris-
talliser qu'au rouge sombre ; tel autre exige au contraire la chaleur
du rouge blanc et ne peut se former parfois que dans des condi-
tions où le platine des creusets commence à se ramollir. Il semble
d'après cela que, lorsqu'il s'agit de refaire artificiellement une roche
formée de cinq ou six corps appartenant à des espèces distinctes,
le problème à résoudre soit des plus compliqués; cependant la pra-
tique démontre qu'en général deux stades de chauffage suffisent.
Pour le basalte, par exemple, qui est composé de minéraux très iné-
gaux au point de vue de la fusibilité, on opère dans un premier
recuit au rouge blanc la cristallisation du fer oxydulé et du péridot,
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198 REVUE DES DEUX MONDES.
et Ton obtient, dans un second recuit au rouge cerise, celle des
autres minéraux de la roche. Les ' observations pétrographiques
prouvent du reste que c'est ainsi qu'opère la nature.
La longue durée de ces expériences et ia possibilité dT en inter-
rompre le cours à chaque instant permettent d'en suivre les phases
et d'assister, pour ainsi dire, à la formation des groupemens molé-
culaires. Tantôt, les cristaux grossissent lentement, dépouillant peu
à ptu la matière ambiante des èlémens chimiques nécessaires à leur
constitution ; tantôt, ils se forment brusquement, après qu'un recuit
prolongé a préparé les élémens de leur organisation. Les uns crois-
sent par addition de couches concentriques; d'autres montrent
d'abord les linéamens de leurs contours et postérieurement en com-
blent l'enceinte. Souvent ils englobent des bulles de gaz et des par-
ticules du magma vitreux qui les engendre, imitant en cela ce qu'on
observe dans les roches naturelles. Les minéraux les plus réfrac-
taires cristallisent les premiers et les antres se développent succes-
sivement dans l'ordre inverse de leur fusibilité.
Les associations minérales qui ont été le fruit de ces travaux sont
identiques aux principaux types des roches volcaniques; elles en
ont la composition et la structure; mais ce qui donne surtout de
l'importance à ces synthèses, c'est qu'elles ont été produites dans
des conditions imitant fidèlement celles que la nature met en œuvre ;
elles sont ainsi un exemple frappant des services que l'expérimen-
tation peut rendre à la géologie.
Une dernière considération doit ici fixer l'attention du lecteur.
Quand on parcourt la liste de ceux qui ont travaillé aux recherches
synthétiques minérales, on n'y lit guère que des noms français. Cette
remarque n'a pas échappé à la sagacité des commentateurs étran-
gers et, à diverses reprises, ils s'en sont faits les interprètes, s'éton-
nant du cachet national particulier que présentait ainsi une branche
de science. 11 est évident que la raison du fait est de nature psy-
chologique et ne peut être cherchée que dans le caractère propre à
notre race ; elle parait réskier dans l'instinct secret qui, de l'étude
des phénomènes, nous conduit rapidement à la recherche des causes
et nous presse hâtivement de savoir le pourquoi des données de l'ob-
servation. Notre génie scientifique national répugne à l'idée d'ac-
cumuler une masse de faits sans tenter d'en pénétrer le principe.
Cette tendance peut entraîner quelquefois à des hypothèses hasar-
dées, mais on doit reconnaître, d'autre part, qu'elle offre de sérieux
avantages quand elle inspire des expériences synthétiques comme
celles dont nous avons esquissé le tableau^
F, Fouqué*
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LE
LIV8E DE ï. LE DUC DE BBOGLIE
R FKÉDËHIC II ET MAHHMTHËRÈSE
A peine l'empereur -Charles VI euU'û succombé, le 20 octobre 17Ù0,
à aae indigestion de ihampignooa, que Maurice de Saxe écrivit aa
comte fie Brûhl : « Voilà le brouillamini général, j'ai une part à y
prendre. 9 Ce qu'écrirait Maurice de &axev tout le monde le pensait;
il était alors peu de gouveraeraeas qui ne s'occupassent de calculer
leurs ehaoces, 4e rechercher «e qu'ils pouvaient avoir à perdre ou i
gagner 4aus cette affaire. L'histoire moderne n'offre guère de spectacles
plus dramatiques que l'orageuse mêlée k laquelle donna lieu J'ouver-
tum de la secoesaion de Charles VI. L'importance desévénemens, la
phy*k>n<M*ie originale 4as principaux acteurs,, la grandeur des carac-
tères et des ^uie^loutxeacDiuità doaner plus d'iiuérêtà ceue époque
de crise et de confusion, <qui a produit de graves changpmens dans 1a
comtiûitien politique de l'Europe. D'un cbti* une jeune souveraine
qui; abandonnée du ciel et des hommes et sentant la terre manquer
soms «es pieds, oppose aux trahisons de la fortune la, plus héroïque
fenneté 4'***, travailla sans relàehe nont-seulameat à a'assnrer la
ponasaon 'de se*états héréditaires» mais à placer la couronne impé-
riale sur la tête d'un disgracieux mari qu'elle prend sous la proteciion
de ses grâces; d'autre part, un roi de vingt-huit ans tenu jusqu'à son
avènement à l'écart de tout et révélant dès ses débuts un génie poli-
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200 REVUE DES DEUK MONDES*
tique qu'égalera bientôt son génie militaire, ua lettré, un parnassien,
un joueur de flûte, un apprenti philosophe sous lequel on voit percer
subitement un ambitieux sans peur, sans vergogne et sans remords,
et qui, semblable à un jeune épervier impatient d'essayer ses forces
et pon bec, fond de plein vol sur sa proie, la couvre de ses ailes, la
tient si fortement dans ses ongles qu'il faut désespérer de la lui arra-
cher, les principaux états allemands entrant en appétit et réclamant
leur part dans la curée, l'Angleterre et la France se mêlant à cette
aventure, un inextricable conflit de convoitises et de jalousies, des
manœuvres, des prétentions avouées ou inavouables, les fils entre-croi-
sés de mille intrigues contraires, voilà ce que vit l'Europe en 1741, et
assurément aucun sujet n'est plus propre à tenter un historien.
Pour écrire le beau livre où il a raconté les débuts de Frédéric et de
Marie-Thérèse, les premières passes d'armes de leur grand duel et le
rôle qu'y joua la France, H. le duc de Broglie a mis à profit non-seu-
lement les plus récentes publications des chancelleries de Berlin et de
Vienne, mais les correspondances inédites des agens français qu'il a
patiemment interrogées et compulsées aux archives des affaires étran-
gères (1). Il faut lui savoir gré également et de l'abondance des infor-
mations qu'il a recueillies et de l'usage discret et sobre qu'il en a fait.
Il n'a pas oublié un moment que l'histoire est un art autant qu'une
science, il a su se défendre de cette intempérance du détail inédit qui
est une des maladies de notre temps. Il a semé à la main, non à plein
sac, il n'a eu garde de tout dire et de vider ses tiroirs. Si riches que
fussent les documens dont il disposait, il n'a sacrifié à la tentation
d'en user ou d'en abuser aucune des qualités maîtresses qui font l'his-
torien, l'ampleur du récit, le sentiment des proportions et de l'ordon-
nance, les vues d'ensemble, la philosophie des événemens.
Si nous louons en lui ce mérite, ce n'est pas qu'il loi en ait coûté
beaucoup de se contenir ou de s'abstenir à propos; il y a un peu de
vertu dans tous les grands talens. Mais ce sont des vertus rares aujour-
d'hui que le goût et le choix. Jamais on ne poussa plus loin l'amour
des minuties, jamais on ne se donna plus de peine pour graver dans
la mémoire des hommes une foule de choses parfaitement dignes
d'être oubliées. Les écrivains qui ont le courage de retrancher l'inutile
de leurs arbres à fruit sont peu nombreux, et ceux qui nous invitent
à dîner sans nous faire passer par la cuisine le sont encore moins. Il
semble que le xa* siècle, qui a commencé par le romantisme et la
philosophie, soit destiné à finir par le commérage. Il convient à un
historien de n'être ni romantique ni commère, de posséder ce bon
(1) Frédéric II $t Marie-Thérèn d'après des document nouveaux, 17104742, ptr le
duc de Broglie; Calmann Lévy, 1883.
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FRÉDÉRIC II ET MARIE-THERESE. 201
sens qui voit de haut et qui résume. Le grand Frédéric, qu'il est per-
mis de citer à ce sujet, puisqu'il est question de lui dans cette affaire,
écrivait un jour à l'un de ses ministres, qui attachait trop d'impor-
tance à des puérilités de procédure: «Je me ressouviens d'un conte du
Boocalin qu'un homme qui voulait aller de Rome à Tusculum s'amusa
à vouloir faire taire toutes les sauterelles qu'il trouva dans son che-
min; un autre, qui allait au même endroit que lui, laissa crier les
sauterelles et y arriva. Imitons le dernier de ces voyageurs et pous-
sons à notre but sans nous embarrasser des bagatelles. » M. le duc de
Broglie n'a refusé à la curiosité de ses lecteurs ni les détails agréa-
bles ni les anecdotes piquantes; mais il s'est occupé surtout de pous-
ser au but et d'arriver à Tusculum, laissant à tel historien allemand
qui a traité le môme sujet que lui le soin de compter les saute-
relles.
Un autre mérite, que nos voisins d'outre-Rhin ne sauraient lui con-
tester sans injustice, est l'impartialité. Mais il est bon de s'entendre
sur ce point. Demander à un historien de ne rien aimer et de ne rien
haïr, c'est lui demander de sortir des conditions de la nature humaine,
de se tenir au-dessus ou au-dessous. Exiger qu'il n'ait ni sympathies
ni antipathies, c'est vouloir qu'il n'ait ni chaleur d'âme ni caractère et
qu'il n'en mette point dans ses récits comme dans ses portraits. M. de
Broglie préfère résolument Marie-Thérèse à Frédéric II, et il ne s'en
cache pas; mais cette préférence, qu'on la blâme ou qu'on l'approuve,
qu'on soit disposé ou non à la partager, ne l'a jamais induit en tenta-
tion de violenter les faits ou de forcer les témoignages, et il serait dif-
cile, croyons-nous, de le convaincre de quelque péché soit d'omission,
soit de commission contre la sainte vérité de l'histoire, qui lui est plus
chère que la reine de Hongrie.
Le plaisir de comprendre et d'expliquer est le plus savoureux de
tous pour le véritable historien et lui sert de préservatif contre l'en-
traînement de ses passions ou de ses partis-pris. Le naturaliste qui
étudie un serpent à sonnettes h'a garde de le classer parmi les êtres
pernicieux dont il importe d'éviter soigneusement la rencontre; il ne
lui reproche ni les crimes qu'il a pu commettre ni la puissance de son
venin capable de tuer un homme en quelques heures. Il cherche à se
rendre compte de sa structure, de ses formes trapues, de la grosseur
de sa tète, de son museau court, de l'épaisseur de ses écailles, de
l'agencement de sa queue formée de pièces cornées qui se meuvent
les unes sur les autres. Il découvre dans la composition organique de
ce monstre une harmonie qui l'enchante; il est tenté de s'écrier :
« Quel beau monstre 1 » L'homme qui a des yeux d'artiste a beau aper-
cevoir dans le monde beaucoup de choses qui blessent ses sentimens
ou révoltent sa morale, il ne laisse pas de goûter infiniment le spec-
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302 wure bus dbux motobs.
tarife mêlé de la* vie humaine avec ses eeuftafoos, ses ombras et ses
himièree, et quand il lui arrive de rencontrer un coquin de )a grande
espèce, possédant toutes les qualités, tous les talens, toutes les vertus
de Fôoétat, il ne renonce pes à to juger, mais il ne peut s'empécker
de se dire : « Quel beau coquin ! » et it se surprend 4 souhaiter Ans
le secret de son cœur que )a race ne s?en perde pas.
n y a del'artisteoudu naturaliste «dans le véritrfbte historien? la
sévérité de ses jugemens est tempérée par rameur que lui inspire son
sujet, et la joie quTû éprouve à comprendre ce qull n'aime pas te lui
fait presque aimer. On raconte qu'un sectaire de grand mérite, qui a
écrit une volumineuse histoire de la réfbrmation, disait un jour à l'il-
lustre LéopoW Ranke en hri donnant l'acccrtade : «c Nous pommes dou-
blement confrère*, étant l'on et l'autre historiens et protestans. — Ah !
permettez, monsieur, répliqua vivement M. Ranke, il y a entre nous une
grande différence; vous êtes plus protestant qu'historien et je suis
plus historien que protestant. » Un témoignage que les Allemands de
bonne foi rendront à M. le duc de Broglie, c'est que, si attaché qu'il
soit aux intérêts de son pays, quand il écrit l'histoire, il est encore plus
historien que Français.
Il Pa prouvé dans ph» d'une page fort éloquente, où il explique
avec une loyale franchise les causes du mauvais vouloir que les Alle-
mands du xvi ii» siècle portaient à la France, les justes sujets de défiance
et de rancune qu'on leur avait donnés. 11 y rappeHe que « Richelieu
avait toujours su conserver à son intervention dans les affaires alle-
mandes ce caractère de modération qui, combiné avec l'énergie de ses
actes, faisait la véritable originalité de son génie, » qu'en soutenant
les protestans ce grand ministre ménageait la conscience et la dignité
des catholiques, qu'il ne traitait jamais de haut ceux qulte secourait
de ses deniers ou de ses soldats, qu'il leur épargnait toujours ces airs
protecteurs, ces paroles de bienveillance superbe qui transforment les
services en injures. Ce fat Louis XIV qui fit tout le mal, parce qu'il
n'avait pas le génie politique et qu'il sacrifia trop souvent le profit à
l'éclat et à la montre, les intérêts de l'état aux solennelles jouissances de
son orgueil. Plus que toute autre nation, l'Allemagne eut à souffrir de
sa vautté fastueuse. « Durant un demî-siècle, Louis XIV avait fait pas-
ser tant de fois le. Rhin h ses armées, sans nécessité et sans prétexte,
fait pHyer si cher son alliance à ses amis et sentir si rudement sa puis-
sance à ses adversaires, gravé le souvenir de ses exploits en termes
emphatiques sur tant d'arcs de triomphe, qu'à force de froisser Fa «tour-
propre, qui ne dort jamais, il avait fini par réveiller le patriotisme
assoupi. s
Copiant de fâcheux exemples, grands ou petit* seigneurs, bourgeois,
luttrés, aggravaient Pefet des maladroites hauteurs du uouverain par
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FRÉDÉRIC 11 £T MAJUE-THERÈS&. 203
l'impertinence de leurs procédés et de leurs propos» de leurs persi-
flages et de leurs brocards. « Quand un prioce ou un eavoyé allemand
faisait son entrée à rCEil-de-Bœuf, c'était parmi les petita-iuattres à
qui irait le lendemain amuser les belles dames dans les ruelles de
bonne compagnie aux dépens de son costume burlesque, de se* ma-
nières empesées, de la profondeur de ses révérences et de. la lourdeur
de son accent. » La fatuité est de tous les vices de l'esprit le plut sot
et le plus coûteux. La nôtre nous a fait beaucoup de tort, noue l'avons
payée très cher. Nous en voilà presque guéris, espérons que c'est pour
toujours.
Personne n'a mieux expliqué que M. de BrogUe l'immense popula-
rité que pouvait se promettre le premier prince allemand qui se senti-
rait de taille à regarder la France en face. Pour n'exciter ni jalousies
ni ombrages ni complots contre sa gloire, il importait qu'un tel prince
ne fût ni un fils d'Autriche, ni un prétendant au saint- empire, ni un
catholique zélé, ni un protestant fanatique, mais il fallait austri qu'il
imposât le respect par ses grandes actions et par l'audace de ses entre*
prises, qu'il fût un enfant gâté de la fortune, qu'il eût conquis sa place
parmi les puissans et le* victorieux a Supposez de plus qu'au génie
politique et militaire cet homme privilégié joignit le don d'écrire et de
penser à l'égal des plus grands maîtres de la philosophie, supposez
qu'en particulier il excellât dans l'art terrible de manier la satire et se
plût k en faire usage pour retourner ce fer empoisonné dans les chairs
et dans le cœur de ceux-là même qui s'en étaient longtemps servis
contre sa patrie? supposez, que tour à tour infidèle allié et. heureux
ennemi de Ja France, il fît pendant un demi siècle de nos rois, de nos
ministres, de nos généraux, de nos diplomates, te point de mire de sas
épigrammes réy>étées par tous les échos de l'Europe... quel change-
ment de scène inattendu 1 Quel renversement de tous les rôles 1 Pour
l'orgueil allemand, quel retour de tant d* disgrâces 1 Pour la vanité
surtout, quelle revanche de tant de blessures 1 » Quand on est capable
de rendre une si éclatante justice à ce qu'on n'aune pas, on est quitte
envers sa conscience, et gui pourrait douter aprè* cela que M. d« Bro-
glie n'ait la raiaon assez haute pour ne point déprimer ni ravaler les
grands hommes qui lui déplaisent, assez de dégagement d'esprit pour
pouvoir admirer les serpeos à sonnettes?
C'est une partie considérable du talent de L'historien que Part de
soulever les questions» de les poser nettement, de les discuter et d*
les résoudra. Sans adopter de tout point les conclusions! de M. le dae de
BrogUe, tous ses lecteurs demeureront d'accord qu'il a traité de main
de maître et débattu avec autant de méthode que d'autorité Los deux
questions que voici : Quelle étah pour la France la meilleure conduite à
suiv/e dans iaguerre de la «accession d'Autriche* De quel nom cm-
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204 REVUE DES DEUX MONDES.
vient-il de qualifier la défection de Frédéric, qui, plantant là sea
alliés, les laissant porter seul le poids du jour, se ménagea en 1742
une paix séparée avec l'ennemi commun et se retira sous sa tente, la
conscience tranquille, le cœur en joie et les mains pleines ?
En 1740, la France pouvait choisir entre l'alliance de la Prusse, celle
de l'Autriche ou la politique expectante. Quel que fût son choix, dans
quelque combinaison qu'elle entrât, elle avait à se garder de l'Angle-
terre, sa jalouse rivale, sa mortelle ennemie d'alors, qui, désireuse
de s'assurer la souveraineté des mers, était toujours prête à ameuter,
à coaliser l'Allemagne contre l'héritier et l'héritage du grand roi. Si la
France, au lieu de lier partie avec la Prusse, avait épousé la cause de
Marie-Thérèse, le roi d'Angleterre se serait souvenu qu'il était élec-
teur de Hanovre et que Frédéric défendait les libertés du corps ger-
manique contre la puissance impériale. Frédéric y comptait bien,
c'était là-dessus qu'il tablait, et il n'était pas homme à négliger aucun
des atouts qu'il avait dans son jeu. Il était certain que le jour où il
romprait son pacte avec la France, l'Angleterre viendrait à lui; aussi
la ménageait-il, sans qu'il lui en coûtât autre chose que d'artificieuses
coquetteries, et personne, comme on sait, ne s'entendait autant que
lui à cajoler les gens, à les amuser par de belles paroles, à les effrayer
par de fausses menaces, à les reprendre par des caresses qui, succé-
dant aux rebuffades, n'en avaient que plus de douceur et plus de prix.
Les hommes étaient pour ce grand musicien un instrument dont il
jouait comme de la flûte. « Tâchez cependant de flatter Hyndford, écri-
vait-il à son ministre d'état, le comte de Podewils, et de nous le con-
server; c'est un escalier dérobé qui peut servir en cas d'incendie...
lorsque nous n'aurons plus d'autre saint auquel nous vouer. »
Dans de telles conjonctures, l'alliance autrichienne avait sans doute
ses avantages, mais elle offrait de graves inconvéniens et ne promet-
tait qu'un profit douteux. H. de Broglie a rendu un juste hommage au
caractère comme à l'intelligence supérieure de Marie-Thérèse, et nous
ne voudrions pas retrancher un mot à l'éloge qu'il fait de ses grandes
qualités. Mais, on l'a vu vingt ans plus tard, Marie-Thérèse était une
amie peu commode et peu donnante; la générosité n'était pas au
nombre de ses vertus. Avec ses beaux yeux d'un bleu sombre, sa cheve-
lure bouclée, le charme de son sourire, ses dents éblouissantes, le par-
fait ovale de son visage, son cou de cygne et toutes ses grâces, c'était
une de ces femmes adorables et blondes, qui pèsent lourdement au
bras sur lequel elles s'appuient; aussi faut-il y regarder à deux fois
avant de le leur offrir. Elle aimait à prendre, quoiqu'elle pleurât quelque
fois en prenant; mais elle aimait aussi à retenir ce qu'elle avait fait
mine de donner, et elle s'entendait à exploiter ses amis. M. de Broglie
raconte qu'elle avait poussé la naïveté jusqu'à demander à Frédéric sa
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FRÉDÉRIC II ET MARIE-THERÈSE. 205
voix et son appui pour le grand-duc dans le collège électoral , « en
lui promettant en récompense son éternelle affection. » Elle perdit
bien vite sa naïveté, mais elle conserva l'habitude de croire qu'elle
récompensait suffisamment ses alliés par son éternelle affection,
qu'ils devaient s'en contenter.
Frédéric craignait que le cardinal de Fleury ne fût jaloux de ses
agrandissemens et ne rêvât de partager l'Allemagne entre un certain
nombre de roitelets qui se tiendraient en échec les uns les autres :
Lauter Kleine Hcrren, Regulos zu haben und einen mit dem anderen xu
balanciren. La reine de Hongrie redoutait encore plus que lui la pré-
pondérance française, et dans la guerre de sept ans, la France, fort
empêchée de défendre ses colonies contre les âpres convoitises de
l'Angleterre, dut au mépris de ses intérêts dépenser le plus clair de
ses ressources en d'inutiles efforts pour rendre la Silésie à l'Autriche :
— « On aime ici le roi de Prusse à la folie, écrivait Bernis en avril
1758, parce qu'on aime toujours ceux qui font bien leurs affaires ; on
déteste la cour de Vienne, parce qu'on la regarde comme la sangsue
de l'état. » H. Sorel remarque, en citant ce passage, que l'expression
n'était pas trop forte, que Marie-Thérèse usait de tous les moyens et
de tous les argumens pour arracher au cabinet de Versailles son der-
nier homme et son dernier écu, que son jeu semblait être de démem-
brer la Prusse et de ruiner la France du même coup (1). L'amitié de
Marie-Thérèse nous a coûté très cher, nous l'avons .payée de la perte
de tout notre empire colonial.
Le roi Louis XV avait beaucoup d'esprit, mais par malheur il avait
encore plus d'indifférence, et les indifférons ne sont bons à rien. M. de
Broglie rapporte un mot de ce tristç souverain qui témoigne de son
inutile perspicacité. Comme on s'entretenait, à Versailles, de la mort
de l'empereur Charles VI et du parti qu'il convenait de prendre, le
roi, d'abord silencieux, finit par dire de son air de langueur accou-
tumé : « Nous n'avons qu'une chose à faire, c'est de rester sur le mont
Pagnote. » A quoi l'un des assistans répliqua : « Votre Majesté y aura
froid, car ses ancêtres n'y ont pas bâti. » L'historien a bien raison
d'ajouter qu'on reconnaît dans ce mot trivial Louis XV tout entier,
« avec cette justesse de coup d'œil et ce sens pratique dont la nature
l'avait doué , qualités précieuses dont la France ne profita jamais,
parce que pour être dignes d'un roi, il leur manqua toujours d'être
relevées par un souffle de générosité et soutenues par un ressort éner-
gique de volonté. »
Dans l'état des choses, la politique expectante était la plus sage et la
meilleure. Mais la passion d'abaisser la maison d'Autriche l'emporta
(1) B*tai$ <f histoire «t de critique, par Albert Sorel ; B. Pion, 1883, p. 149.
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206 BEVUE DBS DEUX MONDES.
sur le calcul et te bon sens, et le cabinet de Versailles régla sa con-
duite « sur une tradition mal comprise, devenue l'objet d'un faux point
d'bonnear. » Il eût été de son intérêt de se réserver, d'attendre
patiemment qu'on eût besoin de lui et de se faire acheter son
intervention en stipulant le prix qu'il en demandait, d'est ce qu'un
homme d'état de nos jours appelait dédaigneusement la poitique de
pourboire ; elle a souvent ses avantages et Richelieu ne la dédaignait
pas. Mais pour se mettre en mesure de profiter des èvénemens, il
aurait fallu s'occuper d'avoir une excellente armée, capable de suffire
à tout, un trésor bien garni, une administration vigilante et ferme.
Que sert d'attendre Poccasion si elle ne vous trouvé pas prêt? On a
vu naguère un souverain qui espérait les plus beaux bénéfices de la
politique expectante. Quand vint le moment d'imposer sa médiation,
ses ministres lui représentèrent qu'il n'avait pas un corps d'armée à
envoyer sur le Rhin. Il avait dit : « M. de Bismarck est le brochet qui
mettra les poissons en mouvement, et nous pécherons. » Le brochet
a mangé les poissons et le pêcheur n'a rien pris.
En se faisant le complice et le suppôt de l'envahisseur de la Sttè-
sie, le cabinet de Versailles jouait gros jeu. Mais on peut croire que son
imprudence eût produit de moins fâcheux résultats si i avait mis plus de
vigueur dans son action. Au moment décisif, Frédéric eût été forcé de
compter avec lui. Le jeune conquérant n'avait pas l'esprit tranquille à
ce sujet, sa Correspondance poHtique en fait foi. Il subissait ralliante
française par nécessité, mais il la goûtait peu. Il craignait « de tirer
les marrons du feu et que l'heureuse fin de la guerre ne rendît la
France l'arbitre de l'univers. » 11 redoutait « son despotisme imman-
quable. »
En poitique, la façon de faire les choses est encore phis importante
que les choses elles-mêmes, et il n'est pas de conjonctures dont un
gouvernement avisé et résolu ne puisse tirer parti. Malheureusement
le ministre dirigeant de la France n'approuvait pas la combinaison à
laquelle on s'était yrrêlé, il s'y prêtait à contre-cœur, il ne lui donnait
« qu'une adhésion silencieuse et mélancolique. » M. le duc de Broglie
a fait du cardinal de Fleury un portrait en pied d'une ressemblance
achevée et d'une malice presque cruelle* Il nous montre « ce vieux
prêtre, que ne recommandait ni le talent ni la naissance, sortant à
petit bruit du fond d'une sacristie, s'oectipant de faire durer sa puis-
sance autant que ses années, savourant les hommages qu'on rendait
de toutes parts au Nestor de la politique, recevant de tous les souve-
rains et de tous les ministres de l'Europe des lettres flatteuses, les
écoutant les toux baissés, dans cette attitude de jouissance modeste
qu'un prélat mondain sait garder à l'autel devant l'encensoir. » S'étant
tiré avec succès d'une guerre qu'il, n'avait faite qu'en troublant,
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FfUBBBIUC II EX MAlIft-TUÉRÈSE. 207
*éttnaè des»/ bonne fortune, il se défiait de l'avenir, s© souciait médio-
<xednent de remettre enjeu. « Sa reaommée, tardivement acquise; lui
semblait, comme sa vieiilessB merveilleusement prolongée, un bien
fragile qui ne tenait qu'à un souffle ai que la moindre secousse pou*»
fait faire tombe* ta pooaaiôrew » A If âge où iè ne s'occupait que de
rivre sans déchoir, on lui imposait denoerveHes chances à courir, une
aventure qui lui paraissait pleine d'incertitudes, de hasards et de
dangers* et il s'écriait t « Je buis, comme dit l'Écriture, in medio pruvx
tt pûrvertâe mlionisi »
Bte toutes les fautes que peut commettre un soufrai» la plus grave
est de charger de l'exécution de ses plans un minisire qui les désap-
prouve, qui les déclara « contraires, à ses goûts et à sea principes; »
c'est une erreur que la fortune ne pardonne jamais. On ne fait bien
çue ce qe'oa ai nie» et de quoi qu'il s'agisse, il faut être amoureux de
son œuvre; fes amoureux seuls ont cette violence qui ravit noo*seule-
ment le royaume du ciel, mais le& couronnes de la terre. Un ministre
attelé à une besogne qui lui déplaît n'en souhaite que modérément le
succès qui lui donnera tort, il se console d'avance d'un avortement qui
lui donnera raison et le droit de s'écrier : « Ne vous i'awais*-je pas
dit? » 11 est fertile en objections, riche en difficultés, il marchande, il
chipote, il ne prend que des demi-mesures, et faire les choses à moitié
est la pire conduite qu'on puisse tenir en ce monde mieux : vaut ne
rien faire du tout.
En 1740, la France conduite par une main sénile qui ne touchait à
la pftte qu'à regret et avec répugnaBce, ne fit rien qu'à moitié et se
lança dans d'ineatricabWs embarras, fournissant des prétextes et des
occasions à la perfidie de celui que nous comparions à un épervier et
qui depuis avait pris figure d'aigle ou de faucon. Maître de la SUésie,
il dinait : Beoli possidentes ! — Et il allait dire bientôt : « Je regarde
cette affaire comme une navigation entreprise par plusieurs k même
but, mais qui dérangée par un naufrage, met chacun des voyageurs
en droit de pourvoir à sa sûreté particulière, de se sauver à le nage et
d'aborder où il peut; » ou, pour reprendre la comparaison de Louis XV,
le fortuné Frédéric se< disposait à se retirer sur le mont Pagnote,
à contempler du haut de son rocher avec cette joie secrète qu'a racontée
Lucrèce ses. alliés aux prises avec le malheur et barbotant dans leurs
baa-focds. H n'attendait pour rentrer à Berlin» la Silésie en croupe,
que l'instant, faveraMe, ce qtfil appelait m l'heure du berger, » eu* il
était de la race des grands amoureux et k em pariait volontiers, la
langue.
U s'est trouvé des historiens allemands pour affirmer que la défec-
tion de Frédéric étak in acte aussi conforme A toutes les lois d'une
eaine monde quariavario» de k Sildaie avaitfeé u»e entreprise cor-
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208 REVUE DES DEUX MONDES.
recte, justifiée par les règles du droit des gens. Nos voisins ont des
scrupules qui les honorent, il ne leur suffit pas de réussir , ils seraient
très malheureux s'ils ne parvenaient pas à se convaincre que le ciel
et les principes sont pour quelque chose dans les bonnes fortunes qui
leur arrivent. Us ménagent beaucoup leur conscience» ils tiennent à
ne pas se brouiller avec elle; le plus souvent elle est bonne fille, elle
croit facilement ce qu'ils lui disent. La politique a ses castrâtes, ses
Escobars, audacieux et subtils, qui tandis que le loup emporte l'agneau
au fond des bois et le mange, se font fort de prouver à l'univers que
l'agneau avait provoqué le loup, médit de lui et troublé son breuvage.
Le grand Frédéric pouvait tout se permettre ; il en était quitte pour
envoyer sa conscience à ses casuistes d'état comme on envoie son linge
à la lessive, ils la lui rendaient aussi blanche qu'une robe d'innocence.
Aujourd'hui encore, quoi que fasse M. de Bismarck, H. de Treitschke
ou tel autre sont là pour démontrer qu'il n'a jamais attaqué personne,
qu'il s'est toujours défendu. M. de Bismarck n'en croit rien, M. de
Treitschke le croit à moitié, et cette demi-sincérité suffit pour sauver
sa vertu.
Il n'y a pas de casuisme qui tienne, la défection de Frédéric est
injustifiable. Toutefois, b'U existe dans l'autre monde quelque tribunal
devant lequel les hommes d'état et les souverains aient à rendre compte
de leurs actions, nous pensons qu'un avocat de Frédéric aurait pu faci-
lement obtenir pour son terrible client le bénéfice des circonstances
atténuantes. Il faut accorder que depuis le jour, où, contrairement à
ses avis les plus pressans, les alliés, au lieu de marcher sur Vienne,
prirent la route de Prague, le sort de toute la campagne fut compromis
et que les fautes qu'il blâmait eurent de déplorables conséquences. Le
jugement qu'en portait ce novice devenu en quelques mois un grand
capitaine n'était pas trop sévère. N'étant presque jamais en force, ne
faisant les choses qu'après coup, on s'exposait à des échecs et on ne
pouvait poursuivre ses avantages. Le 13 juin 1742, au commencement
de cette retraite où le maréchal de Broglie perdit son argenterie et
40,000 livres en espèces, l'un des secrétaires du roi de Prusse, Eichel,
écrivait au comte de Podewils « qu'on ne pouvait imaginer la confu-
sion et le désordre qui régnaient dans l'armée française, que personne
n'y voulait entendre parler de subordination et de discipline, que chaque
officier marchait où et comme il lui plaisait, sans s'inquiéter de ses
hommes et sans que ses hommes s'inquiétassent de lui... Depuis plu-
sieurs jours, ajoutait Eichel, ils n'ont pas su où était l'armée autri-
chienne, s'en sont peu inquiétés, et quoiqu'ils pussent le savoir, ils
ne s'en sont informés qu'en passant et légèrement. » Dès le 2 mars,
Frédéric écrivait à l'empereur des Romains : « Il n'y a ni volonté ni
prudence ni accord parmi les Saxons et les Français; ces gens me font
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FRÉDÉRIC II ET MABIE-THBBÈSE. 200
plus enrager que l'ennemi, les hussards et les Cravates. » Il leur repro-
chait d'éparpiller leurs troupes, de les diviser en petits détachemens
dont le plus heureux avait, comme Ulysse, l'avantage d'être mangé le
dernier par le cyclope. a Les petits paquets, a dit Napoléon, sont le
cachet des sots. » Pourquoi le maréchal de Broglie ne faisait-il pas la
guerre comme M. le duc Albert de Broglie écrit l'histoire I
II est juste de considérer aussi les efforts, la prodigieuse tension de
tous les ressorts de l'état qu'une guerre de dix-huit mois avait impo-
sée à cette Prusse destinée à devenir Tune des plus grandes puissances
de l'Europe, mais qui n'était alors qu'un petit royaume. L'armée avait
été fort éprouvée, elle avait essuyé ces pertes qu'infligent toujours à
leurs ennemis les Autrichiens même battus, et les caisses commen-
çaient à tarir. C'était le moment que choisissait la France pour prier
Frédéric de prêter 6 millions de florins à Charles-Albert, à ce malheu-
reux empereur qui n'avait que le titre et n'avait pas la rente. « Je crois
que vous me prenez pour le juif de cour de l'empereur, répondait Fré-
déric dans un bouillonnement de colère à l'envoyé français, le gros
marquis de Valory, et que non content que je ruine mes troupes pour
lui, vous prétendez que je lui prodigue les épargnes de l'état; jamais
roi ni juif ne prête sur les physionomies. Le roi de France peut faire
à proportion de bien plus grands efforts que moi, chacun doit se plier
à son état et les cordes de mon arc sont à présent tendues selon ma
capacité; on devrait rougir de honte des propositions que Ton me
fait. » La fourmi n'était pas prêteuse, et en vérité la cigale prenait
mal son temps.
Enfin, quoique M. de Broglie ait démontré qu'autant qu'on en peut
juger par les pièces de chancellerie, le cardinal de Fleury ne songeait
point à jouer au plus fin avec Frédéric ni à se dérober à une alliance
qui lui pesait, il n'en est pas moins vrai que Frédéric était inquiet et
qu'il avait sujet de l'être. Il se défiait beaucoup des Saxons, dont il
disait u que l'incertitude, le chipotage et la fausseté formaient les lois
de leur politique et que la fourberie se manifestait dans toutes leurs
négociations. » Il savait que Marie-Thérèse, qui à son école s'était
formée avec une surprenante rapidité dans l'art de la diplomatie en
partie double, négociait à Versailles en même temps qu'avec lui, et il
savait aussi que l'octogénaire qui gouvernait la France avait hâte d'en
finir.
On ne peut lire sa Correspondance sans constater que ses inquié-
tudes, bien ou mal fondées, étaient réelles et ne le quittaient pas ;
elles percent dans ses missives les plus confidentielles. Le 16 janvier,
il donnait à son ministre à Paris l'ordre de bien sonder le cardinal,
ses projets, ses intentions, de s'assurer s'il n'était pas jaloux de la
gloire et des trophées du vainqueur de Molwitz. Le 25 avril, il écrivait
ion iv. — 188S. tt
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210 HBVUE DES DEUX MOHDKS.
in comte de Pedewite i « Tout ce que je redoute, cfeet la France* et
qu'elle ne neos veuille prévenir par ose paix séparée. » Après l'évé-
nement, Votiaire, plus courtisan ee jour-là qu& Français, lui écrivit :
ci J'estime qu* vous avex gagné de vitesse
Ce riaHlard véaérahJaè qui le* destiné*
Ont de l'heureux Jtastoc accordé les Années.
Achille a été plus habile que Nestor. » Rien ne prouve que Voltaire
eût raison, mais il est permis de croire qu'il exprimait la vraie pensée
de Frédéric, qui, dans une lettre où le faux se mêlait au vrai, la sin-
cérité à l'audace» disait au cardinal lui-môme : « Peut-on m'accuser
de faire la p?ix pour ma sûreté, lorsqu'au fond du. Nord on en négo-
ciait une qui allait à mon détriment, et, en un mot, peut-on m'accu-
ser d'avoir si grand tort de me tirer d'une alliance que celui qui gou-
verne la France avoue d'avoir contractée à regret? »
Au xvur siècle, la France a été tour à tour l'alliée de la Prusse et
de l'Autriche, et elle n'a trouvé nulle part son compte et son avantage.
Cela montre que, si important que soit pour un pays le choix de ses
alliances, elles ne valent que ce que vaut son gouvernement. Rien ne
profite à un gouvernement faible et peu considéré. Ses ennemis ne le
craignent point, ses compagnons de fortune le trompent et l'exploitent;
où qu'il cherche ton appui, ses amitiés sont des roseaux qui lui per-
cent la main. Si Frédéric et Marie-Thérèse avaient eu affaire à Riche-
lieu, l'un ne se fût point avisé de le jouer sous jambe, l'autre ne se
fût pas flattée d'obtenir qu'il lui sacrifiât les intérêts français.
Ce qui ressort aussi du beau lkre de M. de Broglie, c'est que les
gouvernemens forts savent toujours exactement ce qu'ils veulent et ce
qu'ils font. 11 peut leur arriver de tirer l'épée pour conquérir une
bicoque si elle leur parait indispensable à la défense de leur pa^s;
mais ils ne se battent jamais que pour un proût net et évident, ils ne
chargent pas l'avenir de débrouiller l'écheveau de leurs projets, de
leurs espérances et de leurs ambitions, « Nos aïeux,, dit M. de Broglie,
avaient déjà cette disposition, dont un souverain de nos jours se féli-
citait, h partir en guerre pour une idée. » Les guerres qu'on fait pour
une idée témoignent ou d'une dangereuse vanité ou d'une paresse
d'esprit qui s'en remet à des passions vagues, à des sentimens confus,
du soin de régler sa conduite. Le 19 septembre 1742, Frédéric é rivait
au cardinal de Fleury : « le hais le fanatisme en politique comme je
Fabhorce en religion. » Ce mot d'un grand homme mériterait d'être
gravé aur Ja porte d'un hôtel des affaires étrangères et surtout dans le
cerveau du ministre qui J'habite.
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REVUE DRAMATIQUE
Vandràlfo: Fédora^ drame en 4 aotaa, de M. Sacdon. — Odéon -^4mAra/ drame-eo
5 acte», en vers, de M. Grangeneuve. — Le Mariage, de Racine, comédie en 1 acte,
6D fera, de MM. G. Livet et Vautrey. — £r Drame de la rue de la Paix (reprise).
FaH divers dialogué, drame judiciaire, mélodrame, voilà les noms
que beaucoup et gens dooDetnt à la pièce de M.. Sardou, Fèdcra, repré-
sentée au Vaudeville pour la ventrée à Paris et les débats surce théâtre
de M-* Daaaala, née fternhardt.
L'œuvre et l'artiste sont allées aux nues dès la veille de la première
représentation : depuis, i*une *et l'autre se maintiennent à un haut
degré dans la faveur du public. Cependant un courant de raecune
s'est établi dans h presse -et dans le monde, qui va surtout contre fou*
vrage; même, si l'on ne diminue pas trop le mérite de la comédienne,
c'est qu'on veut le toar*er an détriment de Fauteur, il en est quel-
ques-ims, parmi les détracteurs, fui n'ont .pas applaudi la pièce :
heureux M. Sardou, s'il n'avait affaire qu'à ceux-là i Leur petit nombre
et Percés de leur méchante humeur lui permettraient de les négli-
ger. An contraire, il peut s'inquiéter ou s'irriter, selon son caractère,
du changement de la plipart, qui, halertans d'émotion, acchmeatla
pièce au théâtre et, le lendemain, la dénigrent en dénigrant les causes
de leur émotion. Ils ne peuvent refuser leurs éloges A telle et tette
scène qui les ont touchés; mais ils mettent une sourdine à ces éloges
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212 REVCE DES DEUX MONDES.
en inscrivant d'abord en tête de la pièce quelqu'un de ces sous-titres
que j'énumérais tout à l'heure. J'estime au moins superflu de suspec-
ter leur bonne foi; mais je voudrais les rassurer sur les raisons de
leur plaisir.
Mélodrame, qu'est-ce à dire? Je n'ai pas cette chance» on peut m'en
croire» d'ignorer ce que c'est qu'un mélodrame. C'est un gros ouvrage
bourré de matière et farci d'événemens, une suite fort longue et pré-
cipitée par endroits d'actions singulières dont les mobiles n'ont que
peu d'importance; une série d'accidens, une cascade artificielle de
crimes et de ch&timens, une machine considérable, dont les ressorts
s'engrènent et se meuvent devant nos yeux pour nous donner le plai-
sir de les voir s'engrener et se mouvoir et d'entendre leur bruit; un
va-et-vient, un conflit d'automates qui déclament en style boursouflé
une contrefaçon de tragédie ; une tragédie sans esprit tragique et sans
esprit d'aucune sorte, une œuvre inanimée, toute mécanique et brute
qui ne donne l'illusion de la vie qu'aux spectateurs les plus grossiers,
et n'est rien de plus, en fin de compte, que le Guignol des grands
enfans. Or Fèdora est un drame en quatre actes qui durent deux heures
à peine; encore dirait-on mieux : en un prologue et trois scènes, et
l'on devrait ajouter : à deux personnages. Ces deux personnages, qui
demeurent tout seuls sur le théâtre pendant presque tout le drame,
ne peuvent guère, comme on pense, nouer qu'une intrigue fort sim-
ple. Loin de s'exprimer en tirades pompeuses, ils échangent des
répliques si nettes et si brèves que leur dialogue, par momens, se
réduit presque à une pantomime. Cette pantomime, d'ailleurs, n'est
que l'expression de divers états d'àme si clairement aperçus que le
spectateur devine le mot qui accompagne le geste; le geste et le mot
n'ont qu'une valeur de signe, et non de mouvement ou de son : point
de parade ici et point de déclamation. Il est difficile de maintenir
là contre que Fèdora soit un mélodrame.
Est-ce un drame judiciaire? Sur ce chapitre, on peut s'entendre.
Supposez le sujet que voici : Un jeune homme a épousé une veuve,
plus âgée que lui de vingt ans; le premier mari de cette femme a été
assassiné, l'assassin n'a jamais été découvert ni même sérieusement
recherché; quinze années après son mariage, pour telle et telle raison
qu'il est facile d'imaginer, le second mari se met en tête de découvrir
l'assassin du premier; il mène l'enquête de degré en degré, avec la
meilleure foi du monde, jusqu'au bout; il trouve à la fin qu'il est
F assassin de cet homme et que cet homme était son père; il est le
mari de sa mère; il est parricide, incestueux, père de ses frères et
sœurs, frère de ses enfans; sa mère, sa femme, — de quel nom l'ap-
peler? — se tue et il veut se tuer... Cest un drame judiciaire : c'est
aussi Œdipe roi.
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REVUE DRAMATIQUE. 213
« Fait divers dialogué » parait plus fort que « drame judiciaire; •
si « drame judiciaire » nous ébranle à peine, « fait divers dialo-
gué » nous assomme. On le présage à l'accent dont beaucoup de
gens disent ces trois mots. Cependant, que je lise demain ce fait
divers à la troisième page d'un journal : a Madrid, 1* janvier. — Il
n'est bruit que des fiançailles de M"* G... de G... avec M. R... de B...,
qui s'est fait connaître récemment par deux duels heureux. Dans le
premier, M. R... de B... avait tué M. de G..., le propre père de sa
fiancée. Cause de la rencontre': un soufflet donné par M. de G... à
M. D. de B..., père du fiancé, un vieillard. Le plus curieux est que le
second adversaire du jeune homme, H. S..., qui s'est tiré d'affaire à
meilleur compte, avait été suscité contre lui par la jeune fille, dési-
reuse de venger son père. » Que je mette ce fait divers en dialogue :
faudra-t-il me blâmer? Non, si j'ait fait le Cid.
Pourquoi cependant le Cid est-il plus qu'un fait divers dialogué,
selon le sens que donnent à ces mots les adversaires de M. Sar-
dou? Pourquoi Sophocle, en composant Œdipe roi, s'est-il mis par
avance au-dessus des fabricans de drames judiciares qui fournissent le
théâtre du Chàteau-d'Eau? Cest que les situations capitales de ces
.chefs-d'œuvre, à ne les voir qu'en elles-mêmes et à ne considérer
que les faits, peuvent bien être de celles qui se trouvent dans un
recueil de causes célèbres ou sous la rubrique la plus dédaignée d'un
journal; mais qu'en même temps ces situations, pour Sophocle et
Corneille, sont des occasions d'expérience sur des personnes humaines :
où le metteur en scène de faits divers, où « l'arrangeur » de causes
célèbres ne nous ferait voir qu'un jeu d'événemens, le poète drama-
tique nous montre des crises d'àme.
A Dieu ne plaise que j'égale Fèdora au Cid ou bien à Œdipe roi ! Le
châtelain de Marly, cet amateur de jardins, ne me pardonnerait pas un
pareil tour. Quelle est cependant la situation capitale de sa pièce, la
matière de ce drame judiciaire et du fait divers qu'il a porté sur la
scène? Une femme poursuit de sa vengeance l'homme qu'elle soupçonne
d'avoir assassiné son fiancé; elle obtient son aveu en se faisant aimer de
lui, et, dès l'instant qu'il avoue, l'homme est perdu par ses soins; mais
pourquoi a-t-il tué? Aussitôt il le déclare : parce qu'il avait surpris le
fiancé de cette femme en flagrant délit d'adultère avec la sienne. Admet-
tez que l'héroïne, la vengeresse, à mesure qu'elle connaissait l'accusé,
eût senti [se dissiper ses soupçons; que sa haine, à l'heure de l'aveu,
fût tout près de se tourner en amour : — quand elle découvre avec l'acte
la cause même de l'acte, quand elle voit que, pour venger un homme
qui trahissait son amour, elle a perdu celui-ci qui l'adore et dont le
crime est justement d'avoir puni cette trahison, pensez-vous que cette
situation soit le lieu d'une crise de conscience? 11 me parait, à moi,
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214 REVUE DES DEUX MONDES.
difficile d'en douter; il me paraît que c'est Tune des plus dramatiques
et tragiques qui soient au théâtre, l'une des mieux choisies pour éprou-
ver une âme , Tune des plu» fertiles en ressources de terreur et de
pitié", il me paraît aussi que cette situation appartient en propre à
M. Sardou et qu'il suffit, pour qu'on ne soit plus tenté de l'attribuer à
un autre, de la définir exactement.
On a dit, en effet, que Fèdora, c'était le Drame de la rue de la Paix,
conduit arec plus de violence et peut-être plus d'habileté. Le bruit en
a couru jusqu'à l'Odéon ; MM. de La Rounat et Porel ont décidé de
reprendre au plus vile la pièce de M. Delot. Il est bien vrai que, dans
le Brame de la rue de la Paix, on voit une femme, Julia Vidal, se faire
aimer de l'assassin de son mari pour obtenir l'aveu du crime, et, peu
à peu, douter de ses soupçons et s'éprendre de l'assassin; il est vrai
qu'à la fin, et de lui-môme plutôt que forcé, Albert Savari déclare à
Julia qu'il a tué Maurice ; mais pourquoi l'a-t-il tué ? Parce que Mau-
rice, dans un débat d'affaires, l'avait injurié et frappé. Maurice avait
des billets d'Albert, Albert ne pouvait payer ses billets à l'échéance;
voilà la cause, toute la cause, où la passion de Julie n'est pas intéres-
sée. On voit la différence: ia situation, ici, n'est que le lieu de dénoû-
ment du drame au lieu d'être, comme dans Fèdora, le lieu d une crise
de conscience. Albert Savari n'a qu*à se tuer, et Julia Vidal i/a qu'à
se taire: cela suffit pour finir la pièce et décider la chute du rideau;
cela ne casse pas ce revirement tragique d'une si rare valeur, et toute
morale, qui, chez M. Sardou, est justement le fort de l'ouvrage.
L'auteur a si bien compris cette valeur morale de sa donnée qu'il a
pensé avec raison qu'elle suffirait à l'intérêt de sa pièce : il a mis
à l'exploiter, sans chercher d'autres veines, tout son ariiûce comme
tout son art; jamais peut-être il ne fut plus habile avec plus de sim-
plicité. A ce titre, Fèdora fait à peu près dans son œuvre pathétique
la même figure que Divorçons dans son œuvre comique. Expert comme
nous lesavons, à tresser plusieurs intrigues, à les nouer et dénouer, il a
voulu, cette fois, n'en filer qu'une seule et qui n'a guère qu'un nœud ; «—
expert à composer des tableaux tout grouillans de personnages, il n'a
souffert presque personne, cette fois, auprès du héros et de l'héroïne;
— à faire sortirle drame d'un fourré de comédie, cette fois U a brûlé ces
broussailles et planté sur un terrain nu sa fable tragique. U a trouvé
là, je le répète, l'emploi de son artifice et de son art; il a mis tout Pun
à préparer l'accès d'une situation, à s'y étaMir, à en disposer l'issue,
à mesure qu'il mettait tout l'autre à nous présenter une créature
humaine qui se déclarerait dans cette situation, à faire qu'elle s'y décla-
rât et qu'elle en sortît changée. Suivez d'un bout à fautre ce drame,
et vous verrez que si peu d'ouvrages de II. Sardou témoignent de plus
de constance à se tenir dans le inonde des sentiment où doit habiter
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BftVlK DBAJiATIQUE. %ib
le poète drajaatiqufcv en aucun point de l'ouvrage redresse de Tarti-
na ne toi devient inutile : l'artifice est au service de L'art, qui n'a
gante de le eoogédîev.
D'abord le prulogue* pour appeler de son Tirai nom le premier acte,
ef t presque une merveille d'exposition : rapide et toute eaaoiôB, cora me
Jut Fan passé celle tf Odette* et cependant, par au tout eaqoi» d'habi-
leté^ si discrète qu'a» n'aperçoit dans ce premier chapitre de l'histoire
d'un crime, preequeà la plaee même et à l'heure otVle «rime s'est, com-
mis, ni lecrimioek ni la victime. La scène- se passe de bob jours, ou plutôt
cette année môme, en Russie, à Pétersbourg» M. Sairdou, parmi ses
émntes, est le plus informé des choses présentes*, le mieux avisé des
chances nouvelles de succès^ Il sait qn'on événement d'hier, auquel
noue pouvons assister, nous touche plus qu'une anecdote mérovin-
gienne, moyen âge, eu Louis XV, pourvu que noua pensions qu'en
effet nous y pouvions assister, ctest-à*dire qu'elle nous paraisse vrai-
semblable. En cette année 1882, eu donc mieux qu'en Russie ua homme
bien né peot-tt être assassin et le monde se méprendre sur les raisons
de son crime? D'ailleurs, une Russe, exemplaire d'un peuple encore
voisin de la nature et déjà trop cultivé, une Russe où l'analyse démê-
lera plus facilement les élémens divers de Pâme féminine, où chacun
de ces élément aura plus de force, et qui paraîtra ainsi plus femme
qu'une Française ou «ne Saxonne, une Russe fournira un curieux
caractère d'héroïne- A peine le rideau levé, nous avons un premier
document de la malice de l'auteur ; la localité de son drame est excel-
lemment choisie.
C'est donc à Fétersbonrg, chez le capitaine Wladimir Andrliévitch
ïarischkiae, fils du général Yariacbkine, grand-maître de police. Par
une courte scène entre un valet et un bijoutier, nous connaissons Wla-
dimir, et nous apprenons qu'il va se marier : viveur, bon enfant,
prodigue, adoré de ses domestiques et de ses maîtresses, U est
ruiné aux trois quarts et se ravitaille par un mariage. 11 épouse
une veuve, une princesse, dont il est encore défendu de dire le nom.
Il ira faire àtiferis son voyage de onces: Pètersbourg est trop attristé
par les exploits des nihilistes. Cependant il se fait tard , le maltire ne
rentre pas. On sonne; c'est la princesse, Fédora Rooiasof. Elle test
inquiète, impatiente ; eHe a. vainement attendu Wladimir, pendant
tonte la soirée,, au ihé&txe Michel. Par ce temps de compta'* et d'atten-
tats, n'est-U pas menacé comme un otage, lui* le fils d'Yarischkine !
Soudain, un petit moujik se précipite : Le voici, le makre 1 Hélas i en
foekétatt Go introduit ici les comparses d'un funèbre cortège : des
hommes de police» un pansant; par la porta» du fond, qui donne sur
la chambre dn jeune homme, on voit aller et -venir auprès du lit un
chkuopen,, de* aidas: Wladimir Jtadcèiévîfcfci aété twnv* frappé d'nne
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210 REVCE DES DEUX MONDES.
balle, agonisant déjà, dans une petite maison d'an faubourg. L'assas-
sin? Nul indice, au moins sur le lieu du crime. L'officier de police,
éperonné par Fédora, mène l'enquête; il interroge les valets, les
agens, le passant, —un attaché de l'ambassade de France. Et pendant
l'interrogatoire, on voit par des portes entrouvertes, puis discrète-
ment refermées, lesmouvemens des médecins, des serviteurs qui s'em-
pressent d'un pied suspendu, affairés, silencieux. Un agent apporte
le revolver de Wladimîr, trouvé auprès de son corps, un coup dé-
chargé ; un domestique déclare qu'il sortait armé depuis qu'il avait
reçu des menaces des nihilistes; un autre, qu'une femme est venue
dans l'après-midi lui apporter une lettre et qu'il l'a jetée dans un tiroir
en disant: « J'irai I » La lettre? Elle n'est plus dans le tiroir. Qui s'est
approché de cette table? Un visiteur inconnu. Le nom de ce visiteur?
Le comte Loris Ypanof. Plus de doute, c'est lui, l'assassin, qui a
fait disparaître la trace de son crime, l'invitation au guet-apens. On
se précite chez Loris, qui demeure en face. Ses gens déclarent qu'il
vient de partir en voyage. Ainsi la police l'a laissé échapper; et juste
au moment où Ton rapporte cette nouvelle, la chambre du fond se
rouvre : Wladimir est mort. Les agens de son père n'ont pas su le
venger: sa fiancée, sa veuve le vengera. Elle le jure, et nous recevons
son serment. Nous n'avons pas le droit de douter de sa décision,
de son attachement à la vengeance, après ce prologue qui nous
l'a fait connaître, ardente, impérieuse, impatiente de l'obstacle,
capable des résolutions et des actions les plus extrêmes. Tout cela, d'ail-
leurs, nous l'avons appris sans phrases; nous avons vu tout cela, plutôt
qu'on ne nous l'a dit, parmi ces allées et venues qui semblent réglées
par le hasard et produisent, sans qu'on se défie de l'artifice, une exacte
imitation de la vie. Rarement un effet plus grand fut obtenu par l'em-
ploi de plus petits moyens; mais combien cet emploi est ingénieux et
précis 1 Tout ce prologue est d'un dramaturge expert, et que sert dis-
crètement le prince des metteurs en scène. Assurément ce n'est qu'un
fait divers, mais dont l'exposition nous donne l'illusion de la nature;
le caractère de Fédora commence de s'y établir; enfin l'agitation, la
variété de ces comparses, tous animés d'ailleurs par la volonté de l'hé-
roïne, tous occupés seulement de ce fait qui est l'origine de l'action,
fera valoir davantage la simplicité de tout le reste du drame. Ce reste
se compose, à le bien regarder, de trois scènes; dans ces trois scènes,
rien que deux personnages, qui ne quittent pas le théâtre un moment
et que personne n'interrompt dans le développement de leurs pas-
sions. Après ce morceau fouillé, tourmenté d'arabesques, on remarque
davantage la pureté des lignes de l'œuvre qu'il supporte.
En effet, £u second acte, qui se passe à Paris comme le suivant, je
néglige le commencement pour courir à la scène capitale qui le ter-
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REVUE BRAMATIQUE. Î1T
mine. Non que ce commencement soit inutile: l'auteur nous y pré-
sente Loris Ypanof, chez une grande dame excentrique, la comtesse
Olga Soukaref, où fréquentent les réfugiés russes. La princesse Fédora
est attendue dans cette soirée; depuis plusieurs mois, elle est à Paris;
elle y passe pour exilée; elle s'est fait présenter Ypanof, elle souffre ses
assiduités; son projet de mariage avec Wladimir est demeuré inconnu.
Nous sommes renseignés là-dessus par une conversation mondaine
qui ouvre ce deuxième acte; l'entretien, à vrai dire, pourrait être plus
animé, semé de traits plus imprévus, plus piquans et plus neufs.
M. Sardou, on le sait de reste, a souvent jeté des feux plus vifs dans
ces parties accessoires d'un ouvrage; mais, cette fois sans doute, il n'y
attachait que peu d'importance : nous avons hâte, comme lui, de courir
à l'essentiel. Une scène de transition nous y mène, entre Fédora et un
confident, l'attaché d'ambassade français que nous avons aperçu à
Pétersbourg. Fédora met ce diplomate au courant de son enquête;
presque chaque jour, elle voit Ypanof; elle le fait épier par des poli-,
tiers que le gouvernement russe a mis à son service ; ni elle ni ces
hommes n'ont rien découvert. Elle ne sait qu'une chose maintenant :
c'est qu'Ypanof s'est épris d'elle. Non-seulement elle n'a pas trouvé de
preuve contre lui, mais elle se demande s'il est coupable, et, Sans
qu'elle se l'avoue, nous devinons déjà qu'elle le souhaite innocent
L'aime-t-elle? Non, sans doute; au moins n'a-t-elle pas conscience
de son amour; mais elle le voit aimable, bon, déjà confiant; elle a
honte de ses soupçons, de son espionnage, de son amitié feinte.
Le voici qui survient et demeure en tête-à-tête avec elle. Il lui dit
son amour, elle se sent troublée par ses paroles. Elle fait effort pour
se reprendre, elle se rappelle à son devoir, à sa vengeance; peut-
être aussi elle veut hâter cette fin d'enquête, qu'au fond du cœur
elle espère heureuse; pour forcer Loris de se démasquer et de mon-
trer son visage innocent ou coupable, elle improvise un stratagème,
« Je retourne à Pétersbourg, dit-elle; j'ai ma grâce, j'obtiendrai la
vôtre. — Ne l'espères pasl — Êtes-vous donc coupable? — Non. —
Innocent?.. — De tout crime, certes! » Innocent I ô quelle joie! Mais
encore de quoi Loris se sait-il accusé? « D'avoir tué, dans un guet-
apens, Wladimir Andréiévitch.— Et tu ne prouves pas ton innocence? —
Si je ne puis pas la prouver? — Et tu m'offres de partager ta vie salie
d'un tel soupçon? — Tu as raison, » reprend Loris, et tandis qu'elle
le presse de ses questions haletantes, de ses gestes, de ses regards,
lui aussi prend son parti, le seul qu'il puisse prendre, étant amoureux
et loyal. 11 interroge : « Tu m'aimes? » Elle se tait un moment, et,
sans le regarder, les yeux fixes, d'une voix brève, stridente, la voix
des paroles décisives : « Oui, je t'aime. — Eh bien! j'ai tué Wladi-
mir. — Misérable! assassin! » Elle s'arrache de son étreinte; elle se
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218 REVUE DGS DWJX MONDR.
rejette yen la vengeance de toute la force de la haine doublée d'an
amour déçu, d'une rancune contre eUe~méme, d\uae hoate et dta
remords. Mais soudain elle se ravise : il faut qu'elle obtienne la fia
de Pérou ; M faut quelle retienne l'assassin, fille «e force à lui sou-
rire r^ïe revient en frémissant vers lui : « Un mouvement de surprise,
un frisson de peur... Tu ne peux m'en Toufom — Je t'en veux de ;mfrv*îr
pria pour un assassin vulgaire. — Bh bien 1 dis-moi loot.~ Pcunquoi
l'ae4u. tué? — Te le dira iri? Impossible. — Où? — Cteitoi. — Quand?
— Demain. — Demain? Et je passerai ta nuit dans cette fièvre !.. Pas
demain, tout % l'heure... — Soit, à tout à l'heure. » H baiee sa main
poar prendre congé d'elle»; il sort- a Ah! bandit, je te tieast »
N'est-ce pas une scène «curieuse que* ceHe-ll et «Pu» intérêt «ont
moral, où l'on voit cette femme d'abord hésitante et rasde, envelop-
pant cet homme de ses grâces insidieuses, puis «surprise et ravie de
le trouver innocent, et connaissant «ftte-même son amour dans 4a eor-
prrâe <de cette joie; rejetfée ensuite vers 1» haine, et enfin, redeve-
nant maîtresse' d'etle-ménte, composant >soa visage et «e redonnant
à sa vengeance, non plus avec tes doutée «t tes précautions tiPm
charmeuse, nais avec la décision dtau justicier. Toute celte suite de
seatimeDtf est distribuée & merveille et menée avec infiniment d'art.
Que <8re de cet artîice qui la rompt et renvoie 4a lin de cette oonfee-
sion au troisième acte? On s<est récrié lè<ontve; on a déclaré que
c'était un procédé fle roman- feuilleton : je ne crois pas qu'il soit
défendu, au «béâtore, de suspendre l'intérêt. Mais on a prétendu qu'ici
la suspension n'était pas vraisemblable; on a soutenu que-Loris, après
avoir avoué le meurtre, devait tout de suite en dire la raison.
M. lardon, qui ne dédaigne pas la critique, a déjà répondu que Loris,
poar farine ce récit, devait attendre d'avoir en mains ks preuves de son
bon droit : sinon Fédéra lui dirait, comme elle lui dira tout à itoeure z
« TU mens! » et il demeurerait «ans discuter jusqu'à l'acte suivant;
les choses ne seraient guère plus avancées et demeureraient »en plus
mauvais Tpoint. La suspension est légitime est vraisemblable autant
qu'il faut ; gardons-nous seulement de mer qu'elle «oit habite.
Loris vient donc après minuit, chez Fédéra, en son hôtel du Cours-*
la-Reine. Depuis une heure qu'elle est résinée, la princesse a reçu
deux visites : celle de M. de Syriex, Rattaché Ambassade, «celle de
Gretch, Poffirô* de police russe. Elle a eu par M. de Syriex que le gou-
vernement français n'accorderait ni i'estraditàon ni l'expulsion de
Loris : il avoue le meurtre et le nomme « châtiment ; » xteet le mot
des nihilistes ; son crime est politique : on ne le livrera pas. Par le
policier la princesse a «connu les dernières instructions reçues de
Péterebourg. Le général Yarischfcme commence à dealer d'elle; M
trouve son enquête trop lente; il ordonne quton s'empare de Leris^
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REVUB DRAMATIQUE. 219
qu'on remporte hors de France,, et, s'il résiste» qu'on le tue. Cest
bien : la princesse attend Loris ; elle commande qu'on 1e saisisse
quand il sortira, qu'on Je jette à bord d'un yacht amarré au quai,
qu'on descende la Seioe et qu'on remette l'assassin à la frégate russe
qui croise devant Le Havre, hors des eaui françaises. N'a-t-il pas,
ce soir justement, avoué son crime? E<le vient de récrire au général.
Gretch annonce qae d'après certains indices, le frère de Loris, Valérien
Ypandf, et un de ses amis, Platon Sokolef, tous deux habitant Pêters-
bourg, auraient été complices du meurtre. La princesse rouvre sa
lettre et dénonce ces noms au général. Qu'on la iaistie seule maintenant.
Voici Lnria. À peine est-il eotré, dans une phrase enome vague, -elle
laisse échapper ce mot : « Nihiliste 1 — Nihiliste, moil Je nePai jamais
été, — Pourquoi as-tu tué Wladimir? — Parcequ'il était l'amant de ma
femme. — Tu mens ! » Non, il ne ment pas. Voici les lettres; les lettres
de Wladimir à Wanda, une jeune fille épousée en secret parce que la
mère de Loris avait refusé son consentement au mariage ; et les répon-
ses de Wanda à Wladimir. « Qu'importe mon mariage 1 écrit le jeune
homme, je n'aime que toi et t'aimerai toujours; j épouse la princesse
par ordre de mon père ^ c'est une question d'avenir, de situation, de for-
tune... » Voilà ce qu'écrivait cet homme, ce Wladimir, voilà ce que
Fédora entend de ses oreilles; et c'est pour venger celui-là qu'elfe a
perdu celui-ci, qui, en punissant une trahison envers lui, punissait
une trahison envers elle. D'abord elle l'écoute, stupide, foudroyée; le
corps fondu dans son fauteuil, les yeux béans, les mains mortes. Pu s
elle se dresse, saisit les lettres, les parcoart, les palpe, les laisse, les
reprend, les dévore. Puis elle interroge ; elle veut se repaître du châ-
timent.
L'histoire est simple, presque banale en ses détails précis; mais
combien émtovante dans cette bouche et pour ces oreilles I Une lettre
soupçonnée, cherchée, trouvée; un rendez-vous sorpris, une rixe; Wla-
dimir, le premier, a tiré sur Loris : « Je rip&ste, je le tuel.. — Oui,
oui, tue-le t » crie Fédora, devenue par l'ardeur de sa pensée témoin
du fait; elle s'accroche aux vêteméns de Loris, elle le secoue, elle
le pousse au aaeuttre : a Tue-le! tuerie !.. Et elle aussi 1 » Elle, non;
elle s'est échappée „ à demi-vôtue, dans la neige, s'est réfugiée chez
nuparentr? a langui et puis est morte. Loris est libre maintenant,
libre comme Fédora ; il est condamné à mort, ses terres sont confis-
quées, ifr est sans honneur et sans biens v que n'a-t-elie pas à réparer
envers lui! Elle lui appartient, a Pardonne -moi, murmure- t-^Ue. —
Qsfri-Je à te pardonner? » Elle se remet s a Je fai cru coupable; par-
dsnne-moi mes soupçons. • Ses soupçons t Elle n'a pas été la première
à en concevoir. Qui donc a, dès le premier jour, accusé Loris quand
rien ne le dèDonçaitf «ne fois acetsé, lui, libéral, d'avoir tué Wladimir,
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220 REVUE DES DEUX MONDES.
fils du grand-maître de la police, il était perdu : impossible de prouver
sou innocence et surtout de la faire triompher. Mais qui donc Ta
perdu? Fédora s'efforce de le détourner de cette pensée; elle lui parle
de l'avenir. Elle réchauffe de sa passion, si bien qu'il craint de rester
plus longtemps avec elle; ils sont jeunes, ils s'aiment, elle doit être
sa femme; la nuit s'avance; il veut se retirer. Mais, derrière la porte,
Gretch est là, qui le tuera. N'a-t-il pas reçu de Pétersbourg Tordre de
le ramener mort ou vif? N'est-il pas averti qu'il doit se défier de la
princesse? Toutes les issues ne sont-elles pas gardées? les valets
consignés dans leurs chambres? Fédora ne peut sauver Loris qu'en
le retenant jusqu'au jour; elle le retient, elle le sauve comme Valen-
tine, des Huguenots, voudrait sauver Raoul : la chambre de Fédora n'a
pas la fenêtre par où Raoul s'échappe pour se jeter au-devant des assas-
sins.
Après ce troisième acte, il semblait que l'intérêt du drame fût épuisé ;
M. Sardou a trouvé cependant des ressources inespérées de pathé-
tique. Fédora et Loris ont fui jusqu'à Londres les embûches de la
police russe. Là, une triste nouvelle vient surprendre la princesse.
Exaspéré par une démarche faite en faveur de Loris , Yarischkine,
dont le crédit chancelle et qui veut profiter de ses derniers jours, a
fait arrêter Valérien Ypanof et Platon Sokolef, les prétendus com-
plices naguère dénoncés par Fédora: les savait-il innocens? Peut-
être. On les a trouvés noyés dans leur cachot par une crue de la Neva.
La mère de Valérien et de Loris, vieille et paralytique, est morte
de chagrin. Cependant Loris ignore ces nouveaux malheurs. Après
une absence d'une semaine, il trouve chez Fédora une dépêche et
une lettre, Tune et l'autre d'un ami. La dépêche, arrivée depuis
plusieurs jours, lui annonce sa grâce et la restitution de' ses biens.
C'est un répit de joie qui précède l'extrême désespoir. La dépêche
se termine par ces mots : « Yarischkine disgracié. J'ai la lettre. »
Quelle lettre? Celle-ci donnera peut-être le mot de l'énigme. Elle
raconte d'abord la grâce demandée, la chute prévue d1 Yarischkine ;
elle apprend à Loris qu'il a été dénoncé par une femme, par une
Russe habitant Paris; l'ami qui trace ces lignes, Borof, connaît le pré-
nom de cette femme, mais le prénom seulement; il ne le révélera
qu'après la délation prouvée, et de vive voix seulement; il sait
qu'Yarischkine a une lettre de cette femme; si le ministre tombe, il
trouvera cette lettre. En un premier post-scriptum, la mort de Valé-
rien et de son ami, la mort de sa mère sont annoncées. En un second,
c'est la chute d'Yarischkine, la découverte de la lettre, le départ de
Borof pour Londres. Quand arrivera-t-il ? Aujourd'hui même, tout à
l'heure.
On devine, an cours de cette lecture, les émotions de Loris; sa
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REVUE DRAMATIQUE. 221
joie d'abord, puis sa surprise, son anxiété, sa colère, sa douleur; on
devine de quels sentimens Fédora, qui se tient derrière son épaule,
accompagne tous les mouvemens de son âme; à mesure qu'il avance,
l'anxiété de la malheureuse redouble; elle gémit, elle s'affaisse, elle
passe sur son visage défait des mains tremblantes d'horreur. Suffo-
qué de désespoir, il l'attire d'un geste défaillant vers sa poitrine :
elle s'écarte de lui comme un sacrilège d'un autel ; elle n'ose plus
lui voler sa tendresse : « Pourquoi me fuis -tu? murmure -t- il;
Fédora, je n'ai plus que toi ! » Cependant, voici qu'un valet annonce
Borof, ce messager de la fatalité dernière ; a Ah! s'écrie Loris;
cette femme! cette femme! je vais donc savoir son nom; je la tuerai!
— Loris! Loris! balbutie Fédora... C'est peut-être une malheu-
reuse plutôt qu'une criminelle... Peut-être elle aimait Wladimir...
— Tu la connais, tu l'excuses!.. — Moi la connaître! moi l'excuser!
Tu eç fou!... » Et elle rit pour détourner le soupçon trop rapide;
elle rit et elle pleure, elle supplie; de ses doigts crispés elle détourne
vers elle, vers ses yeux en pleurs, vers sa bouche suppliante, la tête
de Loris, qui se tourne obstinément vers la porte, la porte par où
doit entrer Borof... « Si c'était cela, cependant, tu lui pardonnerais?
— Oui, quand je l'aurai tuée ! » Elle s'effondre à genoux : « Je suis
perdue! — Ah! misérable, c'est toi! » Il bondit sur elle, la renverse,
il va l'étouffer; elle se dégage : « Tu ne me tueras pas, je suis morte ! »
Elle a bu d'un trait le poison préparé. Borof peut entrer maintenant :
elle bat l'air de ses bras déjà raides. Loris a dit qu'il pardonnerait à
la morte : il lui pardonne dans un baiser. Dans ce baiser s'exhale
Tàme passionnée, inquiète, dévouée aux destins ironiques, de Fédora
Romazof.
Ainsi se termine cette tragédie, qui tient le public pendant deux
heures étranglé d'émotion. Je dis à dessein tragédie, parce que beau-
coup ont affecté de considérer le nouvel ouvrage de M. Sardou
comme un vaudeville pathétique. Non que Ton pût assurément y voir
une intrigue compliquée; mais on a chicané sur la vraisemblance
de tel ou tel événement; on a trouvé que le hasard jouait un rôle
trop capital dans l'ouvrage, et qu'en môme temps ce rôle était excusé
par de trop médiocres expédions. J'accorde qu'il est singulier qu'Ypa-
nof ayant commis un meurtre en cas de légitime défense, ayant tué
l'amant de sa femme pris en flagrant délit, n'ait pas même essayé de
s'expliquer sur ce meurtre, au moins après s'être mis en sûreté. Mais
quoi! nous avons vu que cette singularité, antérieure et nécessaire au
drame, peut se justifier à la rigueur; préférons-nous, plutôt que de
l'admettre, renoncer à ce drame? L'historien de la légende d'Œdipe
et du Roman de Thèbes nous dit qu'GBdipe et Jocaste avaient eu quatre
en/ans avant de se douter de leur crime, mais qu'un jour le roi étant
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222 REVUE DBS DEUX MONDES.
au bain, la reine aperçut des cicatrices à tes pieds. Il nom bit remar-
quer, sans y penser, que, pour que l'ouvrage de Sophocle subsiste, il
faut que Jocaste ait eu quatre enfans d'CEdipe sans avoir jamais vu ses
pieds. Ou admet cette invraisemblance phîtùt que de perdre Œdipe
roi* Celle que M. Sardou nous propose me paraît, an demeurant, moins
force. Quant à d'aufirea» vétilles comme celles-ci : « Pourquoi, à la fin du
troisième acte, Fêdora ne denne-t-elle pas contres-ordre à Gretcb? Pour-
quoi, entre te troisième et le quatrième, ne dément-elle pas sa lettre par
un télégramme adressé à Yarischkine?.. » — quanta toutes ces chicanes
tirées des conditions matérielles du drame, M. Sardou a déjà répondu à
plusieurs; sa pièce répond à presque toutes, noua y avons répondu nous-
même au cours de cette analyse. On peut s'assoie? qu'un auteur aussi
malin n'est pas sans avoir pensé plus longtemps que les spectateurs à
toutes ce* menues difficultés, ni sans y avoir pourvu; en douter est faire
preuve de naïveté plus que de critique. En ce temps de traitas-éclairs,
de télégraphes et de téléphones, l'auteur dramatique est tenu de se
prémunir contre des querelles de ce genre avec {dus de minutie que
ne faisait Sophocte, dont le public pouvait admettre qu'au moins dans
le temps d Œdipe les communications fussent incertaines enûre Thèbes
et Cerintbe. C'est une question de soin, de précautions à prendre, et de
moins habiles que M. Sardou n'auraient garde de les négliger; on peut
croire que M. Sardou les a toutes prises» liartifiee, encore une fois, ne
faâtpas défaut à l'art en un seul peint die cq drame, et je ne trouve
pas qu*il y soit indigne de Part; je ne trouve ne que les raisons maté-
rielles des événement y manquent, ni qu'elles soient si arbitraires ou
si faibles. Quant aux raisons morales, il suffit, de raconter la pièce peur
montrer quel intérêt elle présente. Je maintiens que la crise de con-
science, dont la situation capitale est l'occasion, cfue les antétédens
de cette crise et ses. suites sont du domaine de la tragédie. Et s'il fout,
pour achever nos contradicteurs, citer un* autorité en matière de tra-
gédie, je te ci te mi' ; à propos de M. Sardou^ j'aurai L'audace de citer
Aristote : a Le meilleur de bien loin, dit le pore des critiques, ctest
lorsçu'u» bamme commet quelque action horrible tiare savoir ce Qu'il
fait, » — Fédéra dénonce Loris,— « et qu'aptes Pactisa S vient à recon-
naître ce quil a fait; car il n'y a rien là de méchant et de scélérat, et
cette reconnaissance a quelque chose de terrible et qui fait frémir- »
En écrivant ces feignes, Aristote pensait à Œdipt. M. Sardou peut les
choisir pour épigraphe à Fèdora; c'est en vertu de ce principe rédigé,
voilà ptoè de deux mille anis, par le philosophe, que son héroïne excite
aujcnnff hxtà la terreur et la pitre.
Cest dona une tragédie en prose, et d'une prose si rapide que
Poovrcçe a prtsqne l'altare dfan* pantomime. On a choisi pour la
jouer une tragédienne, la senle que la France possède, — ceUe que la
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UVUE DRAMATIQUE. 238
Comédie-Française a perdue» M*' Sarafa BerahardL Douée «Tvne voix
merveilleuse ef d'un charme moemparable, cette tragédienne* si fêtée
qu'elle fit, avait pi* jusqu'ici par ses grâces lyriques plntôt que par
on génie qni appartînt proprement an drame. Elite soupirait mieux
que personne le» vers mélodieux de Racine et les mélodies en vers de
Victor Hugo; mais peur créer un personnage, pour l'animer d'une vie
propos et rendre ses senti mena divers, quelques-uns doutaient qu'elle
en fût capable : c'était une délicieuse tragédienne de conoert plutôt
qu'une grande artiste dramatique. Ce qni lui restait à pronv er, elle l'a
prouvé dans FédouL On regrette sa voix d'or : pouvait-elle, dans ce
rôle, filer deB sons? Ponvait-elte dire la prose * points suspensifs de
M. Sardou comme la plainte amoureuse de Fh&dre ou les cantilènes
de dnôa Maria de Neubourg? il est juste, d'ailleurs, de recoatHritreque
son débit, précipité le premier soir et comme étranglé par la pew, est
redevenu ce qu'il doit être, intelligible et naturel. Mais surtout il faut
déckrer que M00* Sarah Bernardt ne montra jamais ni* telle variété,
une telle nouveauté, une telle justesse d'eifete proprement dramati-
ques. On peut imaginer un art plus noble, plus large et pins par, an
service de la tragédie classique; an service du drame contemporain»
je oe croîs pas qu'on puisse rêver un talent plue n*4C, pkts humai*,
plus émouvant» On ne peut nier que, dans oet ardre, une telle mimique
sait miraculeuse. M** Sasah Bernhardt, ici, nous donne autre chose, et
de plus vraiment théâtral qee ce qu'elle nous donnai* autrefois, que ce
dont nous commencions de nous lasser; il faudrait» pour s'enpliaindie,
être Men obstiné contre son plaisir.
M. Pierre fiertoa fait Loris* 11 a joué ce rôle en généreux artiste, en
eieellent comédien. Son art est moins curieux que celui de M^£arah
Btfnhardt et plus voisin do classique; M n'est pas moins touchent,
n'étant pas moins sincère. Par sa passion au troisième acte,, par sa iiou-
leur au dernier, M. Berton a transporté la salle ; son suocès s'est égalé
à oeUri de sa dangereuse partenaire. La Gomédie-Fr ançaise regrettera
M. Jtartan,. comme M°» Sarah Bemhardt, Jusqu'au jour où elle aura 4a
cbence deteconvrer â'nn et TatUre.
Est-ce le Drum$ de la 9u$ é$ la Paix «qui fera tort à Fédoraf le vou-
drais que le paJWic aëàt y voir pour m prononcer en cette affaire: je
souhaite h MM. de La Reunat et Poiel ce transport de justice. Ges mes*
sieurs ont fait d'honorables dépenses pour monter *ae tragédie gau-
loise, Amhra! de M. Grangeneuve. Cette tragédie mériterait aweui que
la mention que je puis lui donner : les mœurs barbares de la vieille
Gaule y sont pittoresquement rendues; plusieurs scènes sont émou-
vantes, malgré l'incohérence de l'action; plusieurs caractères origi-
naux, malgré des défaillances d'exécution, des obscurités, des lacunes;
enfin, si les inversions et les cacophonies y abondent, le style, du
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224 REVUE DES DEUX MONDES.
moins, est ferme et le vers souvent bien frappé; certaines tirades
sont d'une bonne langue de tragédie politique. M. Paul Monnet,
M. Brémont, M116 Tessandier, dans les principaux rôles de cet ouvrage,
méritent d'être applaudis. Pourtant ce n'est pas Âmhra! qui remplira
la caisse de l'Odéon. Ce n'est pas non plus U Mariage de Racine,
comédie ingénieuse, écrite en jolis vers par HM. Guillaume Livet et
Vautrey, pour l'anniversaire de la naissance du poète : l'attrait d'un
si petit ouvrage est trop faible.. On voit du moins que le directeur de
l'Odéon et son associé respectent la tradition comme le cahier des
charges. Il faut leur pardonner, parce qu'ils font beaucoup et profitent
peu, d'avoir compté sur ce ragoût d'un demi-scandale et repris, à pro-
pos de Fèdora, le Drame de la rue de la Paix.
L'ouvrage de M. Belot contient, en son premier acte, une scène
fort bien menée : celle de l'interrogatoire d'Albert dans le cabinet du
juge d'instruction. La donnée de la pièce est intéressante, sans avoir
la valeur dramatique que lui a communiquée M. Sardou. Enfin, si Ton
se rappelle qu'au dernier acte, Julia Vidal avoue ses soupçons passés à
l'homme qu'elle croit innocent et qu'elle aime, je reconnais que cette
confession spontanée a quelque chose de plus naturel et de plus
humain que le silence gardé jusqu'au bout par Fédora, lequel sent un
peu l'artifice. Mais l'exécution de tout ce drame est grossière, incer-
taine., maladroite ; la partie épisodique est d'un burlesque qui ne sort
|pas de la convention vulgaire du mélodrame et du roman-feuilleton»
L'exécution de Fédora, au contraire, est d'une netteté, d'une sobriété,
d'une sûreté, qui prouvent un maître artisan ; et je terminerai comme
j'ai commencé, en disant que l'idée première de la pièce méritait
d'être ainsi traitée. L'artisan, cette fois, n'a pas servi un artiste qui fût
indigne de lui. On peut préférer la comédie de mœurs et même la
comédie dramatique au drame, et le Sardou de la Famille Benoiton, de
Nos Mimes, de Maison neuve à celui-ci. Mais ce fait divers dialogué,
ce drame judiciaire, ce mélodrame est, enfin de compte, une tragédie;
une tragédie réduite à la prose, à la prose active et sans agrément
de M. Sardou, réduite aussi aux allures violentes et brèves qui émeu-
vent plus que d'autres les nerfs émoussès du public de ce temps;
cependant, à considérer l'ouvrage en ses élémens moraux, en son
essence pure, on ne peut lui refuser cet éloge, qui doit mieux que
tout autre chatouiller l'auteur : on ne peut nier contre Aristote que
ce soit une tragédie.
LOUIS GiHDERàX.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 décembre.
Les années se suivent et s'enchaînent sans se ressembler toujours.
Elles ont, du moins depuis assez longtemps, cela de commun qu'elles
ne sont pas précisément heureuses, qu'elles ne peuvent être l'objet
de commémorations bien triomphantes. Elles se succèdent chargées
du poids du passé et aussi du présent, se transmettant l'une à l'autre
un héritage de fautes et de mécomptes qui grossit chemin faisant et
s'alourdit sans cesse. A chaque tour de roue, c'est-à-dire chaque fois
qu'une année recommence, on se sent peut-être repris d'une inépui-
sable illusion et on se remet pour un instant à espérer. On se dit que,
si dans l'année qui disparaît, qui n'est déjà plus que de l'histoire, il y
a eu des contre-temps, des épreuves et des déceptions, l'année nou-
velle sera peut-être plus favorable, qu'elle aura une fortune plus heu-
reuse ou moins ingrate. On se souhaite mutuellement et on se promet
la « bonne année » en face de l'inconnu. Puis, quand l'étape nouvelle
est franchie, quand on est au bout, on s'aperçoit encore une fois qu'il
n'y a rien de changé, qu'il n'y a que quelques mois de plus médiocre-
ment employés. On se retrouve assez souvent en présence de mé-
prises accumulées, de problèmes aggravés et d'un autre inconnu qui
recommence pour l'Europe, pour tous les pays comme pour la France.
Ce n'est point sans doute que cette année, dont la dernière heure
va sonner, ait été plus malheureuse que bien d'autres, qu'elle ait été
troublée par des crises violentes ou marquée par des catastrophes.
Elle a été, à tout prendre, une année de paix extérieure, de paix euro-
Tom tv. — 1883. 15 ^
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226 REVUE DES DEUX MONDES.
péenne, car on ne peut prendre pour une guerre l'expédition anglaise
en Egypte, — et une année de paix intérieure pour tous les pays,
puisque nulle part il n'y a eu ni révolutions ni insurrections. Ce n'est
point une phase de grands événemens ou de grandes explosions, pas
plus pour la France que pour les autres peuples. La France, à part quel-
ques incidens de sédition qui se dénouent devant la justice régulière
et qui ne laissent pas d'être toujours assez mystérieux, la France est
restée assurément la plus tranquille des nations. On ne peut pas dire
qu'elle soit indifférente à tout ce qui se passe; elle n'en est pas du
moins troublée, et, au milieu des excitations des partis qui ont vaine-
ment cherché à l'émouvoir, elle n'a pas cessé d'être ce qu'elle est natu-
rellement, laborieuse et calme, peu disposée à encourager les agita-
tions ou les aventures. A cette heure même où Tannée s'achève, tout
semble suivre, au moins momentanément, un cours à peu près régu-
lier et assez pacifique. La discussion de tous les budgets, qui soule-
vait tant dé discussions sérieuses et délicates, a été vive, animée
dans les deux chambres, au Luxembourg comme au Palais-Bourbon;
elle n'a point été 1 occasion ou le prétexte de crises nouvelles. Le minis-
tère, qui semblait fort menacé avant la session, a réussi à se tirer
d'affaire ; il demeure à peu près intact, peut-être même un peu raf-
fermi après ces débats, de sorte que, pour le moment du moins, on en
est quitte de ces menaces de crises ministérielles, de conflits dont
les partis se font un jeu, — qui ne sont sûrement pas dans le goût
du pays.
Oui sans doute, cette année qui expire aujourd'hui, elle a été pré-
servée des grands troubles par la sagesse du pays lui-même, et elle
finit mieux ou, si Ton veut, moins mal qu'on ne pouvait le présumer;
elle gane l'apparence d'une période régulière où le budget est voté,
où il y a un ministère en paix avec le parlement, où les affaires suivent
leur cours sans interruption. Et cependant, il n'y a point à s'y trom-
per, elle ne comptera pas parmi les années heureuses et elle ne lais-
sera pas de brillans souvenirs. Elle se résume dans l'histoire de trois
ministères, dont deux au moins n'ont pas pu vivre, et dans une sue-
cession d'incidens conduisant la France à une sorte de guerre intestine
des croyances, aux confusions financières, à une abdication de politi-
que extérieure dans une question d'influence traditionnelle. Elle est
destinée peut-être à rester une date décisive pour la république, et
cette fois on ne peut pas dire que si on n'a pas réussi, si on a triste-
ment échoué, c'est parce qu'on n'avait pas assez de pouvoir et de
liberté d'aciion, parce qu'on avait à compter sans cesse avec une oppo-
sition systématique, avec des adversaires assez puissans pour contra-
rier tous les desseins, avec ce qu'on appelle des adversaires systémati-
ques; les monarchistes de toutes les nuances ne sont depuis longtemps
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REVUE. — CHRONIQUE. 227
qu'une minorité dans les chambres, ils ne peuvent rien. Ils ne sont
pas même admis, pour représenter la minorité, dans la commission du
budget, pas plus que dans les autres grandes commissions. Ils n'ont
en réalité aucune participation directe aux affaires. Ce sont les répu-
blicains seuls qui ont eu le pouvoir sans partage en 1882, même avant
Tannée 1882, et c'est bien par leur politique, par leurs idées que s'est
accompli ce travail de décomposition qui est maintenant visible, qui
n'est certes pas fait pour rendre la vie facile à la république. C'est par
eux et par leurs représentant, c'est sous leur influence exclusive, qu'a
été créée cette situation indéfinissable où Ton a eu le spectacle de
ministères arrivant au pouvoir avec de grandes ambitions et périssant
bientôt d'impuissance après avoir tout compromis. Les difficultés qui
existent aujourd'hui ou qui se reproduiront demain ne sont que la suite
de cette série d'expériences dont le dernier né des ministères républi-
cains a reçu l'embarrassant héritage.
Au moment où s'ouvrait cette année 1882, maintenant rejetée dans
le passé, c'était M. Gambetta qui venait d'entrer aux affaires, et certes,
il arrivait au gouvernement dans les conditions les plus favorables. Il
avait pour lui les circonstances, un certain mouvement instinctif de
l'opinion, un ascendant conquis par des années d'habile tactique
autant que par la puissance de la parole. Il était l'homme du jour, le
président du conseil nécessaire, à peu près inévitable. Il n'avait pas à
s'inquiéter de ses adversaires, — il avait tout au plus à craindre ses
amis ou ses alliés. Évidemment, si M. Gambetta l'avait voulu.il aurait
pu, avec l'autorité de sa position et de son talent, créer un ministère
sérieux et peut-être durable. Encore aurait-il fallu cependant associer
à ce gouvernement nouveau des hommes faits pour le fortifier, et
adopter une politique assez large, assez intelligente, assez ferme
pour imprimer à la république le caractère d'un régime de libéra-
lisme et d'équité supérieure. Le président du conseil du ik novembre
1881 semblait ne pas même soupçonner les conditions du problème
qu'il se donnait à résoudre. Chose singulière ! la seule idée sérieuse
que M. Gambetta ait eue pendant son ministère, il avait tout fait
d'avance pour la compromettre. C'était assurément une pensée géné-
reuse et patriotique de ne pas laisser dépérir l'influence de notre
pays, de vouloir saisir une occasion favorable en associant la France à
l'Angleterre dans les affaires d'Egypte. M. Gambetta agissait en
ministre des affaires étrangères jaloux de nos intérêts dans le monde.
Malheureusement il travaillait à la réalisation de cette pensée avec un
tel décousu, avec de telles impétuosités qu'il devait un peu inquiéter,
il faut l'avouer, un gouvernement aussi sensé que celui de la reine Vic-
toria, — et, de plus, il ne s'apercevait pas que la faiblesse de sa poli-
tique extérieure était tout entière dans sa politique intérieure, dans la
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228 REVUE DES DEUX MONDES.
situation précaire qu'il se créait à lui-même. Il avait fait tout le con-
traire de ce qu'il aurait dû faire. Au lieu d'appeler au pouvoir avec lui
des hommes qui auraient pu être une force pour le gouvernement, il
fabriquait un ministère de fantaisie avec ses amis et ses conûdens,
avec toute sorte de personnages qui devenaient aussitôt l'objet d'une
curiosité ironique1' en Europe comme en France. Au lieu de s'attacher
à une politique libérale et habilement mesurée, faite pour gagner
l'opinion, pour rallier tous les esprits sincères, il se livrait tout entier
à une politique de parti, de caprice personnel ou d'aventure.
11 procédait en omnipotent, distribuant les fonctions comme les
faveurs, prétendant imposer le scrutin de liste à une chambre récem-
ment élue, brouillant tout, — et en moins de trois mois il avait trouvé le
moyen d'accumuler assez de méprises, assez d'équivoques et d'empor-
temens pour soulever tous les orages. M. Gambetta avait trop présumé
de ses forces et de sa popularité. 11 prétendait dompter la chambre en
flattant quelques-unes de ses passions, régenter les radicaux, violenter
les modérés; il avait bientôt mis tout le monde contre lui et au pre-
mier choc décisif il disparaissait, perdant d'un seul coup le prestige
qu'il avait gardé jusque-là, laissant une situation troublée, son propre
parti divisé, l'opinion confondue de voir des dons brillans unis à si peu
de jugement. Qu'on répète encore, comme on le disait récemment, que
M. Gambetta est un a grand patriote, » soit ; c'est un témoignage de
sympathie envoyé à un homme aujourd'hui malade. Cela n'empêche
pas que le « grand patriote » est tombé parce qu'il a manqué de dis-
cernement, et ce qu'il y a de plus grave, c'est que dans une occasion
nouvelle, il recommencerait encore, — tant il semble peu soupçonner
tout ce qui Fa perdu il y a un an.
Première expérience ou première aventure de 1882! Après M. Gam-
betta, c'était M. de Freycinet, qui se trouvait chargé de la seconde
représentation de la politique républicaine, et, à dire vrai, la position
de ce nouveau cabinet ne pouvait être ni simple, ni facile en face
d'une majorité dont une fraction, attachée au ministère du 14 novembre
1881, gardait l'amer ressentiment de la défaite. M. de Freycinet se
flattait sans doute d'apaiser les irritations, de rallier cette majorité qui
venait de se scinder si violemment, de jouer le rôle d'un modérateur,
— d'un médiateur entre les diverses fractions républicaines. C'était,
dans tous les cas, un modérateur singulier qui mettait sa tactique à
aller chercher un appui jusque dans les camps les plus extrêmes,
atout céder avec douceur, à abandonner les idées les plus simples, les
garanties les plus nécessaires de gouvernement, avec des dehors par-
faits de modération. Sous le voile de prises en considération réputées
sans conséquence, il laissait tout passer; il se prêtait complaisamment
à tout ce qu'on pouvait proposer sur la séparation de l'église et de
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REVUE. — CHKOMQUE. 229
l'état, sur la réorganisation ou la désorganisation de l'armée, sur la
réforme ou la prétendue réforme de la magistrature, sur la mairie
centrale de Paris. Il croyait peut-être en ajournant, en prenant le
temps pour complice, diminuer ou faire oublier les difficultés; il ne
faisait, au contraire, que les aggraver en les laissant grandir et se pré*
parer à lui-même l'humiliante alternative de céder jusqu'au bout, —
toujours avec modération, — ou de ne pouvoir opposer à la dernière
extrémité qu'une résistSnce impuissante, à demi désarmée. Ce n'était
pas un gouvernement, c'était l'absence de gouvernement, et ce qu'il
y avait de dangereux pour la France, c'est qu'il n'y avait pas plus de
direction dans la politique extérieure que dans les affaires intérieures,
M. Gambetta avait pu, sans doute, se montrer un peu emporté, un
peu aventureux, et porter son inconsistance agitée dans une politique
où il aurait fallu plus de suite et de prudence. M. de Freycinet, pour
éviter de ressembler à son prédécesseur, pour se dégager de la poli-
tique de M. Gambetta, se réfugiait dans un système de perpétuelles
irrésolutions. Que se proposait réellement M. de Freycinet dans ces
affaires d'Egypte, qui, au moment de son arrivée au pouvoir, prenaient
d'heure en heure plus d'importance? Évidemment, il ne l'a jamais bien
su lui-même, et dans tous les cas, il n'a jamais osé se décider. Il
négociait avec l'Angleterre pour ne rien faire et avec l'Europe pour se
mettre à l'abri d'une délibération collective. Un jour, il se prêtait à
quelque démarche d'ostentation à Alexandrie, puis il se retirait comme
effaré. Il se payait de demi-mesures, de demi-démonstrations, de
demi-coopérations, pour lesquelles il demandait des crédits équivo-
ques et mal définis. Il semblait toujours agité de la crainte méticu-
leuse d'une responsabilité précise, avouée devant le parlement, et il
finissait par exposer la chambre à voter les yeux fermés l'abdication
de la France dans ces affaires d'Egypte, où l'Angleterre seule allait
avoir désormais toute liberté.
Que signifiait ce vote presque unanime du mois de juillet, qui en
décidant la retraite de la France, l'abandon de toute une politique tra-
ditionnelle en Egypte, atteignait du même coup le gouvernement qui
Pavait provoqué? On serait bien embarrassé de le dire: il pouvait
signifier que le gouvernement s'était déjà trop avancé ou bien qu'il
n'avait pas su agir utilement et à propos pour les intérêts de la France.
Ce qui est certain, c'est que le ministère Freycinet succombait pour
n'avoir pas osé avoir une opinion. Il disparaissait brusquement comme
le cabinet qui l'avait précédé, mais d'une manière plus humiliante,
laissant à son tour les affaires plus compromises, une situation parle-
mentaire plus troublée, les intérêts extérieurs et intérieurs du pays
plus amoindris, et c'est dans ces conditions que naissait un troisième
ministère» — celui qui existe encore. Pour celui-là, pour ce nouveau
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230 REVUE DES DEUX MONDES.
et dernier venu de la politique républicaine, la position était certes
moins facile que pour tous les autres, puisqu'il héritait des fautes, des
complications accumulées par les deux cabinets auxquels il succédait.
C'est là peut-être ce qui a fait sa force depuis six mois et ce qui Ta
soutenu jusqu'au bout de cette session qui unit avec Tannée. Il a
profité depuis sa naissance de l'impossibilité de toutes les autres
combinaisons, de la fatigue qui est dans le pays, des incertitudes du
parlement lui-môme. Son rôle après tout était de vivre sans rien com-
promettre, de maintenir la paix publique dans le pays, de sauvegarder
autant que possible la dignité de la France dans les conditions qui
avaient été créées, et plus d'une fois le nouveau président du conseil,
ministre des affaires étrangères, M. Duclerc, a expliqué comment il
entendait la mission qu'il avait reçue. M. le président du conseil n'a
pas caché qu'il y avait des points intéressant Tordre intérieur aussi
bien que la considération extérieure de la France, sur lesquels il se
refuserait à des concessions dangereuses, — et par quelques-uns de ses
actes, notamment par la menace de sa démission le jour où on avait
l'air de vouloir supprimer l'ambassade française auprès du saint-siège,
il a bien montré qu'il parlait sérieusement. La bonne volonté n'est pas
douteuse. Que malgré les intentions de son chef, le ministère ait
encore bien des faiblesses et de compromettantes partialités, qu'il
flatte des passions toujours difficiles à satisfaire, qu'il soit parfois, lui
aussi, impuissant ou complice, ce n'est que trop évident. Oui, le minis-
tère se montre le plus souvent timide dans ses résistances, empressé à
désarmer certaines hostilités, très prompt à subir certaines influences;
mais ici on se trouve en face d'une question plus générale, bien autre-
ment grave, qui presse et domine le gouvernement comme le parle-
ment. Le fait est qu'à la suite d'entralnemens qui datent déjà de
plusieurs années, qui ont été loin de se ralentir en 1882 et dont le
ministère d'aujourd'hui n'est pas seul responsable, la politique dite
républicaine a pris un tel caractère, qu'elle a fini par créer cette situa-
tion violente et amoindrie où Ton se débat aujourd'hui, d'où Ton ne
sait plus comment sortir. Elle est devenue une œuvre réellement ori-
ginale, facile à reconnaître à ces deux traits essentiels: l'esprit de
parti, de secte avec tous ses emportemens et la médiocrité avec ses
turbulences aussi vulgaires que stériles.
On aurait beau s'en défendre, ce malfaisant esprit de secte se mani-
feste partout et à tout propos. Il est l'inspiration de cette politique
prétendue républicaine qu'on s'efforce de faire prévaloir par tous les
moyens. Sur bien d'autres points on peut se diviser dans le parti, — sur
ce seul point on se retrouve toujours d'accord, et il y avait môme der-
nièrement des députés qui, pour reconstituer la majorité républicaine,
n'avaient imaginé rien de mieux que de ramener au combat les pas-
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REVUE. — CHRONIQUE. 231
sions anticléricales, de déchaîner de nouveau la guerre aux croyances
religieuses. Toutes les (ois qu'il s'agit de supprimer un aumônier, de
toucher aux indemnités d'un cardinal ou aux maîtrises des cathédrales,
de réduire une modeste subvention destinée à entretenir de braves
religieuses qui représentent la France en Orient, on peut être certain
qu'il se trouvera une majorité pour accomplir ces œuvres méritoires.
Ce n'est plus une politique, c'est une manie qui va jusqu'au ridicule,
et dans cette campagne, le conseil municipal de Paris, on le pense
bien, a l'ambition d'être toujours à l'avant-garde; il ouvre la voie à la
chambre. Tout récemment encore, ce conseil plein de sollicitude, mais
fort peu préoccupé de rester dans la limite de ses droits, ne protestait-il
pas contre l'enseignement spiritualiste inscrit dans les programmes
scolaires? C'était, à son dire, un attentat véritable, qui ne tendait à
rien moins qu'à créer deux nations, — la nation du conseil muni-
cipal et l'autre, celle qui croit en Dieu ! Sans doute, le gouvernement
résiste parfois et se défend des violences par trop ridicules; plus sou-
vent encore il cède à des passions qu'il ne peut toujours contenir, qu'il
a lui-même encouragées, et dont l'unique effet est de provoquer la
révolte des consciences sincères en instituant sous le nom de répu-
blique une domination de secte. Et, d'un autre côté, si la politique du
jour est livrée à cet esprit de secte, elle n'est pas moins envahie parla
médiocrité bruyante et stérile. Qu'on se rende un peu compte de tout
ce qui a été proposé ou essayé depuis quelques années sous prétexte
d'inaugmvr Père des réformes républicaines. On a voulu toucher à
tout, à l'armée, à l'administration, à la magistrature, aux finances, au
concordat. Pour toutes ces questions légèrement et confusément sou-
levées il y a eu des propositions, des commissions parlementaires, des
rapports, des projets, des discussions sans fin. A quoi est-on arrivé?
Les commissions ont assez fréquemment travaillé pour rien. Rapports
et discussions ont été sans résultat. On n'a rien fait, et la raison en est
bien simple : c'est que, pour résoudre de si graves problèmes, les décla-
mations et les fantaisies de parti ne suffisent pas. Il faut une étude
attentive, réfléchie, impartiale des intérêts de toute sorte qui se trou-
vent engagés dans un changement de législation. A ce prix seulement,
on peut se flatter de réaliser des réformes sérieuses. Le reste n'est
qu'une œuvre de médiocrité agitatrice, et après beaucoup de bruit inu-
tile tout reste en suspens ou tout finit par des expédiens imaginés pour
satisfaire des ressentimens de parti ou des ambitions personnelles.
Ce qu'il y a de plus étrange ou de plus caractéristique peut-être
aujourd'hui, c'est que sous l'influence de cet esprit de parti et de secte
qui règne, avec cette médiocrité qui nous envahit, on en vient par
degrés à ne plus tenir compte des vérités les plus simples, des droits
les plus élémentaires, des plus vieilles et des plus invariables garan-
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232 REYCJE DES DEUX MONDES.
ties de la vie publique. L'esprit d'arbitraire [et de confusion fait vrai-
ment de rapides progrès et s'introduit maintenant partout en maître.
On dispose capricieusement des finances, et un ancien ministre de l'in-
Btruction publique peut se montrer tout glorieux en disant lestement
qu'il a dépensé en une année ce qui ne devait être dépensé qu'en six ans.
On interprète sans façon les lois et au besoin on les suspend. On môle
dans une œuvre parlementaire les dispositions les plus disparates, et à
propos du budget on modifie toute une législation, on met en interdit
les garanties communales et départementales jusqu'ici inviolables. On
fait tout cela légèrement, étourdiment. Pourvu qu'on puisse dire qu'il
y a un intérêt républicain en jeu, cela suffit : c'est la règle souveraine,
et c'est vraiment une chose curieuse de voir avec quelle facilité les
habitudes discrétionnaires renaissent toutes sous toutes les formes. Un
préfet est appelé devant une cour de justice pour rendre témoignage
de faits accomplis dans un département qu'il a administré; il raconte
ses relations avec une compagnie industrielle, la compagnie de Mon-
ceau-les-Mines, et au courant de son récit il ajoute comme la chose la
plus simple du monde que, dans une circonstance il a menacé le direc-
teur de suspendre l'expédition de toutes les affaires de la compagnie
dans les bureaux de la préfecture s'il ne lui était donné satisfaction
sur une question toute spéciale qui ne motivait d'ailleurs en aucune
façon une intervention publique : il s'agissait des rapports de la com-
pagnie avec ses ouvriers. Ainsi un administrateur de département qui
a certainement tous les moyens réguliers de faire prévaloir son auto-
rité dans la mesure légitime et dans les questions où il a un droit
d'intervention, trouve tout simple de dire à un directeur de compa-
gnie : Voici un fait qui à la vérité ne me regarde pas, mais vous ferez
ce que je voudrai, ou toutes vos affaires seront arrêtées. — Il parait que
cela est naturel, puisque le préfet déclare hautement qu'il Ta fait
sans hésitation, et c'est au moins la preuve que les préfets de la répu-
blique ne regardent pas trop à leurs droits, qu'ils savent se servir de
l'intimidation ou de la coercition discrétionnaire,— bien entendu contre
ceux qu'ils sont portés à considérer comme des adversaires. Ils ont
gardé les habitudes du gouvernement personnel.
Un des spécimens les plus récens et les plus bizarres des déguise-
mens que peut prendre aujourd'hui l'esprit d'arbitraire et de confu-
sion, c'est certainement ce qui vient de se passer en pleine chambre à
l'occasion d'une loi semi-financière, semi-politique, sur laquelle la
commission du budget a eu à faire un rapport. Le ministère de l'in-
struction publique a demandé un crédit de 120 millions en faveur de
cette caisse des écoles qui a été instituée pour subvenir à la construc-
tion des lycées et des maisons scolaires de villages. 120 millions, ce
n'est là qu'un crédit partiel en attendant les 700 millions ou peut-être
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REVUE. — CHRONIQUE. 233
les 1,400 millions dont on nous parle. Il n'y a point à examiner pour
le moment si ce n'est pas là une dépense un peu exagérée, ni même
s'il n'y a pas quelque emphase dans le tableau que M. Jules Ferry
s'est plu à tracer de ces écoles nouvelles qui doivent devenir les palais,
les monumens ou peut-être les églises de la « démocratie rurale. » Il
ne s'agit pas de cela; mais, dans la loi nouvelle, à côté du crédit que
personne n'a contesté, il y a une série de dispositions aussi exorbi-
tantes qu'imprévues. Jusqu'ici, en matière de dépenses locales, les
conseils-généraux avaient à émettre un avis obligatoire; les communes
seules, sauf certains cas déterminés, pouvaient disposer de leurs res-
sources et surtout décréter des emprunts. Maintenant tout est changé
pour les écoles; d'après la loi nouvelle, les conseils-généraux seront à
peine consultés pour la forme, et les préfets pourront, de leur propre
autorité, imposer extraordinairement les communes ou décréter dis-
crétionnairement des emprunts. En d'autres termes, départemens et
communes sont d'un seul coup dépossédés d'un des droits les plus
anciens et les plus essentiels, celui de voter leurs dépenses et leurs
emprunts. Et sous quelle forme cette nouveauté se produit-elle? Sous
la forme d'un article sommaire d'une loi de finances. Vainement M. de
Marcôre s'est efforcé de montrer combien il était étrange et dangereux
de tout confondre, de toucher, à propos du budget, aux lois organi-
ques des départemens et des communes, de substituer aux préroga-
tives locales l'autorité discrétionnaire des préfets. Vainement aussi,
un ancien ministre de l'intérieur, M. René Goblet, a défendu les liber-
tés municipales et a demandé tout au moins que les emprunts impo-
sés aux communes pour la construction de leurs écoles ne pussent être
décrétés que par une loi. Tout a été inutile. On s'est moqué des scru-
pules de M. de Marcère et de la compétence législative invoquée par
M. Goblet, aussi bien que des discours par lesquels de simples députés
conservateurs ont défendu les droits de leurs départemens et de leurs
municipalités. On a voté une diminution de liberté au pas de charge,
comme s'il s'agissait de supprimer le crédit d'un traitement d'aumô-
nier!
Pourquoi donc mettre cette impatience fébrile à voter une œuvre de
confusion et d'arbitraire ? Pourquoi ne pas même attendre cette loi
nouvelle d'organisation municipale sur laquelle M. de Marcère vient
justement de présenter un rapport avant la lin de la session ? Ah ! sans
doute, il y a un motif, le grand motif qui absout tous les emporte-
mens; il y a ce qu'on croit être l'intérêt républicain, — il y a la raison
d'état dont M. Clemenceau a plaidé l'autre jour la cause avec une pas-
sion véhémente et acérée. Avec la raison d'état, on peut tout se per-
mettre; on a le droit, puisqu'on a le pouvoir, de poursuivre l'instruc-
tion religieuse jusque dans son dernier asile, de contraindre les
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234 REVUE DES DEUX MONDES.
communes, môme celles qui ont déjà des maisons scolaires, à em-
prunter pour construire ces écoles nouvelles rêvées par M. Jules Ferry
et par les partisans de l'enseignement laïque, de réduire ses adver-
saires au silence sous prétexte qu'ils défendent la « liberté de l'igno-
rance. » La raison d'état, voilà qui est bien ; mais alors ce n'était pas
la peine de renverser l'empire pour reprendre aussitôt ses traditions
et ses procédés. Il y a mieux; il ne faut pas même s'arrêter au der-
nier régne napoléonien, il faut remonter au premier empire, à cette
époque où Napoléon imposait, lui aussi, son enseignement d'état et
avait, lui aussi, son catéchisme officiel, qui ressemblait au manuel d'in-
struction civique du temps présent. C'était l'empire autrefois, c'est
aujourd'hui la république; au fond, la doctrine est la même, et M. Gobi et
avait certes raison de dire l'autre jour : « Si la république devait être
cela, si les droits des citoyens devaient être remis entre les mains des
agens de l'administration, en vérité, elle serait peu défendable... »
C'est là cependant que conduit cette prétendue politique républicaine,
mélange d'esprit de secte et de médiocrité confuse, qu'on veut imposer
comme la loi souveraine, qui n'a jusqu'ici d'autre résultat que de
laisser la France fatiguée, excédée dans sa vie intérieure, affaiblie
dans son rôle extérieur. C'est là qu'on en est venu, à cette fin assez
morose, assez vulgaire de l'année 1882, et il faut évidemment revenir
à d'autres idées, à d'autres traditions, à un plus pur sentiment de la
liberté et du droit, si l'on veut que, dans l'année nouvelle qui s'ouvre,
la république soit « défendable, » selon le mot de l'ancien ministre,
que la France retrouve sa sève vivace et généreuse.
Cetie année qui s'achève plus ou moins heureusement pour tout le
monde, elle n'a pas vu, dans tous les cas, s'accomplir sur notre vieux
continent civilisé de ces événemens qui sont une date de l'histoire,
qui bouleversent ou renouvellent la société européenne. Elle a com-
mencé dans la paix, elle unit dans la paix, sans avoir connu les grands
conflits, les complications qui ont troublé d'autres époques. Ce n'est
pas, sans doute, que tout soit pour le mieux en ce monde, que les
relations des gouvernemens et des peuples soient tellement simples et
faciles que toutes les crises soient impossibles. Elles renaîtront peut-
être un jour ou l'autre, ces crises, elles pourront renaître des situa-
tions contraintes et forcées, des antagonismes mal déguisés, du mou-
vement fatal des choses, de toutes ces questions que l'année 1882 n'a
point créées, qu'elle lègue à une année nouvelle. Pour le moment du
moins on n'en est pas là, et s'il faut tout écouter, il ne faut rien grossir
dans tous ces bruits de polémiques, de guerres de plume qui se repro-
duisent périodiquement en Europe au sujet des alliances qui se nouent
ou se dénouent, des combinaisons qui se préparent.
(Test une tradition presque invariable : de temps à autre, les Alle-
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REVCE. — CHRONIQUE» 235
manda ont besoin de s'émouvoir et de réveiller l'attention, de montrer
quelque événement a en perspective. » Tantôt ils se tournent du côté
de l'ouest, vers nous, et ils supposent à la France toute sorte de pro-
jets. Ils évaluent nos forces, ils surveillent l'état de notre armée et
nos mouvemens, ils s'inquiètent môme de quelques modestes fonds
secrets qui ne peuvent manifestement être mis sans dessein à la dis-
position du ministre des affaires étrangères. — Tantôt ils se tournent, le
sourcil froncé et le regard menaçant, du côté de la Russie. Us suppu-
tent le nombre de kilomètres de chemins de fer que les Russes con-
struisent à leur frontière; ils découvrent des fortifications qui s'élèvent;
des camps retranchés déjà formés; ils ont aperçu des rassemblemens
inquiétons, des régimens de cavalerie en marche. Ils se défient du
panslavisme et des projets de la Russie. — C'est une campagne de
plume qui vient de se renouveler pendaut quelques jours en Alle-
magne et qui n'a précisément rien d'imprévu. Cette fois, du moins,
ces polémiques semi- guerrières, semi- diplomatiques, ont été rajeu-
nies par quelques incidens particuliers faits pour piquer la curio-
sité. 11 y a eu le voyage du ministre des affaires étrangères du tsar,
de M. de Giers, qui a été l'inépuisable thème de tous les commen-
taires, et, chose curieuse, avec ce voyage tant commenté a coïncidé
presque aussitôt la révélation du traité qui lie intimement l'Alle-
magne à l'Autriche- Hongrie. Cette alliance des deux empires, elle
était sans doute connue et avouée depuis longtemps. On n'ignorait
ni ses origines, ni son caractère général, ni son but. On ne savait
pas absolument en quoi elle consistait, sous quelle forme et dans
quelles limites elle avait été conclue. On sait maintenant qu'il y a un
traité qui date de l'automne de 1879, qui a été signé pour cinq ans,
et par une particularité au moins piquante, c'est au moment où M. de
Giers faisait sa tournée de Berlin, de Rome, de Vienne, que le traité a
été révélé.
Quel rapport y a-t-il entre ces déplacemens, ces entrevues, ces révé-
lations et toutes ces polémiques allemandes des dernières semaines ?
M. de Bismarck, en laissant publier un traité qui est son œuvre, a-t-il
voulu répondre indirectement à des propositions russes ou avertir
l'Autriche et préparer d'avance le renouvellement d'une alliance à
laquelle il tient visiblement ? Tous ces incidens enfin sont-ils le signe
de difficultés intimes au centre du continent, de prochains remanie-
mens dans les rapports des cabinets, de complications imminentes?
Il est assez vraisemblable qu'on a fait beaucoup de bruit pour rien,
que pour célébrer la fin de l'année on s'est un peu trop échauffé
sur toutes ces combinaisons éventuelles, problématiques de guerre
ou de diplomatie, et, à défaut d'autre lumière, on a du moins les
déclarations récentes du président du conseil de Hongrie, H. Tisza,
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236 REVUE DES DEUX MONDES.
qui a été interpellé dans le parlement de Pesth. M. Tisza n'a point
hésité à déclarer, pour la satisfaction de son parlement, que tout ce
qu'on disait des armemens de la Russie était une exagération, que
la situation diplomatique n'était nullement en péril, qu'il n'y avait
absolument rien à craindre pour la paix de l'Europe. M. Tisza n'est
point sans doute le ministre des affaires étrangères de l'empire
austro-hongrois, et le ministre des affaires étrangères de Tempe*
reur François-Joseph, le comte Kalnoki lui-même n'est pas M. de
Bismarck, dont la parole serait bien autrement décisive pour éclair-
cir tous les doutes; mais enfin, ce qui se dit en Hongrie, dans un
pays de liberté universelle,, a sa valeur, et M. Tisza n'aurait pas
parlé comme il l'a fait s'il n'avait pas connu la vérité des choses, s'il
n'avait pas su ce qu'il y a d'assez factice dans ces polémiques, dans
ces agitations d'un jour.
Au fond, que resterait-il donc de tous ces bruits qui, de temps à autre,
se répandent à la surface de l'Europe pour s'éteindre bientôt? Ce qu'il
y a de bien clair, c'est que, s'il existe des difficultés ou des défiances
entre de grands gouvernemens, il n'y a pas pour le moment d'irrépa-
râbles incompatibilités, c'est que, s'il y a des déplacemens d'intérêts
et de relations, il ne s'ensuit pas que ces évolutions doivent con-
duire par le plus court chemin à de meurtrières scissions. Autrefois
la Russie était l'amie , l'alliée invariable pour l'Allemagne ou plu-
tôt pour la Prusse, et la dernière expression de cette vieille cordia-
lité a été ce qu'on a appelé un instant l'alliance des trois empereurs.
Aujourd'hui, tout a changé, il n'y a plus d'alliance des trois empereurs;
il n'y a que l'alliance des deux empires du centre, et ce qui reste aussi
parfaitement évident, c'est que cette alliance ne semble nullement
menacée. L'Allemagne et l'Autriche paraissent assez disposées à se suf-
fire à elles-mêmes; elles n'excluent précisément personne, elles ne
recherchent personne, pas plus l'Italie que la Russie, qui pourtant, l'une
et l'autre, auraient parfois bonne envie d'être admises à l'intimité et
qui ne semblent guère réussir dans leurs tentatives. Après tout, cette
alliance austro-allemande, quelle qu'en ait été l'inspiration première,
elle n'a rien de menaçant pour la paix, et la paix est certainement le
premier besoin comme le premier vœu des peuples dans cette année
qui va s'ouvrir aussi bien que dans l'année qui s'achève aujourd'hui.
Ch. de Mazade.
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REVUE. — CHRONIQUE. 237
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Le mois de décembre a mieux fini qu'il n'avait commencé. La tour-
nure satisfaisante qu'ont prise les débats parlementaires touchant
la situation du budget et l'état général de nos finances a rendu quel-
que courage à la spéculation à la hausse, et le mouvement de dépré-
ciation a été immédiatement arrêté. Une légère reprise s'est même
produite sur les rentes françaises, ainsi que sur quelques valeurs,
Crédit foncier, Chemins de fer, Suez. Le marché, dans l'ensemble, a
conservé pendant toute la quinzaine une fermeté qui fait bien augu-
rer des dispositions dans lesquelles va commencer l'année nouvelle.
Avec les derniers jours de 1882, de cette année du krach qui n'aura été
pour notre bourse qu'une longue et douloureuse liquidation des illu-
sions et des folies de l'an 1881, va disparaître, il faut l'espérer, ce
découragement qui a paralysé toutes les affaires et donné une prise
trop facile aux agressions des baissiers.
Les fonds publics ont regagné quelques centimes depuis le 15 décem-
bre. Le cours de 115 fr. sur le 5 pour 100 a été l'objet d'une lutte assez
vive, à l'occasion de la réponse des primes.
La Banque de France à 5.300 francs offre aux acheteurs un revenu de
5 1/2 pour 100 environ. lia été détaché en effet cette semaine sur ce titre
un dividende semestriel de 125 francs. Fin juin, les actionnaires avaient
déjà reçu 165 francs, et le dividende total est ainsi de 290 francs. Les
bénéfices des six derniers mois n'ont pas atteint un chiffre aussi élevé
que ceux des six premiers mois, et rien ne prouve que les résultats
du premier semestre de 1883 permettront de distribuer même 125 fr.
aux actionnaires. Un placement en actions de la Banque de France,
quelle que soit l'excellence de cette valeur, ne donne donc en réalité
qu'un rendement très variable, et c'est pourquoi on capitalise en ce
moment à un taux supérieur à 5 pour 100 un titre de premier ordre,
dont le prix devrait atteindre très vite 6.000 francs et plus, si les
actionnaires pouvaient compter en tout temps sur un dividende mini-
mum de 250 francs. L'argent s'est resserré pendant cette quinzaine à
Paris et à Londres, et il ne paraît pas impossible que le taux de l'es-
compte soit élevé prochainement au-delà du détroit. Cette perspective
ne saurait nuire à la bonne tenue des actions de la Banque de France.
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238 REVUE DES DEUX MONDES.
Le Crédit foncier a des partisans et des détracteurs également achar-
nés. Ceux-ci ont essayé, au moyen d'un article publié dans un des
journaux les plus graves du matin, de persuader au public que notre
grand établissement hypothécaire faisait courir les plus graves dan*
gers au crédit de l'état et à la fortune publique en voulant emprunter,
le mois prochain, 200 millions. Il est très exact que, depuis un an, le
.Crédit foncier a consenti des prêts pour une somme très élevée et que
ses ressources provenant des émissions colossales de 1879 et de 1880
seront avant peu tout à fait épuisées. Il est également vrai que la mul-
tiplication des sociétés qui ont pour objet l'achat de terrains et la con-
struction de maisons de luxe peut provoquer un jour une crise immo-
bilière; mais le Crédit foncier peut répondre que son métier est de
prêter sur hypothèque, que le devoir de ses administrateurs est d'im-
primer l'impulsion la plus vigoureuse au développement des affaires
sociales, et qu'il serait singulier qu'un établissement spécialement
institué pour venir en aide à la propriété foncière refusât tout à coup
son concours sous le prétexte qu'il ne doit pas encourager la spécula-
tion sur les immeubles. Mais si le Crédit foncier veut continuer à
prêter, ce qui est son droit, sa fonction et son devoir, il faut qu'il
emprunte. Il est donc à peu près décidé que rémission des obligations
foncières aura lieu du 15 au 20 janvier prochain; il reste encore à con-
stituer, avec plusieurs des établissemens financiers de Paris, le syn-
dicat de garantie et à fixer le prix d'émission. Le cours de 350 francs
par titre de 500 francs rapportant 15 francs et remboursables en
soixante-quinze ans a été indiqué, mais il est assez probable que ce
prix sera abaissé de quelques francs. L'action du Crédit foncier était
tombée au-dessous de 1,300 francs au moment où parut l'article
auquel nous faisons allusion plus haut. Elle s'est immédiatement rele-
vée, effet qui peut-être n'était pas prévu, et des achats suivis l'ont
portée à 1,340. Un acompte de 27 fr. 50 sur le dividende de l'exercice
1882 sera mis en paiement en janvier, et un avis officieux a fait
savoir que le dividende total s'élèverait au minimum à 55 francs.
Sur les autres sociétés de crédit, les affaires ont été des plus res-
treintes. La Banque de Paris s'est relevée de 1,020 à 1,050, et c'est à
peine si l'on peut signaler des variations de quelques francs sur la
Banque d'escompte à 550, la Société générale à 585, le Crédit lyon-
nais à 555, la Banque franco-égyptienne à 610, la Banque des pays
autrichiens à 540, le Comptoir d'escompte à 1,000, le Crédit industriel
et la Société de dépôts à 700.
L'année 1882 aura été sévère pour tous les établissemens de crédit
d'ordre inférieur qui vivaient d'émissions ou dont le portefeuille était
rempli de valeurs démesurément majorées et tombées depuis à vil
prix. Parmi ceux qui subsistent , et dont les actions ne peuvent se
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REVUE. — CHRONIQUE. 239
négocier pour la plupart que beaucoup au-dessous du pair, combien
pourront traverser l'année qui va s'ouvrir? La Banque hypothécaire,
absorbée par le Crédit foncier, a déjà disparu. Il en est qui végètent
en ce moment, obscurs et inactifs, capables toutefois d'attendre des
temps meilleurs, et sur le sort desquels on peut se rassurer : Crédit
foncier algérien, Banque centrale du commerce, Banque commerciale
et industrielle, Banque russe et française, Compagnie algérienne,
Crédit algérien, Banque transatlantique, Banque maritime. Les desti-
nées de tout le groupe des Sociétés immobilières, Compagnie foncière
de France et d'Algérie, Société foncière lyonnaise, Société des Immeu-
bles et Rente foncière sont des plus incertaines. Les deux Crédits
mobiliers, celui de France au*- si bien que celui d'Espagne, se trou-
vent paralysés par une dépréciation considérable de leur portefeuille.
L'un toutefois donne 12 fr. 50 en janvier, tandis que l'autre a cru plus
prudent de s'abstenir. La Banque parisienne fait tout ce qu'elle peut
pour prouver sa vitalité, la Banque française et italienne a des chances
sérieuses de renaître à la vie par une réduction de capital. Plus bas,
sur la liste, nous trouvons la Société financière, le Crédit général fran-
çais, le Crédit de Paris, la Banque romaine, la Banque nationale et la
Société nouvelle; c'est dans les rangs de cette arrière-garde, dont nous
n'avons pas épuisé la nomenclature, que Tannée 1883 verra sans doute
se produire de nombreux vides.
Les transactions n'ont pas été actives cette quinzaine sur les actions
des chemins français. La spéculation n'ose plus toucher à ces valeurs,
ne sachant ni quand pourront être conclues les conventions entre l'état
et les compagnies, ni quelle influence c^s conventions pourront exercer
encore sur la fixation des futurs dividendes. Le comptant seul a relevé
de quelques francs ces titres, qui se trouvent regagner dans la seconde
quinzaine de décembre exactement ce qu'ils avaient perdu dans la pre-
mière. Les mêmes fluctuations se sont produites sur les cours des che-
mins étrangers, dont la spéculation s'éloigne de plus en plus. Les Che-
mins autrichiens ont faibli pendant les deux derniers jours sur des
ventes d'origine allemande; la situation de cette grande entreprise
subit en ce moment une importante transformation par suite des con- .
vendons que la compagnie vient de passer avec les deux gouverne-
mens de Hongrie et d'Autriche et qui ont pour objet la séparation de
ses lignes en deux réseaux distincts, ayant chacun son organisation et
son administration spéciales.
Le groupe des valeurs de la compagnie de Suez a eu un marché fort
agité; des ventes précipitées ont fait perdre à l'action le cours de 2,200;
des rachats Pont brusquement porté au-dessus de 2,300. Des varia-
tions quotidiennes de 40 et 50 francs sur cette valeur tiennent à dis-
tance les capitaux de placement, et la spéculation seule continue à
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240 RETUE DES DEUX MONDES.
déterminer les prix. Or la spéculation ne se sent plus comme autre-
fois poussée exclusivement vers la hausse; elle doit en outre tenir
compte de deux facteurs importans : le ralentissement dans la progres-
sion des recettes et les menaces de concurrence, si peu vraisemblables
qu'elles soient. Cette semaine encore le Times a consacré un long
article au projet de construction d'un grand canal d'eau douce entre
Alexandrie et Suez par le Caire, devant servir à la fois au transit inter-
national et à l'irrigation des terres du delta.
Le Gai se tient à peu près immobile à 1,550. Le conseil municipal
n'a pas encore abordé l'examen du projet de traité présenté par l'ad-
ministration. Les cours de l'action des Omnibus sont tenus avec fer-
meté. Les actionnaires savent qu'ils peuvent compter sur un dividende
minimum de 75 francs pour 1882.
L'Italien n'a pu reprendre le cours de 90 francs, avant la fin de
l'année, malgré l'imminence du détachement du coupon semestriel.
Cependant les nouvelles financières et politiques de Rome sont plus
propres à relever qu'à compromettre le crédit de l'Italie, et lorsque le
classement du dernier emprunt sera plus avancé, une amélioration de
cours sur ce fonds d'état se produira rapidement.
De Constantinople ont été transmises des informations confirmant
l'accord de toutes les parties dans l'affaire de la régie coïntéressée
des Tabacs ; l'administration des revenus concédés encaisse des sommes
supérieures à celles qu'elle obtenait il y a un an ; aussi les valeurs
ottomanes se distinguent-elles par une grande fermeté; il a été acheté
depuis quelques jours de fortes quantités de rente turque pour le
compte de banquiers qui suivent avec attention la marche des affaires
financières en Orient.
L'Obligation égyptienne unifiée se maintient entre 350 et 360, et il
est probable que ces cours seront avant peu dépassés. D'après les
sommes dont peut disposer déjà l'administration de la Dette publique,
on estime que les fonds nécessaires au service des prochains coupons
d'avril et de mai sur la Privilégiée et l'Unifiée seront en caisse dès le
mois de janvier 1883.
Le directeur-gérant : C. Buloz.
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LA
FERME DU CHOQUARD
QUATR1ÈM
XV.
Quand le marquis Raoul, harassé sans être las, rentra le soir à
Mon taillé, il y rapportait un carnier plein et un cas de conscience,
ou, si l'expression parait trop forte, une question de conduite à
résoudre. Il dîna tête à tête avec sa mère, qui aimait à causer
et désirait qu'on l'écoutât; elle le trouva distrait et s'en plaignit.
En sortant de table, elle lui proposa une partie de trictrac. 11 oublia
plus d'une fois de marquer, et elle lui prenait ses points.
11 se retira de bonne heure dans son cabinet de travail, où son
courrier l'attendait. 11 se hâta de le dépouiller. Parmi quelques
paperasses encombrantes, qu'il jeta au feu d'une main dédaigneuse,
il démêla sur-le-champ deux lettres d'affaires qui réclamaient ses
soins. Recouvrant aussitôt toute la lucidité de son esprit, il les lut
et les médita. Puis il écrivit la réponse d'un style aussi net que
concis. Lorsqu'une jolie femme et une belle affaire se disputaient
son attention, il donnait toujours le pas à la belle affaire, et, au beau
milieu du pfus doux transport, il ne se fût pas embrouillé dans une
addition. C'est une faculté bien précieuse.
*!; Voy<a la Bévue du !«' et du 15 décembre 1882 el du 1" janvier 1883.
TOTtt lt. — 15 JA-Tnra J883. M
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242 REVUE DES DEUX MONDES.
Dès qu'il eut fini, il alluma un cigare, s'installa dans un fau-
teuil les pieds sur les chenets, et il eut avec lui-même l'entretien
que voici :
— C'est dommage qu'elle soit un peu courte de taille. Que
n'a-t-elle deux pouces de plus! Ce serait parfait. Il me semble
aussi que, depuis son mariage, elle a pris un peu trop de rondeur.
Cette sorte de femmes ont un malheureux penchant à l'embon-
poÏQt; avant dii m% celle-ci seaa repfeta. Mais» quoi qrffl arrive;
et malgré ses petites tares, il faut avouer qu'elle est diablement
jolie. Quels cheveux! quels yeux! quelle bouche! quelle fraîcheur
et quelle finesse de teint! Comment donc ce père et cette mère s'y
sont-ils pris?.. On prétend que, pour faire une bonne salade, il faut
l'association d'un avare, d'un prodigue, d'un sage et d'un fou;
c'est le prodigue qui met l'huile et le fou se charge de la moutarde.
Une jolie femme est une salade bien faite. Du moelleux et du haut
goût, nous avons de l'un et de l'autre, et jamais le proverbe n'a
dit plus vrai, il y a de fines épices dans cette petite boite.
Son cigare brûlait mal; il se leva pour le rallumer, et, après
s'être rassis :
— Eh! vraiment, reprit-il, l'avoir à soi, ne fût-ce qu'un mois,
mettons-en trois ou quatre, ce serait un vrai régal. Faudrait-il se
donner beaucoup de peine? Il n'y a pas d'apparence. Elle a trouvé
tantôt que je la regardais de trop près ; j'ai cru qu'elle allait me
manger; mais nous connaissons ces petites simagrées. Le fait est
que j'arrive à point nommé, dans le moment psychologique.. Pen-
dant tout ce déjeuner, elle avait l'air de la fille de Jeph té pleurant
sa virginité sur la montagne, avec cette différence que l'a.utre l'avait
encore, dont elle enrageait, tandis que celle-ci l'a perdue et regrette
peut-être de n'en avoir pas fait un meilleur placement. Ce ménage
ne va pas. Cet imbécile de Robert lui aura refusé quelque bijou ou
il prétend l'obliger à préparer la pâtée pour ses chapons. Le mala-
droit n'a pas su la prendre ; elle a contre lui quelque grosse ran-
cune. Je me trompe bien, ou son heure est venue; elle appelle le
loup... Et le loup, ma foi! n'est pas loin, ajoutait-il en se caressant
la moustache. Raoul, cette aventure sent la chair fraîche, et c'est
le ciel qui me- l'envoie, car oa ne s'amuse pas ici tous les jours. Ma
mère a l'intention d'y rester jusqu'au commencement de février;
il faudra que je fasse la navette entre Paris et Montaillé. Elle a
invité, paraît-il, les Sirmoise et je ne sais qui; triste divertisse*
ment. Je vois clair dans son jeu, elle s'est mis en tête de me ma^
rier; son idée est que les bons mariages ne se font que dans les
châteaux, l'ennui aidant. Mon Dieu! si elle y tient beaucoup, je ne
dis pas non, tout en me réservant le bénéfice d'inventaire. Mais
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LA. EfiBUE DU GnOQUARD, 243
cela n'empêche rien, et ce pavillon de chasse qui est au bas du>parc
semble avoir été inventé tout exprès pour certain genre de rendez-
vous» C'est une vraie solitude, très ombragée, très discrète, com-
muniquant par une étroite allée couverte avec une petite grille qui
s'ouvre sur une route où il ne passe pas grand monde*.. Il me
semble que je la vois d'ici pousser cette .grille d'un doigt timide
et, trottant menu, apparaître tout au bout de l'allée comme un joli
point gris ou lilas, la couleur me fait rien à l'affaire :
— C'est vous, ma belle? *
— Oui, c'est moi. Ah! monsieur le marquis, comme le oœur me
bat ! Je me repens d'ôtre venue. . .
— fiame! quand on voit pour la première fois le loup, il est bien
permis de sentir battre son cœur... Petite rousse, si jamais le loup
te tient, tu verras beau jeu !
Décidément 6on cigare brûlait mal, ne tirait pas. U le jeta au feu,
prit la pincette, se mit à tisonner, et, tout en tisonnant, il lui vint
des inquiétudes qui ressemblaient à des scrupules.
— Ce qui m'ennuie dans cette affaire, pensait-il, c'est le mari.
Cet animal-là ne m'a jamais rendu que de bons services. Une fois
jsurtout, .il s'est montré fort obligeant, fort empressé à me venir en
aide dans mes embarras. Sans lui que serais-je devenu? Xe récom-
penser de ce beau trait en lui prenant sa femme, c'est un peu dur,
sans compter que j'ai la fâcheuse habitude de ne jamais le rencon-
trer sans lui toucher la main. Vous verrez que dorénavant il ne
manquera pas une occasion de me la tendre; c'est une manie com-
mune à tous les maris trompés. Et il faudra la prendre, h. secouer.
Cela se fait tous les jours; mais on a beau dire, c'est désagréable.
Et puis s'il venait à savoir!., car tout finit par se savoir. C'est mon
garde-chasse, c'est ce Polydore qui m'ennuie aussi. Le drôle. a toute
sorte de curiosités indiscrètes, et, au moment où Ton s'y attend
le moins, on le voit sortir de terre sans crier gare. S'il surprenait
•un jour sa petite sœur se glissant en tapinois le long de l'allée cou-
• verte, il serait trop flatté de l'aventure pour pouvoir se tenir d'en
parler, et, de proche en proche, notre petit secret irait se promener
au Choqoard.
Pour dissiper les fâcheuses pensées qui lui étaient venues, il lâcha
sa pincette, attira à lui sa caisse de cigares, en alluma un second
<pà brûla i>eaucoup mieux que le premier, et ses objections ne tar-
dèrent pas à s'évanouir.
— Bon Dieu ! repritril, à quelles misères vais-je m'arrèter! Comme
a'il était bien difficile de se débarrasser de ce Polydore et de ses
-indiscrétions! Parbleu! les jours de rendez-vous, j aurai bien soin
de le tenir à distance, je l'enverrai faire quelque course lointaine,
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244 REVUE DES DEUX MONDES.
je donnerai de l'exercice à ses jambes de chamois. Et, pour ce qui
est du mari, lui ai-je donc tant d'obligations? Quand il m'a avancé
cette petite somme, il était bien sûr de rentrer dans son argent, que
dis-je? de faire par-dessus le marché une bonne affaire. Je lui achète
de la paille, je lui loue sa chasse, je lui ai fait l'honneur de lui ser-
vir de témoin dans l'auguste cérémonie de son mariage. Vraiment,
ce Robert est un ingrat. Je comptais sur lui pour me venir en aide
dans ma campagne électorale; j'espérais qu'il me tiendrait l'étrier.
Il a très mal répondu aux ouvertures que je lui faisais tantôt. Il a
battu froid, il m'a allégué ses opinions bleues, belle couleur, ma
foi! mais je n'apprécie, pour ma part, que les opinions utiles, ce
seront toujours les miennes. Ah! mon bel ami, tu fais le fendant, le
puritain! À ton aise, je reprends ma liberté, me voilà dégagé de
tous mes scrupules. Je l'aurai, cette charmante femme que tu
négliges, à qui tu fais des chagrins, et, au surplus, en te la pre-
nant, c'est un service que je te rendrai. Elle a de l'humeur, du
noir; je me chargerai de la distraire, de la consoler; elle n'en sera
que plus aimable dans son intérieur, et tout le monde s'en trouvera
bien.
11 fit quelques tours dans sa chambre, et, de minute en minute,
il se sentait plus convaincu de la justesse de son raisonnement et
de la beauté de son projet. Le refrain de sa litanie était : a Fermier
du Choquard, en te croquant ta poule, je te ferai beaucoup d'hon-
neur. » Nous avons dit qu'il y avait en lui deux hommes, un mar-
quis greffé d'un bourgeois, lequel, sans se refuser tous les plaisirs
coûteux, donnait la préférence à ceux qui coûtaient peu. Ce bour-
geois représenta au marquis que la femme dont il s'agissait n'était
pas seulement beaucoup plus jolie que telle ou telle, mais qu'il
n'aurait à lui payer ni robes ni soupers fins, qu'elle ne lui deman-
derait ni une loge à l'Opéra, ni un petit hôtel, ni deux pur-sang
pour son coupé, qu'il s'en tirerait à bon compte, qu'il aurait beau-
coup de plaisir à peu de frais, que c'était une belle affaire, qu'il
serait fou de la laisser échapper. Ce raisonnement ajouté à l'autre
lui parut décisif; il lui sembla que la cause était jugée, qu'il n'y
avait pas à y revenir, et cependant, un quart d'heure plus tard, il
avait changé d'avis. Adossé contre sa cheminée, les bras croisés sur
la poitrine, il se disait :
— Raoul, mon fils, prenez-y garde; je vous vois entrain de faire
une sottise, et un candidat à la députation qui se respecte n'en fait
jamais dans son arrondissement électoral ; quand il veut s'amuser,
il passe dans l'arrondissement voisin. Ce Robert, qui se déclare
impuissant à vous servir, pourrait bien avoir les bras très longs
pour vous desservir. Oui, malgré toutes vos précautions, il pour-
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LA FERME DU CHOQUARD. 245
rait résulter de cette affaire quelque esclandre qui vous ferait du
tort. Et d'ailleurs, êtes-vous né d'hier? Vous feriez-vous encore
des illusions? Vous vous figurez que cette petite rousse ne res-
semble pas à toutes les femmes, et cette aventure, qui vous sort
des voies battues, a je ne sais quel piquant de nouveauté qui
vous séduit. Détrompez-vous; on croit qu'il y a plusieurs femmes,
il n'y en a qu'une, toujours la même. On se flatte de manger un
nouveau plat, on reconnaît bien vite le vieux plat réchauffé. Et
qui vous répond que cette petite fermière ne se mettrait pas à vous
aimer sérieusement, à vous adorer tout de bon? Gomment vous en
débarrasser? Il y aurait des scènes, des tragédies, et vous ne les
aimez pas... Raoul, mon fils et mon vieil adolescent, dans le doute,
abstiens-toi ; c'est le mot de la sagesse. Quoi qu'il t'en coûte, tu
vas me jurer de ne pas remettre les pieds au Choquard. Cours après
tes faisans, mais laisse tranquilles les perdrix du prochain, et ne
prends pas sa poule à celui qui l'engraisse. Crois-moi, occupe-toi
plutôt de Wu de Sirmoise. Elle est fort laide, paraît-il, mais son
père est fort riche. Il convient de se préparer de loin aux austères
devoirs du mariage. Considère-toi comme entré dans l'octave du
saint sacrement; fais une retraite et mets- toi en état de grâce. Le
ciel et tes électeurs récompenseront peut-être ta vertu.
Ce fut dans ces louables sentimens que Raoul gagna son lit, et il
s'endormit sur sa bonne résolution. À vrai dire, il ne dormit pas
longtemps; à neuf heures du matin, il était déjà au Choquard, cou-
rant après les perdrix du prochain, peut-être après sa poule. Il
allait, il venait, regardait de ci, de là, sans rien tuer et sans rien
prendre, ni poil ni plume. Un beau lièvre lui passa presque entre
les jambes; il le manqua honteusement. Son chien, Velox, le con-
templait avec des yeux de mépris, et rien n'est plus sensible à un
chasseur que les mépris de son chien. Mais il n'en avait cure ; son
esprit était autre part. Il vit tout à coup Velox s'élancer à toutes
jambes dans un taillis qui servait de bordure à une terre labourée;
il l'y suivit. Le basset s'était dirigé vers un tas de bourrées et de
fagots qui séchaient au soleil, et, sans doute, il avait découvert
quelque gros gibier, car il jappait avec fureur. Raoul continuait
d'avancer, épaulant déjà son fusil, le doigt sur la détente, quand il
vit sortir de derrière les bourrées un capuchon en cachemire blanc
et la tête d'une jolie femme qui tenait un livre à la main. C'était à
elle qu'en avait Velox; près d'un an auparavant, il l'avait prise à
partie dans un moulin, et il suffit qu'un chien vous ait aboyé une
lois pour qu'il vous aboie toujours. Comme elle se défendait de son
mieux contre lui, elle aperçut Raoul et son fusil, et d'un air demi-
eflrayé, demi-souriant :
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2Â6 REVUE DES DEUX MONDES.
— Monsieur le marquis, lui dit-elle, je ne suis pas un lierre; ne
me tuez pas.
Depuis le déjeuner de la veille, Aleth avait repensé plus d'une
fois au marquis Raoul de Montaillô. Sa figure ve lui disait pas
grand chose. On a vu que, dans ses entretiens *vec lui-même, Raoul
ae traitait sans façon de vieil adolescent. C'était une impression de
ce genre qu'il avait faite à la jeune femme. Elle lui avait trouvé
l'air un peu vieillot, la physionomie d'un geai déplumé. Mais ce
n'est pas sur leur visage qu'elle jugeait les hommes ; peu lui importait
qu'ils eussent le nez bien troussé ou 4a jambe bien faite; elle ne
regardait qu'au rang, à la situation qu'ils occupaient dans le monde,
à l'importance de leur personnage. Elle avait su reconnaître que,
malgré son air vieillot, Raoul avait dans les manières une aisance,
une noble désinvolture qui annonçait un marquis, un de ces hommes
qui sont nés avec des éperons aux talons. Le prince imaginaire
que son père avait rêvé de lui voir épouser au Gratteau et qui ne
s'était jamais présenté l'avait dégoûtée des grands de la terre. Efle
se disait qu'ils n'avaient aucun rôle 4 jouer dans son existence,
qu'ils n'avaient pas été créés pour son usage, et elle les laissait
trôner dans leur empyrée srans s'inquiéter d'eux plus que de l'étoile
du matin ou du baudrier d'Orion, dont elle n'avait que faire. Ils ne
faisaient pas partie du monde où habitaient ses pensées; il lui sem-
blait prouvé qu'il ne se passerait jamais rien 'entre elle et un
marquis. Pénétrer avec effraction dans l'aristocratie de la grande
culture avait été le suprême effort de son ambition et de son génie.
Elle s'était flattée de devenir la noble souveraine d'une grande
ferme; c'était pour elle le comble de l'humaine grandeur et de
l'humaine félicité ; elle ne désirait, ne voyait rien au-delà. Hélas!
qu'était-il advenu de cette souveraineté, objet de ses ardentes con-
voitises? Son sceptre et sa couronne gisaient dans la poussière à ses
pieds. i>
Les marquis Prâtêressaienrt si peu, et celui-ci en particulier loi
plaisait si médiocrement, que, pendant tout Je déjeuner, elle ne
s'était occupée de lui qu'à ses momens perdus. Mais certain regard
qu'il s'était avisé de fui jeter avait triomphé de celte indiffé^?eTïce.
Si l'insolente brutalité de ce regard l'avait indignée, l'intensité, la
violence de désir qu'il annonçait lui avait causé quelqtre émotion
en lui révélant qu'il pouvait se passer quelque chose entre im mar-
quis et Aleth Guépie. Elle ne savait qu'en penser, elle n'avait pas
encore assis son opinion sur le compte de M. de Montailbé, elle *e
posait des questions, l'enquête était ouverte, et dans l'état d!esprit
où elle se trouvait, cette distraction fut la bienvenue; c'était un
bien autre passe-temps qu'une visite au Gratteau. Bref, elle était
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L* FEBME DU CttOQUAiffi*, 247
fort intriguée, fort désireuse de revoir le marquis pour approfondir
le point qui l'occupait , pour éclaircir un mystère qui faisait tra-
vailler son cerveau. À plusieurs reprises, elle s'était dit : — Revien-
dra-t-il? — II était revenu, elle l'atrait aperçu de sa fenêtre, car il
avait eu soin de se montrer beaucoup. Elle jeta sur sa tête son
capuchon de cachemire et, avisant sur sa table un bel exemplaire
de Jocélyn , doré sur tranches, que MUe Bardèche lui avait prêté
dans l'espoir qu'elle y trouverait des consolations, elle jugea qu'il
pouvait lui servir à quelque chose. Elle l'avait à peine ouvert, il n'y
avait là rien qui pût la toucher, point d'Aleth Guépie haïssant sa
belle-mère et brouillée avec son mari. Comme l'avait dit M. Larrar
zet, elle ne sortait jamais d'elle-même, n'aimait rien hors de so*i
Hais un Jocelyn, qu'on fait semblant de lire, peut servir à se donner
une contenance. Le mettant sous son bras, elle descendit au jardin,
d'où elle s'échappa par une petite porte qui s'ouvrait sur un sentier.
Elle se trouva bientôt dans le taillis, incertaine de ce qu'elle vou-
lait faire, guettant au travers de ce qui restait de feuilles tous les
mouvemens de Raoul. Puis, le voyant se diriger de son côté, elle
s'émit réfugiée derrière les fagots, où le basset était venu, ht sur-
prendre.
— Excusez-moi, madame, lui dit-il en la saluant avec empresse-
ment, de vous avoir dérangée dans votre retraite; mais ne craignez
point. Quoique j'aie eu tout le matin des distractions qui m'ont rendu
fort maladroit, elles ne vont pas jusqu'à me foire confondre une
charmante femme avec le lièvre que j'ai manqué tout à l'heure. Ce
qui m'amuse, c'est la sottise de mon chien, qui a pensé se venger
de mes maladresses en me conduisant sur une fausse piste. Ce
stupide animal ne se doute pas que je donnerais tous les lièvres
de la terre pour avoir le plaisir de faire quelquefois une rencontre
pareille à celle-ci.
Ce compliment, débité d'un ton respectueux, lui parut bien
tourné, ne lui déplut pas, mais elle l'écouta d'un air assez froid.
Elle se sentait en pays inconnu, elle était décidée à n'avancer que
bride en main. Comme elle se taisait, il renoua l'entretien en lui
disant d'un ton familier :
— Quel livre lisez-vous là?
— Jocélyn.
— Vous aimez les vers ?
— Beaucoup. W Bardèche me disait l'autre jour qu'il n'est rien
de tel que la poésie pour nous faire oublier nos chagrins.
Cette réponse l'inquiéta. Les femmes qui aiment les vers lui
agréaient peu, et ce n'était pas un bas-bleu qu'il était venu cher-
cher'an Choqnard.
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248 REVUE DES DEUX MONDES.
— Peut-on savoir, lui demanda-t-il, quel est votre poète favori?
— Vous le voyez, c'est Jocelyn.
On poids se détacha de sa poitrine, il n'était plus inquiet et, de
nouveau, il se sentit violemment attiré vers cette petite personne
qui embrouillait le titre des ouvrages et le nom des auteurs,
— Moi aussi, reprit-il pour se prêter à son humeur, j'adore la
poésie et je trouve comme vous que c'est la grande consolatrice.
— Vous avez donc besoin de vous consoler? demanda-t-elle avec
étonnement.
Là-dessus, il s'embarqua dans un grand discours sur la vanité
des plaisirs et des affaires, sur le vide de l'existence, sur les dégoûts,
les sécheresses de ce désert qu'on appelle le monde. On eût dit un
voyageur dans le Sahara, en quête d'une oasis et d'un puits, et ses
yeux semblaient dire : « Voilà l'oasis; que je voudrais m'y reposer!
Voilà le puits; que je serais heureux de m'y désaltérer! » 11 man-
qua son effet comme il avait manqué son lièvre; Aleth trouva qu'il
y avait un peu de galimatias dans son homélie. Faute de se bien
connaître, ils avaient fait fausse route tous les deux. Ils ressem-
blaient en ce moment à deux violons qui cherchent à s'accorder, à
prendre le la et n'y parviennent point. Le plus sûr moyen de s'en-
tendre est quelquefois d'y aller de franc jeu. Par une déplorable
méprise, ces deux esprits très positifs, dont l'un ne s'intéressait
qu'à ses divers appétits, dont l'autre n'était sensible qu'aux défaites
ou aux triomphes de son orgueil, se donnaient rendez-vous dans
l'azur; ils étaient sûrs de ne jamais s'y rencontrer.
— Je ne comprends pas que vous ayez des chagrins, réponuit-
elle avec un peu de brusquerie. Vous êtes homme, vous êtes
riche, vous êtes marquis, vous faites ce qui vous plaît, vous n'avez
que la peine de commander et on obéit.
Persistant dans son erreur, il répondit d'un ton sentimental :
— Croyez, chère madame, que la plus triste des solitudes est
souvent un grand château.
Heureusement le dernier mot de sa phrase sauva le reste en fai-
sant vibrer une grosse corde. Dans son enfance, Aleth avait souvent
ouï parler de ce fameux château de Montaillé et des sommes énormes
employées à sa restauration. Mais Montaillé était un lieu absolu-
ment clos, personne n'y pénétrait. L'immense parc était entouré
de toutes parts d'un mur très élevé. La grille d'honneur, qui faisait
face à la Roseraie, ne Wissait voir qu'un tournant d'allée bordée
de noirs sapins; les sauts-de-loup ne découvraient au regard qu'un
dessous de bois et, de temps à autre, un chevreuil bondissant ou
les gambades d'un écureuil sautant de branche en branche. C'est
tout au plus si de Ja route de Melun, qui côtoyait au midi l'enceinte
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LA FERME DU CH0QUARD. 249
fortifiée de cette vaste garenne, on apercevait quelques clochetons,
quelques girouettes dépassant la cime des arbres, tant le feu mar-
quis avait tenu à cacher sa vie au monde, à n'être contemplé que
des habitons du ciel. L'envie vint à Aleth de visiter ce lieu si her-
métiquement clos. Elle se disait que pour savoir nettement ce
qu'elle devait penser du châtelain, il fallait commencer par voir le
château. En toute chose, elle procédait du dehors au dedans, et
c'est sur la chape qu'elle jugeait de l'évêque.
— On assure, monsieur le marquis, que votre parc est superbe,
reprit-elle après un silence.
11 se hâta d'empaumer la voie :
— Si vous étiez curieuse de le visiter, s'écria-t-il, je serais bien
charmé de vous faire les honneurs de mes grands chênes, et je
vous garantis que d'aussi loin qu'il leur en souvienne, ils n'auront
jamais vu passer au pied de leurs vieux troncs un visage de femme
plus frais et plus gracieux.
On prétend qu'on ne peut retenir le chat quand il a goûté de la
crème; mais avant qu'il y touche, que de cérémonies! 11 tourne
autour de son écuelle en affectant de ne pas la voir. Il fait le gros
dos, se frotte aux meubles, se lèche les babines, et tour à tour il
recule, il avance, il se ravise. Enfin l'y voilà, vous croyez qu'il va
boire ; un peu de patience I ce n'est pas encore pour cette fois, tant
il a peur qu'on ne l'écbaude ou ne l'empoisonne.
— Je vous remercie, répondit Aleth ; mais Montaillé est à une
bonne lieue d'ici.
— N'allez-vous jamais à Helun? reprit-il d'un ton pressant.
. — Quelquefois... le samedi.
— A votre retour, au bas d'une côte, tournez la tête à droite.
Vous verrez un petit chemin bordé de deux murs en pierres sèches.
Ce petit chemin conduit à une grille, et cette grille est une des
entrées de mon parc.
— Et que fait-on de sa voiture? dit-elle en levant le menton.
— Presque en face de ce petit chemin, il y a une méchante
auberge, un tournebride où les rouliers s'arrêtent volontiers pour
donner à leurs chevaux un picotin d'avoine.
— Les aubergistes sont souvent indiscrets, fit-elle en froissant
entre ses doigts Tune des pages de son Jocelyn.
— Oh ! bien, quand les aubergistes se mêlent de ce qui ne les
regarde pas, on leur répond que le parc de Montaillé est célèbre
pour ses bolets, pour ses oronges, et qu'on a reçu du propriétaire
la permission d'en aller cueillir.
Le chat s'approchait par degrés de son écuelle, il trempa dans la
crème le fin bout de son museau, tout annonçait qu'il allait boire.
Fermant résolument son livre, Aleth répondit :
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250 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne dis ;pas .non. il e&t passible qu'un samedi, en revenant
de Melun, vers trois .heures...
— Pourquoi pas samedi prochain ? mternHtfpit-il avec la vivacité
d'un homme qui prend feu. Gardea-votts d'attendre que mes arbres
aient perdu leurs dernières feuilles, je tiens à vous les montrer à leur
avantage. Pormettoz-moi d'espérer que, dans cinq jours au plus
tard, à trois heures. ~ Je prends acte de cette promesse. 11 me
semble que nos chagrins ont des confidences à se faire et que
pendant quelques instans au moins j'oublierai ma solitude , -mes
ennuis.
Puis, par une nouvelle maladresse, contemplant dans me serte
d'extase les bourrées et «les fagots, impassibles témoins de ses
exploits oratoires, de ses débuts dans l'éloquence ornée et lyrique,
il s'écria :
— Voilà un endroit dont le souvenir me sera toujours cher. H
s'y est passé quelque chose.
Elle trouva qu'il allait beaucoup trop vite et surtout ^beaucoup
trop loin ; elle en était encore aux préliminaires de son enquête,
elle n'avait garde de s'engager. Bile battît aussitôt en retraite et
repartit sèchement :
— Monsieur le marquis, ne comptez pas sur moi. Je n'ai rien
promis.
Il n'eut pas le temps de lui répondre. Le bruit d'un pas se fit
entendre, et ayant tourné la tête, il reconnut ce mari qu'il soup-
çonnait de refuser des bijoux à sa femme ou de la contraindre i
préparer la pâtée pour ses chapons. En revenant d'un deses champs,
Robert avait aperçu le capuchon blanc d'Aleth et fait un crochet
pour la rejoindre. Cette brusque apparition causa au marquis une
surprise désagréable ; mais les vieux adolescens sont toujours à la
hauteur des circonstances.
— Arrivez donc pour recevoir mes excuses, mon cher Robert,
lui dit-il en lui tendant la main. Figurez-vous que j'ai failli faire un
malheur, et vous me voyez encore tout ému de mon .aventure. Si
je l'avais lâché ce malheureux coup de fusil, là, que m' auriez- vous
fait?
— Je me serais dit, répliqua froidement Robert, qu'il est très
imprudent à une femme de se promener dans une remise quand les
chasseurs y sont, et qu'au surplus les malheurs ne se guérissent
pas par des malheurs.
Puis jetant un coup d'œil sur le carnier vide de Raoul :
— 11 me semble, monsieur le marquis, que vous 'revenez bre-
douille.
— J'en suis si honteux que vous ne me rewrrez pas de la sai-
son. Mauvaise année; le gibier est rare.
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LÀ, PEAME DU CH0QIÏARD. 251
Ik reprirent lecheminide la* ferme, et Une fut plus question que
de la pluie et du beau temps, des diwera.aacidens qui dérangent les
couvées* AJeth marchait à quelques pas devant, eux, balançant son
livre qu'elle tenait à la main et agitant, peut-être une question dans
son esprit. Ra*ul ne tarda pa& à prendre congé,, et à peine eut-il
disparu, Robert dit. &sa femme :
— l'ai menti tout à l'heure. S'il t'avait tuée, je lui aurais cassé la
tète.
— Le mal ne serait pas grand, répfcgttant-elta en haussant les
épaules, mais ne fais donc pas des phrases»
Au même iostant,. Saoul se disait à lui-même :
— Vous verrez qu'elle viendra. Je panerais, volontiers mes deux
cents actions de la nouvelle Union, des asphaltes qu'elle viendra.
XYL
Le lendemain, Raoul se rendu k Paria; ses affaires, ses conseils
d'administration, son agent de change, ses banquiers» l'y rappe-
laient sans cesse. 11 ne fut de retour que le samedi à la première heure»
et il eut le chagrin, en arrivant, de trouver installés à Montaillô le
duc de Sirmoise, La. duchesse, leur fils et leurs deux filles. Le duc
était impatient de se mettre ea chasse. Chevreuil, faisan, lapin ou
renard, tous les coups de fusil lui étaient bons* Raoul, vivement
contrarié, dut inventer des défaites pour faire entendre raison à cet
enragé tireur, pour, obtenir que la partie fût remise au dimanche. Il
allégua qu'on ne pouvait rien faire sans Polydore, son garde, qui
était un fort habile homme et que malheureusement il était obligé
d'envoyer en course. H n'admettait pas qu'on lui gâtât son après-
midi ; il attendait une visite, il y comptait.
Il avait, tort d'y trop compter. Lorsqu'elle partit pour le Gratteau,
AJeth ne savait absolument pas ce qu'elle ferait au retour* Elle
quitta Jl"6 Bardëche tout de suite après le déjeuner, afin de pouvoir
revenir tranquillement et délibérer à son. aise. Elle mit son cheval
au petit trot, puis au pas.. Mais plus elle allait, plus elle se sentait
partagée entre une vive curiosité qui l'entraînait à.Montaiilé et une
sourde et lancioante inquiétude qui lui conseillait de brûler l'étape.
Son. indécision rétonnait elle-même. Le plus souvent elle n'avait
pris pour règle de sa. conduite que les soudaines illuminations de
sou génie, elle avait, agi par une sorte d'impétuosité naturelle, et
ses fougues l'avaient bien servie. Elle avait bientôt fait de bander
son arc,, la flèche volait, frappait la cible en plein noir* 11 n'en était
plus ainsi.. Elle hésitait», tergiversait, balançait le pour et le contre,
elle raisonnait et déraisonnait. C'est que jusque-là les. rêves et les
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252 REVDE DES DEUX MONDES.
calculs les plus hardis de son ambition avaient porté à cru, reposé
sur un terrain solide, sur des données certaines empruntées à l'ex-
périence. Sans sortir de l'auberge de son père, elle avait pu devi-
ner tant bien que mal ce que c'était qu'une grande ferme et un grand
fermier. Mais depuis trois jours elle se trouvait hors de son élément,
en face d'une grande inconnue. Les marquis et les châteaux étaient
pour elle un monde tout nouveau, où son imagination ne s'aven-
turait qu'à pas comptés, tâtonnait dans le brouillard et craignait
de s'y perdre. Elle appréhendait que, dans ce monde plein de mys-
tères, rien ne se passât comme dans l'autre, que sa volonté n'y eût
affaire à trop forte partie ou ne donnât dans quelque embûche, que
les événemens ne fussent ses maîtres. A déjeuner, elle avait tâché de
tirer de MUe Bardèche, sans faire semblant de rien, quelques éclair-
cissemens à ce sujet; la directrice du Gratteau n'avait point connu
de marquis. Elle se doutait bien que comme tout le monde ils
avaient le nez à peu près au milieu du visage; mais elle n'avait point
approfondi les mœurs de cette variété curieuse du règne animal.
En arrivant au tournebride, Aleth faillit passer outre. Elle se
ravisa cependant; elle se dit : « Bah! la vue n'en coûte rien. » Elle
entendait par là qu'elle voulait voir le parc du dehors et s'en aller
bien vite. Elle descendit de voiture. Un garçon d'écurie lui offrit
ses services, elle le pria de donner un picotin à son poney, qui n'en
sentait guère lo besoin. L'instant d'après, se dérobant aux regards,
elle s'engageait furtivement dans un chemin enfermé entre deux
murs en pierres sèches, qui la conduisit en moins de trois minutes
à la grille du parc.
Là, elle s'arrêta soudain ; cette grille lui fit peur, quoiqu'elle n'eût
rien d'effrayant. Ce n'était pas la porte de l'enfer, on n'y lisait point
cette inscription: « Toi qui entres, laisse toute espérance. » Ce
n'était pas non plus cette porte tragique, décrite par un poète espa-
gnol, sur le linteau de laquelle un mari jaloux avait marqué en guise
d'enseigne l'empreinte de sa main rougie dans le sang d'une épouse
infidèle. C'était une jolie petite grille en fer forgé et ouvragé. A tra-
vers les barreaux, on apercevait une allée étroite, bien sablée, bor-
dée par des charmes qui se rejoignaient en berceau, cheminant
droit devant elle jusqu'à un carrefour en forme d'étoile. Au milieu de
ce carrefour, il y avait un pavillon moitié pierre, moitié brique. Et
pourtant cette grille lui faisait peur. Il lui semblait qu'il était dan-
gereux de l'ouvrir, qu'on ne savait pas bien où elle menait, qu'on
n'était pas sûr d'en ressortir comme on y était entré, et le long de
l'allée couverte elle devinait des pièges, des chausse-trapes. 11 lui
semblait surtout que tout près de là se tenait en embuscade un
portier qu'elle ne voyait pas et qui noterait au passage son nom et
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LA FERME DU CH0QUARD. 253
sa figure. Cet invisible portier, dont elle sentait la présence à je ne
sais quel frissonnement de tout son être, était sans doute sa desti-
née, qui l'attendait et la guettait.
Elle retourna précipitamment sur ses pas ; mais elle rentra bien-
tôt dans son bon petit naturel, et la nature l'avait faite si peu timide
qu'à peine eut-elle perdu de vue cette maudite grille qui l'épou-
vantait, sa peur lui sembla ridicule et lui fit honte. Elle regarda sa
montre; il était deux heures un quart. Ceci la décida: « Il ne m'at-
tend qu'à trois heures, pensa-t-elle. J'ai le temps de satisfaire ma
curiosité avant qu'il vienne. » En définitive, ce n'était pas le châ-
teau, c'était le châtelain, le cicérone qui l'effrayait. « Si jamais je
le revois, pensa-t-elle encore, je lui dirai que je me suis promenée
sans lui dans son parc, il sera bien attrapé. Entrons, regardons et
sauvons-nous. »
Elle fit volte-face, rebroussa chemin, ouvrit la grille, qui grinça
lamentablement sur ses gonds. Puis, sans regarder ni à droite ni à
gauche, elle enfila au pas de course l'allée couverte, atteignit le
carrefour, d'où elle espérait entrevoir ce mystérieux château dont
elle voulait pouvoir dire qu'elle l'avait vu» Mais un épais rideau de
fourrés et d'arbres de haute futaie le lui cachait entièrement.
Des cinq chemins qui s'offraient à son choix, elle prit celui qui sem-
blait sortir le plus vite de la garenne. Peu à peu les fourrés s' éclair-
cirent, une ouverture se fit dans les branches entre-croisées des
chênes, et sans aller plus loin, elle vit ce qu'elle voulait voir. Une
immense pelouse se déployait devant elle; il y avait au milieu une
pièce d'eau où voguaient des cygnes. Tout au bout de la pelouse qui
se relevait en pente douce, occupant toute la longueur d'une ter-
rasse entourée de balustres et soutenue par des contreforts, le châ-
teau de Montaillé lui apparaissait dans sa gloire, avec son corps de
logis central aux larges baies cintrées, avec ses pavillons aux toits
aigus, avec ses tours rondes percées de fenêtres à croix de pierre
et couronnées de mâchicoulis, avec les pinacles qui surmontaient
ses lucarnes, avec la flèche à jour de sa chapelle, dont un beau
soleil de fin d'octobre faisait étinceler les vitraux. Elle ne pouvait
distinguer aucun deuil, maisl'eOet imposant de l'ensemble l'éblouit.
Une soudaine révolution se faisait dans ses pensées; sa mesure des
choses et du possible changeait subitement. Elle se rappela qu'un
soir elle était tombée en pâmoison devant trois charrues attelées cha-
cune de trois chevaux, devant quatre cents moutons et un champ
de luzerne. Elle prenait en pitié ses étoonemens, ses extases d'au-
trefois. Ce qui lui avait paru grand lui paraissait étriqué et mes-
quin; ce qui lui avait semblé merveilleux lui semblait méprisable.
Qu'était-ce qu'une grande ferme? Qu'était-ce que ce monde étroit
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254 REVUE DES DEUX MONDES.
où s'agitaient obscurément les Lanteimeux et les Gambois ? U n'y
avait d'admirable qu'un grand château et un grand marquis. Eté
pensa à Robert Paluel, et Robert Paluel lui fit Tefiet d'un tout
petit homme» d'un Bain. Gomment avait-elle pu se méprendre, s'a-
buser à ce point? Figure&rous un habitant de notre humble pto-
nète transporté tout à coup dans Sinus, et qni rougit de confusion
en songeant à la taupinière' que soûj esprit avait eu la faiblesse de
trouver grande.
En sortant de sa rêverie» elle crut démêler sur la terrasse des
formes vagues qui se mouvaient.. Ce devaient être des marquis et
des marquises ; elle aurait bien voolu les considérer de plus près»
les marquise* surtout. Elle cherchait à se les représenter, eHe les
composait ai l'image et sur 1b patron de ce château, belles, nobles;
imposantes, majestueuses, pleines de pompe et de morgue, disant
des choses étonnantes avec de grands airs de tête et des gestes
solennels* Quoi |Urelle n'e&t jamais été an théâtre, elle en faisait des
princesses d'opéra» Elle ne savait pas que les vraies marquises
ne diflôreiit des bourgeoises, quand toutefois elles s'en distinguent»
que par l'exquis dans le simple, par l'aisance parfaite avec laquelle
elles vont et viennent dans la vie comme dans cm endroit qui leur
est connu depuis des siècles, où elles se sentent comme chez elles*
À foroe d'y penser, son imagination se familiarisa par degrés
avec ce» nobles créatures qui vivaient entre ciel et terre, dans le
luxe et l'éclat d'un monde à part, loin des vulgarités- humaines,
exemptes de tout mal et de tout déplaisir r du travail qui gâte les
mains» de l'ennui qui ronge le cœur, de la pluie qui mouille et de la
crotte qui salit. Peu à peu elle s'apprivoisait avec leurs grandeurs
et se permettait de les toiser ; elle faisait la réflex km que ces reines
n'avaient eu que la peine de naître, qu'ellesdevaient tout à une com-
plaisance injuste de la fortune» qu'il y avait en* ce moment dans le
parc de Monteillé une petite femme que personne ne voyait et à qui
il ne manquait peut-être qu'u* peu d'école pour être digne de frayer
avec des marquises. Après les avoir contemplée» humblement et
d'en bas, comme un grillon regarde une étoile, elle les regardait
avec les yeux verts de l'envie, elle les jalousait, les haftsaît. Un
serpent venait de la mordre-an cœur. Elle s'était dit que l'homme
qui l'avait invitée à faire un tour dans son parc était sûrement
Û-haut, sur cette terrasse, auprès de ces belles dames, qu'il enquê-
tait avec elles, souriait à leurs propos, leur faisait 1» cour, oubliant
le rendez-vous qu'il avait donné, s'inquiétant peit qu'Aleth Guépie
se morfondit à l'attendue.
Elle voulut en avoir le cœur net* s'assurer s'il l'avait oubliée on
sacrifiée. Elle résolut d'aller s'embusquer quelque part et de s'échapr
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LA FERME DU CHOQUARÛ. 2<iâ
per furtivement dès qu'elle saurait à quoi s'en tenir. Elle tira sa montre
pour y regarder l'heure. Au même instant elle entendit le marteau
de l'horloge de Montaillé frapper sur son timbre trois grands coi^ps,
dont le retentissement sec et glapissant fit tressaillir ses nerfs, si
solides qu'ils fussent Au milieu de ses rêves, le temps s'était
enfui, elle n'avait plus un moment à perdre. Elle se mit aussitôt
en chemin pour exécuter son projet; il était trop tard. Elle vit appa-
raître devant elle l'homme qu'elle soupçonnait de l'avoir oubliée et
qui s'avançait à sa rencontre, la tête haute, d'un air empressé et
vainqueur, heureux d'avoir gagné sa gageure, charmé que la
colombe se fût prise au trébuchet.
Il la salua du menton plus que du chapeau, et lui prenant les
deux mains, qu'il garda dans les siennes, il lui dit :
— Vous ai-je fait attendre? Je ne m'en consolerais pas.
Elle lui. retira ses mains et lui répondit d'une voix un peu trem-
blante :
— Monsieur le marquis, j'ai vu ce que je voulais voir et je m'en
vais.
— Je ne l'entends pas ainsi, reprit-il sur un ton presque impé-
rieux. Jetez au moins un coup d' œil dans ce pavillon de chasse. La
décoration en est assez curieuse.
A ces mots, il lui o0rit son bras, un bras de marquis, qu'elle
n'osa refuser. En arrivant à la porte du pavillon, il la fit passer la
première. Après avoir traversé un vestibule, elle pénétra dans une
salle lambrissée de stuc, dont le plafond s'arrondissait en coupole
et dont le parquet disparaissait sous un moelleux tapis de Perse, On
avait fait des préparatifs pour l'y recevoir, car dans la cheminée au
manteau sculpté, trois énormes bûches achevaient de se consumer.
Elle s'était refroidi les pieds pendant sa longue station dans l'herbe
•humide; elle s'approcha de la cheminée pour prendre un air de
feu, et, levant la tête, elle parcourut des yeux les murailles que
tapissaient toute sorte de dépouilles d'animaux. On y voyait des
défenses d'éléphant, des ramures de cerf, une hure de sanglier, un
museau de renard, des têtes de loup, d'ours et de bison, qu'elle
n'eut pas le loisir d'examiner en détail. Quelqu'un venait de lui
dire, en se penchant à son oreille :
— Que vous êtes gentille d'être venue, ma chère mignonne I
En même temps elle avait senti un bras s'enlacer autour de sa
taille, un souffle brûlant passer sur ses joues et une bouche qui
cherchait la sienne. Ses muscles se tendirent comme un ressort
d'acier, elle se dégagea violemment, fit un bond en arrière, et, pâle
d'indignation, jeta à Raoul un regard de hautain défi :
— Ahl çà, monsieur le marquis, s'écria- t-elle, pour qui donc me
prenez- vous?
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256 BEVUE DES DEUX MONDES.
Il eut l'air fort ennuyé, et il l'était en effet* L'ingrate ne savait
pas combien il avait eu de peine à se dérober à ses hôtes et particu-
lièrement au duc de Sirmoise, qui lui avait proposé une partie de
billard. 11 n'était parvenu à s'échapper qu'en prétextant des ordres
à donner. Il s'était dit: « Quinze minutes pour descendre au pavil-
lon, trente pour faire entendre raison à cette petite femme, quinze
autres pour remonter au château, cela fait soixante, et le duc peut
bien se passer de moi pendant une heure. » Mais il risquait de ne
pas trouver son compte. A son vif déplaisir, cette petite femme
n'était pas commode, les préliminaires seraient longs; il fallait des
cérémonies, du respect, et le respect fait perdre beaucoup de
temps.
Il se croyait intelligent ; dès qu'il ne s'agissait plus d'affaires
et des moyens d'encaisser de gros dividendes, il ne l'était plus.
11 ne comprenait rien à la colère d'Àleth, qu'il attribuait à une
simple révolte de sa pudeur. Il ne savait pas que ce qui la
révoltait le plus dans ce monde, c'étaient les marchés de dupe.
Elle n'admettait point qu'on lui demandât quelque chose sans lui
rien offrir en retour; elle voulait bien donner, mais elle voulait
prendre. Elle avait accordé sans regret à Robert les deux baisers
qu'il lui avait dérobés sur le chemin de la Roseraie, parce qu'elle
comptait qu'il lui donnerait en échange le Choquard et tout ce qu'il
y avait dedans. Mais le marquis, qu'avait-il à lui offrir? Son cœur?
elle n'en avait que faire. Les restes de sa jeunesse et ses derniers
cheveux? Bel hommage, en vérité 1 De l'argent? S'il s'en fût avisé,
elle lui aurait jeté ses écus à la figure. Ce qui lui plaisait, ce qu'elle
admirait, c'éiait son château. Pouvait-il le lui donner? Et il se per-
mettait de lui pincer la taille et de l'appeler sa chère mignonne! Si
elle avait été plus grande ou s'il avait été plus petit, elle eût souf-
fleté ce fat, tout marquis qu'il était. Pour qui donc la prenait-il ?
Se hérissant dans sa colère comme un porc-épic qui redresse ses
dards, elle se dirigeait déjà vers la porte, elle allait lui échapper.
Quelle humiliation et quel chagrin 1 La résistance qu'il rencon-
trait venait de changer sa fantaisie en passion. Il s'échauffait à la
chasse. Quand la bête était difficile à forcer, son amour-propre se
piquait au jeu et s'acharnait. Sa première idée fut de fermer sa
porte à double tour et de mettre la clé dans sa poche, mais il lui
répugnait d'user de violence, il préférait les moyens doux. Quoi
qu'il pût lui en coûter, il prit subitement le parti de traiter Aleth
en duchesse, de lui barrer le chemin en tombant à genoux et en
disant :
— Vous ne partirez pas avant de m'avoir pardonné, et vous me
pardonneriez si vous saviez combien je vous aime.
Il avait été bien inspiré. Sa contrition la désarma, son attitude
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LA FERME DU CUOQDARD. 257
la toucha sensiblement. Elle abaissa sur lui des yeux qui n'étaient
plus farouches, il crut y voir passer un éclair de triomphe et il en
augura bien. C'était la première fois qu'elle voyait un marquis à
ses pieds, cela faisait événement dans sa vie. Elle se disait : a Si ces
belles dames qui sont là-haut sur leur terrasse et qu'il a quittées
pour moi le contemplaient dans cette posture, qu'en penseraient-
elles?» Cependant il s'était relevé, mais il se tenait à distance, pour
ne pas l'inquiéter. 11 avait commencé un long discours, qu'il débi-
tait d'une voix douce et pénétrante. Il lui faisait l'histoire de sa pas-
sion, qui datait du premier jour où il l'avait vue. 11 lui disait ses
sombres mélancolie*, ses fureurs jalouses qui l'avaient rendu ma-
lade. Il s'était juré de la fuir, de tâcher de l'oublier; il s'était tenu
parole durant dix-huit mois, après quoi il avait succombé à la ten-
tation de la revoir, et en la revoyant il l'avait trouvée encore plus
charmante que le jour où elle était devenue la femme d'un autre.
Il était bien puni d'avoir cédé à un entraînement fatal, comme le
papillon retourne à la flamme. Mais vraiment elle était trop cruelle;
les femmes ne doivent-elles pas avoir un peu de pitié pour les maux
qu'elles causent, un peu d'indulgence pour les passions qu'elles
allument ? 11 y avait dans ce qu'il disait un petit grain de vérité dont
il faisait une montagne. C'est à cela que sert la rhétorique.
Voyant qu'elle s'était alarmée à tort, qu'elle n'avait à craindre
aucune entreprise violente, elle se fit un devoir de l'écoutt-r jus-
qu'au bout. La musique de sa chanson lui plaisait assez, quoiqu'il
n'eût pas su trouver les paroles magiques qui avaient seules la puis-
sance d'enchanter son cœur rebelle et d'en forcer l'entrée. S'ap-
puyant de la main droite au dossier d'un fauteuil, dont le bras rem-
bourré lui servait de siège, elle lui répondit avec beaucoup de
flegme :
— Je ne peux pas vous en vouloir de m' aimer, et je ne peux
pas non plus vous en empêcher. Mais je ne vous aime pas. Pour-
quoi vous aimerais-je?
Il n'était pas content ; cette réponse lui parut aussi inquiétante
pour ses projets que désagréable pour son amour-propre. Il crai-
gnait de s'être abusé. Il avait cru que la zizanie s'était déjà glissée
dans le ménage du Choquai d; peut-être ne s'agissait-il que d'une
brouille rie passagère, d'un de ces orages qui ramènent le beau
temps. Il fut sur le point d'abandonner la partie; il répondit avec
un accent de résignation et un sourire de fatuité :
— J'arrive ou trop tôt ou trop tard. Votre cœur n'est pas libre.
— Vous vous trompez bien, répliqua-t-elle vivement. Je n'aime
personne.
La netteté de cette déclaration aussi sincère que catégorique le
tome lv. — 1883. il
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'2^8 REVUE DES DEUX MONDES.
remplit d'allégre6se, lui rendit tout son courage. Il se rapprocha
un peu, mais pas trop, et lui dit :
— Le ciel soit loué! je n'ai pas de rival... Mais ce petit cœur ne
peut pas rester vide. Comment s'y prend-on pour y entrer, pour en
crocheter h porte? Que puisse inventer pour vous plaire?
Et en parlant ainsi, il attachait sur 4elle des regards assassins,
qui la .laissaient absolument insensible.
— Mon Dieu! dit-elle, l'autre jour dans le petit bois, vous me
plaisiez assez ; vous aviez l'air poli et respectueux. Hais aujourd'hui
c'est autre chose et vous m'avez beaucoup -déplu. Vous vous êtes
permis des libertés, vous m'avez traitée comme la première venuç,
vous m'avez appelée votre chère mignonne. Ce sont là des manières
qui ne me conviennent pas.
U se rapprocha encore, tenta de lui 'expliquer qu'elle s'était
méprise sur ses sentimens,sur ses intentions comme sur Je sens de
ses paroles, fille avait pris pour une expression familière le cri
d'une passion qui ne se possédait plus; en l'appelant sa chère mi-
gnonne, il avait voulu dire : mon bien suprême, mon ange adoré.
Puis, il se jeta de nouveau dans le sentiment, et le duc de Sir-
moke, qui croquait le marmot dans la salle de billard, aurait été en
droit de lui reprocher sa sottise, laquelle lui fit perdre cinq grandes
minutes sans aucun profit ni aucun plaisir pour personne.
— Oh ! je sais ce que j'en dois penser, reprit-elle. Vous m'avez
dit l'autre jour qu'il vous arrivait quelquefois de vous ennuyer dans
votre grand château. Vous ne seriez pas fâché de recevoir les
visites d'une jolie femme qui vous amuserait... car je suis jolie, ce
n'est pas la peine de me le dire, on me l'a beaucoup dit et je le
sais de reste. Mais servir à désennuyer de temps à autre un homme,
fût-ce un marquis, ce n'est pas mon aflaire.
Et se redressant de toute la hauteur de sa petite taille, elle ajouta :
— Voyez-^vous, monsieur le marquis, je vaux plus que cela.
En vrai balourd, il se trompa une fois de plus. — Ohl obi
pensa-t-il, elle me met le marché à la main. Cette innocente a le
génie des affaires, et pour avoir accès dans son petit cœur, il faut
payer en entrant. Messieurs, passez au bureau. — Heureusement
pour lui, craignant qu'elle ne demandât trop, il affecta de n'avoir paB
compris et n'offrit rien. U aima mieux commencer un nouveau dis-
cours pour établir que ce n'était pas une heure de plaisir, mais
toute une vie de bonheur qu'il rêvait de passer auprès d'elle. Que
ne pouvaient-ils s'enfuir ensemble dans quelque solitude, où ils
s'appartiendraient tout entiers l'un à l'autre 1 Une chaumière et ton
cœur I II broda quelques ornemens d'un goût douteux sur ce thème
fort usé, sans s'apercevoir qu'elle ['écoutait avec une impatience
croissante. Elle lui trouvait l'intelligence très obtuse ; elle aurait
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LÀ, PttttlE DU CHOQUA»»* 230
voulu qu'il devinât ; il ne devinait pas. L'humble et obscur bonheur
qu'il lai proposait au fond d'an désert la tentait peu. 11 fallait que
le château, de Montaillé fut de la partie; point de château, point
d'affaires. Elle finit par l'interrompre en lui disant d'un air moi*
tifié:
— Vous croyez me faire plaisir, tous me faites du chagrin,, car
vous me donnez à entendre...
Elle n'acheva pas sa pensée, une pudeur la retenait. Elle sentait
sa langue se coller à son palais, et les paroles qu'elle avait sur les
lèvres lui rentraient dans- la bouche. Il songea aussitôt à profiter de
ce grand embarras où il la voyait; désormais le corsaire avait
l'avantage du vent sur le trois-mâts qu'il s'était promis de captu-
rer. Elle avait quitté le bras de fauteuil qui lui servait de siège,
elle s'était assise à l'un dea bouts du divan. Il s'installa sur une
chaise, à quelques pas d'elle, et il la priait de lui dire ce qu'elle
avait sur le cœur. Elle répondait qu'il se moquerait d'elle, il jurait
de ne pas se moquer; se moque-t-on de ce qu'on adore? À son
air, à son accent, il avait enfin reconnu qu'il ne s'agissait pas de
billets de banque. libre de tout souci désagréable, il l'adjurait de
s'expliquer, il devenait pressant, et la distance de la chaise au
diva» se raccourcissait de minute en minute. Enfin,, elle se décida
à parler, et toute rouge de confusion, elle lui dit :
— ¥ous m'avez donné à entendre que je n'étais pas du bois* dont
on fait les marquises.
Il la negacda d'un air fort étonné, il venait enfin de la com-
prendre, de pénétrer son secret et sa folie. Mais qu'à, cela no, tint,
il s'empressa d'entrer dans son idée, de flatter sa chimère. Lés
petites considérations étant le tombeau des grandes choses et des
grands bonheurs, il entendait la servir selon ses goûts. Il lui déclara
que par la distinction de sa beauté, de ses allures et de toute sa
personne, die était une vraie grande daoae, aussi marquise qu'au-
cune marquise, qu'elle avait grand air, qu'il lui suffirait, d'un court
apprentissage pour faire figure dans un salon, que, si jamais elle
se trouvait transportée par miracle à la cour de Russie oa d'Angle-
terre, il n'y aurait point d'homme qui ne la trouvât charmante^
point de femme qui ne fût jalouse de son succès.
Il avait enfin prononcé les paroles d'une vertu magique qui
apprivoisent mn cœur rebelle. Elle buvait à long» traits ce nectar ;
en écoutant ses délicieuses flatteries, il lui semblait absorber du
bonheur par tons le&pores, elle sentait circuler dans son sang une
douce chaleur et comme une mousse de joie et d'orgueilleuse béa-
titude.
Dans son ûrcease, die sa décida k hcher le grand mot. D'une
voix haletante :
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260 REVUE DES DEUX MONDES.
— Voyez-vous, monsieur le marquis, dit-elle, il me serait impos-
sible d'aimer un homme qui aurait honte de m 'épouser... Jurez-moi
que si j'étais libre, vous seriez heureux de me choisir pour votre
femme.
Cette fois, ce ne fut pas de l'étonnement qu'il éprouva, mais une
véritable stupéfaction. Il n'en croyait pas ses oreilles; il avait ren-
contré dans sa vie plus d'un fou ou d'une folle qui lui avaient fait
des propositions absurdes, mais aucune n'était de cette force. 11
demeura interdit, suffoqué, comme un homme qui vient de rece-
voir une bourrade dans l'estomac. Son saisissement fut tel qu'il
eut peine à reprendre ses esprits, et son silence qui se prolongeait
faillit le perdre.
— Je vois, dit-elle avec un dépit amer, que je ne serai jamais
pour vous qu'une chère mignonne. ..Je veux m'en aller, laissez-moi
partir.
A cette parole de menace, il revint subitement à lui-même. Il fit
la réflexion qu'il ne lui en coûtait guère de se plier aux fantaisies
de cette toquée, qui, par bonheur, était enchaînée dans les liens
d'un mariage très légitime ; il en savait quelque chose, ayant servi
de témoin dans cette cérémonie. Il se dit aussi que Robert Paluel
était un homme vigoureux, vert, fortement constitué, qui ferait
sûrement de vieux os, et qu'au surplus la loi du divorce n'avait pas
encore été votée par le sénat. Àleth s'était levée, elle partait, il la
ramena, l'obligea de se rasseoir et lui dit :
— Vous n'avez donc pas compris que c'était l'émotion qui m'em-
pêchait de parler?.. A la pensée de ce bonheur impossible dont
vous me faisiez fête, j'ai été saisi tour à tour d'une joie folle et du
plus cruel chagrin.
Elle consentit à le croire, son front s'épanouit, son visage s'éclaira
d'un sourire. Puis elle baissa la tête, une langueur l'avait prise,
elle rêvait; quand on rêve, on ne songe pas à se défendre. Il n'était
plus ni assis, ni debout devant elle; il était à ses pieds, il s'empara
de ses deux mains, qu'il retint captives dans sa main droite ; de
l'autre, il froissait et caressait un pli de sa robe. Elle se pencha
vers lui, en lui disant :
— Bien sûr, monsieur le marquis, vous m'épouseriez?
— Bien sûr, répondit-il, en lui baisant passionnément les genoux.
— Vous le jurez? reprit-elle d'une voix qui se mourait.
— Je vous le jure, dit-il, et il entourait de son bras droit une
taille souple, qui s'abandonnait. Il ajouta : — Je te le jure par ce
que j'aime le plus au monde, par tes cheveux d'or, par tes yeux
qui ne sont plus farouches, par ta bouche qui me sourit, par le
délicieux petit corps de celle qui est à la fois ma marquise et ma
chère mignonne.
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LA FERME DU CHOQIÀRD. 261
Et tout en lai parlant, il se disait à lui-même : — Que de temps
et de paroles il a fallu, et que M. de Sirmoise doit s'ennuyer! Mais
enfin, nous y voilà!
Quand il remonta au château, il était non-seulement fort satisfait
de son aventure, mais plus ému, plus excité qu'il ne s'y était attendu.
Cette petite femme qui se rendait au premier assaut et qui pour-
tant n'était pas facile, qui exigeait beaucoup et ne demandait
rien, lui semblait valoir son pesant d'or. Il la comparait à l'une de
ces bottes à secret, dont on a raison comme par enchantement
quand on pose le doigt par hasard sur le petit ressort qui les ouvre.
Elle lui faisait aussi l'effet d'un plat tout nouveau et savamment
cuisiné, qui avait été une surprise pour son palais. Mais il n'avait
pas mangé à sa faim, il restait sur son appétit. On s'était promis
de se revoir le samedi suivant; il craignait que ce samedi n'arrivât
jamais, que la semaine qui commençait ne fût la plus longue de
toute sa vie.
— Eh bien ! Raoul, d'où sortez-vous ? lui dit sa mère en le voyant
apparaître sur la terrasse ; on vous a cherché partout sans vous
trouver. — Puis, d'un ton mystérieux : — Comment la trouves-tu?
demanda-t-elle. Il ne put s'empêcher d'ouvrir de grands yeux.
Heureusement elle ajouta : — Je parle de l'aînée.
Il comprit alors qu'il s'agissait de MUt Louise de Sirmoise, et il
répondit :
— Laissez-moi respirer, je n'ai pas encore eu le temps de l'exa-
miner.
Pendant toute la soirée, l'attitude et les manières d'Aleth sur-
prirent les habitans du Choquard. Les glaces avaient fondu, le
marbre s'était animé, la statue parlait et souriait. A table, elle fut
gracieuse, causante, affable avec tout le monde; elle eut presque
des attentions pour sa belle-mère. Robert était dans le ravissement
de cette métamorphose, dont il attribuait tout le mérite à M11* Bar-
dèche, à ses bons avis, à ses bienfaisantes prédications. Il se pro-
mit qu'il engagerait sa femme à la voir souvent.
Quand il monta dans sa chambre, il s'aperçut que, pour la pre-
mière fois depuis trois semaines, Àleth avait laissé sa porte ouverte.
11 se coula bien vite auprès d'elle. 11 la trouva nonchalamment assise
sur son canapé, les yeux au plafond, l'esprit perdu dans un songe.
Il s'assit à côté d'elle, puis il la prit sur ses genoux. Elle le laissa
faire. Il lui saisit la tête entre ses deux mains, la baisa sur le front,
en lui disant :
— Comme autrefois, n'est-ce pas?
Elle répondit oui. Et elle revoyait en idée une petite grille s' ou-
vrant sur une allée couverte d'où l'on ne ressortait pas comme on
y était entrée.
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262 REVUE ÛES DEUX >IÛ**aES,
— Gomme tu as été sage ce soir! lui dit4L Qhl que. voilà une
bonne petite femme 1 11 ne tient qu'à nous d'âtoe heureux, mais U
faut pour cela que chacun y mette du sien.
— Oui, répondit-elle encore. Et elle se promenait dans un grand
parc, d'où elle contemplait un grand château.
— Si tu savais combien j'ai été malheureux. pendant ces dernières
semaines ! Figure-toi que j'en étais venu à croire que tu ne m'aimais
plus. C'était une bêtise, n'est-ce pasl
— Oui, répondit-elle pour la troisième fois. Et elle était dans un
pavillon de chasse^ où il y avait des têtes d'ours et de bisons, dont
les gros yeux d'émail observaient fixement quelque chose qui se pas-
sait devant eux ; ils avaient l'air de tout comprendre, heureusement
qu'ils ne comprenaient, pas.
— Tu m'aimes encore ? continua-t-il ; tu m'aimeras toujours ?
Elle lui fit un signe affirmatif, et elle sentait les lèvres d'un mar-
quis se coller sur les siennes; comme on sait, les lèvres de mar-
quis ne ressemblent pas aux autres..
Alors, saisi d'un accès d'enthousiasme, il lui dit : — U me faut
une signature. Signe ici. — Et il lui montrait du doigt sa tempe
droite.
Elle eut un tressaillement, un. mouvement de recul. Puis, se fai-
sant une raison, elle avança une petite bouche pincée vers cette
tempe droite qu'il lui montrait, et elle signa. 11 y avait dans c*
haiser un effort de résolution et de volonté. Il ne s'en formalisa pas,
tant il était heureux. Qu'elle boudât encore un peu, c'était hien
naturel, il ne fallait pas lui en vouloir, il y a commencement à tout.
Transporté de jpie, il la regardait avec des yeux pleins de larmes,
et elle le regardait avec des yeux très secs, qu'il s'avisa de trouvée
tendres. 11 ne se doutait pas que le bonheur dont elle lui faisait
l'aumône était la rançon d'une faute, qu'elle avait quelque chose k
expier et & sauver, et qu'il était l'obligé de l'adultère. U se doutait
encore moins qu'en le regardant* elle murmurait en elle-même :
— Pourtant, si cet homme n'existait pas, je pourrais être^mar—
quisel.
XT1I.
Las semaines succédaient aux semaines, et chaque samedi était
pour Aleth un jour de fête. Elle ne connaissait point d'obstacle. Ni
le froid, ni la neige, ni aucune intempérie n'aurait pu l'empêcher
d'aller revoir son cher Gratteau^ mais tout la favorisait, le ciel se
fit son complice, l'hiver fut clément. Enveloppée dans ses four-
rures, les pied6 dans une bonne chancelière qui contenait une boule;
d'eau chaude, elle partait de bon matin et prenait plais» à voir trot-
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LA FERME DU CHOQUÀRJDu £M
ter son poney ; si l'onglée la surprenait en route, elle frappait joyeu-
sement 668 deux mains gantées l'une contre l'autre, et la chaleur
revenait bien vite, il n'est rien de plus réchauffant que les grands
bonheurs.
En arrivant au Gratteau, elle sautait au cou de Mu* Bardèche, lui
fusait des grâces, des caresses, témoignant ainsi sa gratitude des
_bons services que lui rendait cette excellente personne, à qui elle
était redevable des meilleurs momens de sa vie. De son côté,
11116 Bardèche lui savait gré de sa belle humeur quelquefois folâtre,
de son air de santé, de résurrection, de la gaîté qui pétillait dans
ses yeux et des roses de son teint. Elle s'applaudissait en secret de
la cure presque miraculeuse qu'elle avait opérée par ses sages
remontrances; elle sentait plus que jamais le prix des bons con-
seils, la bienfaisante vertu de l'éducation intégrale.
Au retour, on mettait le poney sur les dents, à force de le faire
courir ; mais il n'avait pas le droit de se plaindre, il était sûr de
trouver un bon picotin au tournebride et d'avoir plus d'une grande
heure pour reprendre haleine. Quoique les gens du tournebride
eussent l'esprit fort épais, cette petite dame qui revenait à jour fixe
et qu'ils avaient surnommée a la dame des samedis » eût donné
prise à leurs gloses si elle n'avait eu soin de leur faire une petite
histoire qu'ils acceptèrent de confiance. Contrefaisant à ravir la
prononciation et l'accent de sa marraine, Mme Blackmore, elle s'était
fait passer pour une Anglaise établie dans les environs de Melun et
s'occupant de peinture à ses momens perdus. On lui avait vanté les
ombrages, les chênes séculaires du parc de lloctaillé, et elle dési-
rait les croquer dans son calepin, ces croquis devant lui servir pour
un grand paysage qu'elle avait sur le métier. Seulement elle priait
qu'on fût discret, le marquis de Montaillé pouvant trouver mauvais
qu'on entrât chez lui sans sa permission ; il est vrai qu'elle aurait
pu la demander, mais les Anglaises n'aiment pas à demander, sur-
tout quand elles n'ont pas été présentées. Aleth avait débité cette
histoire avec son aplomb accoutumé. Sa jolie bouche mentait si
bien l Cela coulait de source, avec abondance, et au surplus, le
petit album qu'elle tenait à la main faisait foi de sa véracité ; heu-
reusement que personne ne s'avisa d'en regarder le dedans.
A peine le valet d'écurie avait- il commencé de débrider son
cheval, déjà la dame des samedis avait atteint l'entrée du parc, elle
cheminait tout essoufflée le long de la charmille, et à un certain
endroit, toujours le même, elle voyait paraître l'homme qui l'atten-
dait et qui de loin lui jetait un baiser. On s'était bientôt rejoint.
Avant de se rien dire, on se prenait par la taille et on se regardait
dans les yeux. Les uns étaient d'un gris terne, les autres étaient
verts. Lee gris, s'animant d'un beau feu, exprimaient l'inypatience
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26A REVUE DES DEUX MONDES.
brutale du désir, les verts le désordre d'une imagination malade.
Les gris disaient : « J'entends avoir aujourd'hui assez de plaisir
pour couvrir mes frais, pour me dédommager des sacrifices d'orgueil
que j'ai la bonté de faire. » Les verts disaient : « J'entends avoir
des jouissances d'orgueil pour tout le plaisir que je donnerai ; j'en
donne tant que le solde est toujours à mon crédit. » Quelle que fût
leur couleur, il ne fallait pas chercher du sentiment dans ces yeux-
là; on n'y voyait que des comptes courans, avec cette différence
que les comptes de Raoul étaient parfaitement exacts, bien tenus,
dignes d'un homme d'affaires, tandis que ceux d'Aleth étaient de
vrais contes de fées.
En entrant dans le pavillon, elle jetait son chapeau d'un côté,
son manteau de l'autre, ses gants par terre, courait se chauffer à
un grand Jeu allumé dès le matin à son intention et regardait autour
d'elle pour s'assurer que la hure de sanglier et la tête de bison
étaient à leur place, que son tapis de Perse, ses meubles, ses fau-
teuils, ses bibelots étaient en bon état, car elle avait fait main basse
sur tout ce qui était là, elle en avait pris possession, tout lui appar-
tenait, et ne pouvant pas dire : mon château, elle disait : mon
pavillon de chasse. On aurait pu croire que c'était elle qui y rece-
vait Raoul. Mais il interrompait bientôt ses contemplations en l'enle-
vant dans ses grands bras comme une plume, et la plume s'en allait
où l'emportait le vent.
Elle était quelquefois complaisante. Plus souvent, elle se défen-
dait, disputait le terrain pied à pied; il fallait la conquérir de nou-
veau. Quand elle disait non, Raoul se soumettait. Dès leur seconde
entrevue, elle avait pris le ton de l'autorité, du commandement, et
moitié par jeu, moitié par crainte, il pliait sous ses caprices; s'il la
possédait, elle le tenait. Il lui reprochait ses froideurs, et il est cer-
tain qu'elle préférait les chimères au plaisir. Ses sens la laissaient
tranquille, son imagination ne l'était jamais. Il semblait que toute
la chaleur de son âme et de son sang se fût réfugiée dans son cer-
veau, aussi brûlant qu'un désert d'Afrique, dont il avait la séche-
resse, l'aridité, les pluies de soleil, les dévorans simouns et leurs
tourbillons, sans parler de ces mirages qui transforment des rochers
en châteaux et font voir des sources jaillissantes dans des sables où
habite la soif. Il entrait aussi du calcul, de la politique dans ses
résistances et dans ses refus. Elle voulait faire vie qui dure, que les
désirs et les transports qu'elle excitait ne fussent pas un feu de
paille, qu'au moment des adieux, Raoul fût content sans être satis-
fait. Il avait beau la supplier, elle ne lui accordait que rarement un
quart d'heure de grâce et jamais un rendez-vous entre deux samedis.
Elle alléguait son mari qui n'était pas commode, la difficulté des
explications qu'il faudrait donner. Pour le consoler, pour lui faire
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LA FERME DO CHOQUA RD. 265
prendre patience, elle lui écrivait de temps à autre des billets courts
et piquans, auxquels il avait grand soin de ne pas répondre. Elle
n'était pas fâchée de lui faire admirer l'élégance de son écriture, la
savante correction de son orthographe.
Malgré les reproches qu'il lui faisait, il était sous le charme, elle
lui plaisait infiniment. Outre qu'elle était jolie à croquer, elle le diver-
tissait par ses allures, par ses manières, par les bizarreries de son
esprit, par les énormités de son orgueil, par l'extravagance de ses
prétentions, par un mélange incroyablede finesse, deçà' cul, de sub-
tilité, d'ignorances et de candeurs à faire pleurer. 11 trouvait « à
cette toquée » des grâces sauvageonnes, du fumet, un goût de
venaison, tout ce qui fait la supériorité d'un civet de lièvre sur
une gibelotte de lapin de clapier. Il va sans dire qu'il gardait pour
lui ces comparaisons culinaires, qu'elle eût peu goûtées. Il affectait
de la prendre au grand sérieux et quand elle avait de l'humeur, ce
qni lui arrivait quelquefois, il la déridait bientôt en l'appelant sa
chère marquise ou, le cas échéant, madame la marquise. Elle vivait
de fumée, il lui en servait à profusion, c'étaient des largesses qui ne
le ruinaient pas. De son côté, elle l'appelait monsieur le marquis et
le tutoyait, constatant ainsi tout à la fois la grandeur du personnage
et la familiarité de leurs relations.
Ce qu'elle avait le plus de peine à lui pardonner, c'étaient les
hôtes qu'il hébergeait dans son château et qui furent très nombreux
pendant trois semaines. Elle le questionnait à leur sujet avec une
jalouse insistance. Ces intrus qui se prélassaient dans un château
où elle n'avait pas accès lui semblaient avoir envahi son héritage;
elle disait à Raoul : « Quand donc les mettras- tu à la porte? » On
avait organisé de grandes chasses en leur honneur; ces fêtes dont
elle n'était pas allumaient sa bile. Mais le principal objet de ses pré-
occupations était MUe Louise de Sirmoise , qu'il avait eu l'impru-
dence de lui nommer. Elle respira plus librement le jour où il lui
annonça le départ de cette fille de duc qui la gênait et l'offusquait.
Dans ses quintes de jalousie et d'humeur noire, elle devenait peu
maniable, et quand elle mettait son bonnet de travers, elle inquié-
tait Raoul ; peu s'en fallait qu'elle ne lui Ht peur. Il craignait que
cette manie des grandeurs, qu'il trouvait drôle, ne fût le commence-
ment d'une incurable folie, qu'elle n'eût la cervelle attaquée. Mais
ces quintes ne duraient guère, elle recouvrait toute la gaîté de ses
espérances, et, se rassurant, il ne songeait plus qu'à s'amuser de
ses turlutaines ; elle lui procurait de bons momens en lui faisant
tinter aux oreilles les joyeux grelots de sa marotte, qu'elle secouait
d'une main fiévreuse.
Elle l'interrogeait beaucoup, elle avait une foule de renseigne-
mens à lui demander. Elle voulait savoir par quels signes visibles
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2(56 RETUE DES DEUX MONDES.
ou cachés les femmes du monde différaient des autres, à quoi on
les reconnaissait, en quoi elles étaient faites , tous les caractères
de l'espèce, les dessus et les dessous, le pelage, les habitudes,
les mœurs, comment les marquises s'habillaient et se déshabil-
laient, comment elles* s'y prenaient pour marcher, pour s'asseoir,
pour manger, pour démontrer à tout l'univers qu'elles étaient de
vraies marquises. Puis elle essayait de les imiter, elle répétait le
rôle. Après s'être retirée derrière la porte pour y composer son
visage et ses manières, elle la rouvrait avec majesté et se figurait
entrer dans un salon. Elle avait eu soin auparavant de ranger en
demi-cercle cinq ou six chaises, que, selon les circonstances, elle
abordait d'un air compassé ou familier. Elle s'informait de leur
santé et des nouvelles de toute leur maison, trouvait quelque chose à
dire à chacune^ adressait à celle-ci, qu'elle traitait de madame la
duchesse, un sourire de sucre et de miel, à celle-là qu'elle appelait
tout uniment ma chère, quelque propos plaisant, débité d'une voix
argentée, avec des regards de velours. Raoul battait des mains, la
proclamait marquise de la tête aux pieds.
Pour donner plus de sérieux à ces représentations qui la char-
maient, elle le supplia de lui prêter une des robes de sa mère, qui
ne pouvait manquer de lui aller comme un gant, disait-elle. On
croira sans peine qu'il s'y refusa. Mais comme il était dangereux
de la contrarier, il s'avisa d'un expédient. Avant que son père se
fût jeté dans le mysticisme et eût construit son calvaire, on jouait
quelquefois la comédie à Montaillé. Il était resté au fond d'un gale-
tas 0n petit magasin de décors et de costumes, abandonnés à la merci
des rats. Pour ménagera Aleth une agréable surprise, il en rapporta
dans le courant de la semaine une robe de brocart à grands ramages,
des nœuds de rubans, des pompons, des oripeaux fanés, un grand
chasse-mouches en plumes de perroquet, dont la monture était dis-
loquée. Il se fit une fête de l'habiller, de la parer de pied en cap.
Elle était si jolie qwe ce burlesque accoutrement la rendait plaisante
sans qu'elle fût ridicule. Son chasse-mouches à la main, sa queue de
brocart traînant derrière elle , plus que duchesse, impératrice des
Indes, elle consentit pour la première fois ,à boire du Champagne,
sa tête se prit tout à fait, elle fit des folies. Il l'eut ce jour-là à sa
discrétion et il déclara avec une sincérité touchante que c'était le
meilleur de ses samedis. Elle rentra au Choquard à une heure indue;
il fallut imaginer une histoire.
Mais le samedi suivant, elle lui plut beaucoup moins par une
demande qu'elle lui adressa et qui ressemblait à un ordre. Elle
l'aborda en lui disant :
— Monsieur le marquis, voilà près do deux mois que je suis ta
petite femme, ta chère marquise. Les hommes ne le savent pas,
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LA FERME <BU CHOQUAUD. 267
mais Dieu le sait, — Et elle montrait le ciel dû doigt. Elle ajouta : —
©i bien! ta n'es pas genHH pour moi, jusqu'à ce jour tu ne m'as
rien donné.
— Qu^st-ee à dire? pensa-t-il. Le quart d'heure de Rabelais
aurait-il sonné?
Ce qu'elle lui demanda n'était point ce qu'il 'pensait, mais il ne
fat pas plus content pour cela. File lui shmifia que flans tous les
mariages sérieux, le marié donne à sa femme une alliance. Elle vou-
lait avoir sa bague, et que cette bague cFor fût -ornée d'une conrorme
de marquise, qu'on y gravât leurs chiffres entrelacés et au-dessous
ces deux mots : For ever, l'anglais lui paraissant une langue plus
sérieuse que le français. 11 employa toutes les ressources de sa rhé-
torique pour la faire démordre de son idée, multiplia les objections,
se buta, mais elle se fâcha tout de bon , s'emporta, déclara qu'elle
ne remettrait phis les pieds dans le papillon, que ce serait fini, qu'il
ne la reverrait plus. Bon gré mal gré, il dut s'exécuter, et quinze
jours plus tard elle avait sa bague, qu'elle contempla longtemps d'un
air pensif et qu'elle pTessa à plujsieuTB reprises sur ses lèvres. Puis
elle la mit à son doigt et elle ne se lassait pas de la regarder. Il lui
semblait que cette fois l'affaire était en régie , que c'était arrivé,
que la chose était écrite dans ie livre où «ont enregistrés ies évé-
nemens irrévocables, que ce qui venait de se faire, ni les hommes,
ni Dieu lui-même, ni aucune volonté, ni aucun cataclysme ne pour-
rait le défaire. 0 puissance d'un orfèvre 1
En partant, elle eut la précaution d'ôfer sa bague de son doigt
et de la serrer dans son porte-monnaie. Ses esprits étaient si
échauffés qu'elle regagna le tournebride et monta en voiture sans
s'en apercevoir. Jusqu'au haut de la côte, eflle eut des visions béa-
tifiques, elle ne s'était jamais sentie si emmarquisée, elle se par-
lait à elle-même avec respect, elle s'agenouillait devant sa propre
gloire. Ce qui fa chagrinait était la discrétion que lui imposait la
prudence. Elle était condamnée à ne dire à personne ce qui lui arri-
vait, à garder pour elle son bonheur, à l'enfouir. Cette contrainte
lui était si dure que l'idée lui vint d'écrire au premier jour à sa
marraine, pour l'informer que le mariage qu'elle avait fait et que
TU0" Blackmore avait trouvé si brillant était bien peu de chose auprès
de celui qu'elle aurait pu faire, qu'il n'avait tenu qu'à elle d'épou-
-ser un marquis. Elle se promettait, bien entendu , d'ajouter qu'il
ne s'agissait dans cette affaire que d'un amour tout platonique, que
ee marquis ne lui "avait jamais touché et ne lui toucherait jamais le
bout du doigt.
Elle tournait et retournait dans sa tête les termes de cette épltre,
lorsqu'un incident imprévu l'arracha tout à coup à sa méditation.
Elle aperçut un croquant qui s'avançait à sa rencontre et qui, la
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uigmzea Dy
268 REVUE DES DEUX MONDES.
voyant venir, fit un grand geste et fut se poster au milieu de la
route pour l'attendre. Ce croquant était son frère Polydore. Elle
avait pensé plus d'une fois à lui dans ses premières visites au pavil-
lon de chasse ; elle eût été fort marrie de le rencontrer aux abords
de la grille. Mais Raoul lui avait mis l'esprit en repos en l'assurant
qu'il avait prévu le cas et que chaque samedi il envoyait son garde-
chasse en course. Il faut croire que ce samedi-là Polydore avait
couru, volé, pour être de retour avant l'heure. Peut-être avait-il des
bottes de sept lieues ; il est possible aussi qu'il ne s'acquittât pas
toujours des commissions dont on le chargeait. Quoi qu'il en fût, il
était là, c'était bien lui et il attendait.
Il avait sur la tête sa casquette galonnée, il portait son fusil en
bandoulière et il venait de relever le collet de sa houppelande, que
dépassaient deux oreilles rouges. Le froid était vif; il était tombé,
la veille, une neige fine et menue comme de la farine, et il avait
brouillassé tout le jour, l'air était d'un gris blafard, la campagne'était
blanche, les arbres étaient poudrés de frimas. Mais ce qu'il y avait
en ce moment de plus désagréable à voir sur la route qui conduit de
Melun à Mailly,sans conteste, c'était Polydore, et Aleth se proposait
de lui brûler la politesse, non qu'il l'inquiétât, mais il l'ennuyait,
il l'humiliait. 11 était son demi-frère, et elle se sentait si marquise !
Il venait de se découvrir et de la saluer jusqu'à terre.
— Bonsoir, Polydore ! lui dit-elle du haut de ses nues.
Et, ce disant, elle sangla un coup de fouet au poney, qui allongea
son trot. Mais Polydore l'eut bien vile rattrapé, l'arrêta, et une
main sur la bride, l'autre dans sa poche :
— Tu es bien pressée, ma petite, dit-il en ricanant. Que diable !
on a si rarement l'occasion de te voir qu'il est naturel d'en profiter.
Ingrate! tu ne penses jamais à ton pauvre petit frère. Tu sais pour-
tant comme il t'aime. Voilà plusieurs semaines que je n'ai que toi
dans la tête. Je me dis à chaque instant : Que devient-elle? que
fait-elle? où est-elle? Dame! je suis heureux de te rencontrer enfin.
Mais dis-moi, d'où viens-tu comme cela?
— De Melun, où je suis allée voir Ml,e Bardèche.
— Oh ! cette chère demoiselle Bardèche ! C'est elle qui a cultivé
avec tant de soin cetto jo'ie plante; c'est elle qui nous a appris tant
de belles choses, tous les principes qui font le bonheur domestique,
toutes les vertus, tous les bons dieux, quoi 1 Je conçois que nous
ayons du plaisir à la voir, ce n'est pas trop pour cela d'un jour
par semaine. Mais la route est longue et on aime les distractions.
Betournes-tu en droiture au Ghoquard ou si tu t'arrêtes quelquefois
en chemin?
— Je n'ai pas le temps de causer, dit- elle sur un ton d'impa-
tience. Il fait froid et la nuit tombe.
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LA FERME DU CHOQUARD. 269
— Ah! je conviens qu'au cœur de janvier on cause avec plus
d'agrément dans une chambre bien chauffée» dans une salle d'au-
berge ou même dans un pavillon de chasse.., 11 y en a un pas loin
d'ici. Il est gentil, n'est-ce pas?
Elle avait abaissé sa voilette sur son visage; autrement il aurait
constaté qu'elle était rouge comme braise.
— Je ne, sais pas ce que tu veux dire, répliqua-t-elle en payant
d'audace. Laisse-moi passer.
Il lâcha la bride en disant : — Libre à toi , va, trotte, galope ;
mais j'avais des choses intéressantes à te dire, et il t'en cuira de
n'avoir pas voulu m' écouter.
Sa voix et son air étaient si menaçans qu'elle retint le poney, qui
se remettait en marche. Polydore se rapprocha. Posant sur le garde-
crotte du panier Tune de ses bottes ferrées, se dandinant sur l'autre :
— Figure-toi, reprit-il, que depuis quelque temps j'étais fort
intrigué. J'avais remarqué qu'on m'envoyait souvent battre le pays,
qu'on me faisait faire beaucoup d'exercice et que c'était toujours le
samedi. Je suis curieux comme une chatte, et quand une idée me
tracasse, j'ai bientôt fait de découvrir le pot aux roses ; il n'y a pas
de couvercle qui tienne, j'ai un œil qui fait trou. Il y a au bas de la
côte une auberge que tu connais peut-être. J'y entre un soir pour
faire un bout de causette. J'entends parler d'un trésor d'Anglaise,
qu'ils ont surnommée la dame des samedis. Je questionne et je
me dis : Voilà mon affaire. Mais je me le dis tout bas, sans faire
semblant de rien; il ne faut compromettre personne... Écoute-moi
bien , voici où mon histoire se corse. Il y a juste trois semaines,
comme je rôdais autour du pavillon de chasse, je ne fais ni une
ni deux, j'ôte mes bottes, je me glisse à pas de l>up dans le vesti-
bule. Ces portes-là me connaissent, elles n'ont pas dit mot. J'avance,
je colle mon œil à la serrure, et qu'est-ce que je vois? L'Anglaise,
mais là, comme je te vois... Mille carabines! comme vous aviez
bon air, ma toute belle, dans cette grande robe de brocart, et sur-
tout quelle femme de chambre vous aviez pour planter vos épingles!
Et puis comme tu sables le Champagne!... Ma parole! il est fou de
toi, mon marquis. Je le comprends, j'ai toujours été fier de ma
petite sœur, j'ai toujours pensé qu'il ne tiendrait qu'à elle d'aller
faire ses orges à Paris, mais tu as trouvé ton affaire plus près de chez
toi; c'est plus commode et moins risqué. Je crains seulement que
ton monsieur ne soit un peu dur à la détente, tu n'en tireras pas
tout ce que tu espères. Je gagerais bien qu'il te faut la croix et la
bannière pour le faire chanter, il n'est pas souvent en voix. Ah ! çà,
je te prie, date-t-elle de loin, votre connaissance? Gomment l'affaire
s'est-elle arrangée? Es-tu depuis longtemps dans le commerce?
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270 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle se donnait l'air de ne pas l'écouter; elle avait détourné la
tête; du bout de son fouet, elle taquinait un buisson et taisait tom-
ber en pluie le givre qui le couvrait. Mais elle ne perdait pas une
syllabe.
— Laisse-moi tranquille, s'écria-t-eile; je n'ai pas de comptes à
te rendre.
— Tu as raison, je suis un indiscret, et j'ai tort d'en .demander
si long. Je devrais me contenter de ce que j'ai vu.
Et il ajouta d'une voix qui sifflait comme la bise :
— Oh 1 nous avons des yeux et, par-dessus Je marché, nous avons
une langue.
Cette dernière parole la fit frissonner, et elle garda le silence.
— Sapristi! poursuivit-il, qu'on est bête dans notre famille I
Depuis le père et la mère jusqu?à Thomas, jusqu'à cet idiot de Jéré-
mie, ils s'étaient tous imaginé que tu serais leur vache grasse,
qu'ils n'auraient que la peine de te traire. Ils sont venus les uns
après les autres te demander l'aumône, et tu les as envoyés se pro-
mener. Que diable ! quand on est arrivé, on tire le verrou derrière
soi, on se met à la fenêtre et on fait un grand pied de nez à ceux
qui trottent dehors dans la boue : a Bonne nuit! vous autres; qui
êtes- vous? je ne vous connais pas. » Ma chère petite, tu m'as traité
un jour d'imbécile, tu as eu tort; je suis un peu moins nigaud
qu'eux tous. J'ai attendu mon -moment, il est venu, et mon affaire
n'est pas mauvaise. Ne t'avais-je pas dit que je te repincerais? Je
t'ai repincée et je te tiens.
Elle le toisa d'un air méprisant qui déguisait mal son anxiété.
— Si tu parles, lui dit-elle, le marquis te cassera aux gages et
t'empêchera de te replacer.
— C'est possible. Mais, auparavant, j'aurai eu le plaisir d'aller
trouver quelqu'un de ta connaissance, qui est plus musclé qu'un
marquis et qui passe pour n'avoir pas l'humeur endurante. Quand
il est en colère, il n'est pas prudent de se jouer à lui. Eh bien! je
lui ferai une scène, à cet homme ; je lui dirai que l'honneur de la
famille m'est plus cher que la vie, et qu'il le surveille bien mal,
l'honneur de la famille, qu'il laisse les marquis chasser sur ses
terres. Ma foi ! s'il se contente de te passer les yeux au beurre noir
et ne t'étrangle pas sur place, tu pourras te vanter d'avoir de la
chance.
Elle crut revoir la figure de son mari lui mettant la main sur la
bouche et lui disant :
— Malheureuse, veux-tu donc que je ne puisse plus t'aimer?
Elle se ressouvint de la peur qu'il lui avait faite. Se penchai*
vers son frère, elle lui dit d'un ton Jbref :
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LA FEHME D0 CHOQUàRtK 271
— Combien veux-tu?
À ces mots, elle porta la main à sa poche comme pour en tirer
sa bourse, qui contenait quelques pièces d'or et un peu de monnaie
blanche. II l'arrêta du geste et lui dit :
— Vraiment tu n'es pas aussi intelligente que jolie. Tu crois
donc qu'on se débarrasse à si bon compte de mes yeux et de ma
ftmgue? Ah! dame, la vie est si dure! Quand' on a trouvé une occa-
sion pareille, on serait bien bête de ne pas presser le citron. Mais
je veux être bon frère et te ménager. C'est deux billets de mille
qu'il me faut. Les as-tu sur toi par hasard?
— Deux billets de mille ! s'écria*t-elle épouvantée. Tu es fou.
Oh veux-tu que je les prenne?
— Allons donc! tu ne me feras pas croire que, si ladre qu'il soit,
tu n'en aies pas tiré au moins dix du monsieur qui te sert de femme
de chambre. Tu écorneras le magot.
Peu s'en fkllut qu'elle ne lui cinglât la figure d'un coup de
fouet.
— Me prends-tu donc, lui cria-t-elle, pour une femme qu'on
paie?
— Alors je n'y comprends plus rien, répondit-il avec un sincère
étonnement. Si on ne te paie pas, avec quoi couvres-tu tes frais?
Serais-tu amoureuse de lui? Ma foi, je trouve l'autre plus beau.
Après cela, peut-être qu'il t'en faut deux. Mais ce ne sont pas mes
affaires. Tu prendras les deux billets où tu voudras; seulement,
écomte-moi bien, si tu les demandes à mon marquis, tu ne lui diras
pas ce que tu en veux faire. Je lfe pincerai, lui aussi; il aura son
tour. J'ai voulu commencer par toi; c'est un honneur que je te
fais, et tu puiseras dans ta caisse particulière, tu me donneras de
ton argent mignon. J'ai juré que j'en verrais là couleur, et je fais
toujours ce que je dis.
Comme elle protestait de nouveau qu'elle était hors d'état de le
satisfaire, il retira son pied du garde-crotte, recula de quelques
pas et, la regardant de côté, il lui dit :
— Ingénie-toi. Samedi prochain, en allant à Melun, entre dix et
onze heures, tu me retrouveras à la même place. Si je n'ai pas les
deux billets, je donnerai un coup de pied jusqu'au Choquard, et
la petite femme que voici pourrait bien aller chercher des marquis
dans l'autre monde. Ce serait dommage. Elle a de si beaux che-
veux 1
Il était trop loin pour qu'elle pût lui cracher au visage. Elle le
souffleta du regard en lui disant :
— Je savais bien que tu n'étais qu'un drôle!
— Et toi, ma belle, qu'es-tu donc? lui répliqua^t-il avec un rire
goguenard et féroce;
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272 REVUE DES DEUX MONDES.
Sur quoi, l'ayant saluée de nouveau jusqu'à terre, il se remit en
chemin.
La réplique de son frère l'avait laissée tout à fait insensible.
N'ayant aucune règle de jugement, elle était capable de tout, sauf
de se voir telle qu'elle était. Elle avait toujours haï le visage de la
vérité et tourné le dos à ce qui lui déplaisait. Mais elle était fort
émue de l'incident, très perplexe, très tourmentée. On chemine sur
un sentier fleuri, parmi des buissons où chante l'oiseau bleu; tout
à coup le sol manque sous le pied, le précipice est là, on tombe le
ne z contre terre, on se cramponne à des ronces qui coupent les
doigts, on se relève le front taché de boue, les mains en sang, et
l'oiseau ne chante plus. Celui d'Aleth chantait encore; il devait
chanter toujours. L'avertissement qu'elle venait de recevoir ne
l'avait point fait rentrer en elle-même; elle le considérait comme
une impertinence gratuite de sa destinée, et elle en tirait la con-
clusion que le sort le plus cruel comme le plus humiliant est d'avoir
pour père un triste cabaretier qui, par une malédiction du ciel, a
eu cinq fils de sa première femme. C'était la seule moralité qu'elle
dégageât de cette aventure.
Un autre point lui semblait clair : elle devait se procurer à tout
prix et sans retard deux billets de mille francs. Comment s'y
prendre? Polydore lui avait défendu de recourir au marquis, et
quand Polydore eût dit oui, son orgueil eût dit non. Lorsqu'on
demande à un homme une couronne de marquise, ou ne tire pas
sur lui. A qui donc s'adresser? A M. Larrazet? C'était bien compro-
mettant; il était si curieux! A MUe Bardèche? Quelles explications
lui donner? A sa marraine? Mme Blackmore était en Angleterre, et
Mme Blackmore, en payant le trousseau d'une filleule dont l'édu-
cation lui était revenue cher, avait déclaré nettement qu'elle ne
donnerait plus un sou. Lorsque Aleth arriva au Choquard, elle ne
savait à quel diable ou à quel saint se vouer. Heureusement pour
elle, la première personne qui se présenta fut François Lesape, qui
traversait la cour. Toujours empressé, il vint au-devant d'elle et
lui fit la gracieuseté de dételer lui-même le poney.
— Comment n'y avais-je pas pensé? se dit-elle. Lesape sera mon
salut.
Le lendemain, comme elle descendait de sa chambre, elle ren-
contra dans l'escalier Lesape, qui montait. Il avait à parler à son
patron.
— Il vient de sortir pour aller à la Roseraie, lui dit Aleth. Mais
montez tout de même; j'ai un mot à vous dire.
Elle le conduisit dans la chambre de Robert, et, après avoir
refermé la porte avec précaution, elle le fit asseoir, à quoi il ne
consentit qu'après avoir demandé pardon de la liberté grande.
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LA FERME DU CHOQUARD. 273
— Mon cher monsieur Lesape, lui dit-elle d'un ton mystérieux,
je sais que vous m'êtes fort attaché, que vous êtes un homme par-
faitement sûr, que je puis compter sur vous.
11 lui répondit qu'il était son très humble serviteur, prêt à faire
tout ce qu'elle lui commanderait.
— Je n'en doute pas, dit-elle, et c'est là ce qui m'encourage à
vous demander un service de conséquence dont je vous serai fort
obligée. Mais vous allez d'abord me promettre que ceci restera entre
nous, que vous n'en ouvrirez la bouche à personne, que mon mari
surtout n'en saura rien. Vous me le jurez, n'est-ce pas?
11 le jura solennellement, quoique sans enthousiasme. Elle atten-
dait de lui un service de conséquence; ce mot lui avait mis la puce
à l'oreille, il était visiblement inquiet.
— Voici ce dont il s'agit, reprit-elle. Un de mes frères, dont il
est inutile de vous dire le nom, se trouve dans un cruel embarras.
11 avait emprunté deux mille francs, son créancier devient pres-
sant, menace de le saisir. Il s'est adressé à moi. Dans le temps
j'avais défendu à mon mari de rien prêter à mon père. C'est que
mon père demandait trop, tandis que dans le cas présent... Et
puis, le frère dont je parle est mon préféré, je me suis toujours
senti quelque faiblesse pour lui... Il m'est bien dur de le refuser.
Vous savez la puissance des liens de famille, car vous avez encore
votre mère, monsieur Lesape, et on dit que vous êtes un très bon
fils. Elle se porte bien, Mma votre mère?
11 lui sut beaucoup de gré de la traverse qu'elle lui indiquait
pour sortir d'un mauvais chemin.
— Ohl pour ce qui est de la santé, madame, répondit-il avec
empressement, elle se porte bien. Allez, c'est une personne forte-
ment constituée. Vienne la Saint-Martin, elle aura ses soixante-seize
ans, et elle vous a bon pied, bon œil. Elle distinguerait un grain de
mil dans un boisseau d'avoine. Avec cela, toutes ses dents. Pas
plus tard qu'il y a trois semaines, elle me les a fait voir, nous les
avons comptées ensemble. Figurez- vous...
Il enfilait la venelle. Le rappelant à la question :
— Vous voyez donc que c'est deux mille francs qu'il me faut, et
j'ose espérer...
— Rien de plus simple, interrompit-il. Vous n'avez, madame,
qu'à les demander à M. Paluel. Il n'y a pas dans toute la Brie un
mari qui aime autant sa femme, il sera bien charmé de vous faire
ce plaisir.
— Je vous le répète, dit-elle vivement, je me garderais bien de
lui en dire un mot. Peut-être savez-vous qu'il y a eu entre nous
quelque bisbille au sujet de certaines affaires de ménage que nous
TOMl LV. — 1&83. 18
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574 REVUE DES DEUX MONDES,
ne comprenons pas de la même manière. «Grâce à Dieu, tout est
oublié, je tui ai pardonné des vivacités de langage qui m'avaient
blessée. Mais je n'irai pas choisir ce moment pour lui demander
quelque chose, j'aurais l'air de vouloir me faire acheter mon par-
don. Je suis sûre que vous comprenez ma délicatesse, «onsiettr
Lesape.
Il s'mdnaa en signe d'adhésion, mais en même temps ii se grat-
tait l'oreille, sa puce l'incommodait.
— Il ne s'agit, d'ailleurs, reprit Àlelh en te caressant de la pru-
nelle, que d'un emprunt à courte échéance, mon frère sera prochai-
nement en éitat de s'acquitter, le crois savoir que tous êtes un
homme sage, rangé, que vous avez fait beaucoup d'économies, et
je compte sur votre obligeance pour «'avancer les deux mille
francs, qui avant peu vous seront remboursés jusqu'au dernier
centime.
Lesape avait bondi sur sa chaise, tant la proposition qu'on -venait
de lui faire lui seroMak exorbitante, énorme. Parmi iesciwBes qui
tai paraissaient certaines, il y en avait deux dent il était absolument
sûr : il tenait pour démontré que, tant qu'ils étaient, les Guépie oe
rendaient jamais oe qu'As empruntaient, ot ii savait par expérience
que le moins prêteur desbommes était François Lesape.
— Moi, des économies i s*écria-t-il avec autant d'indignation que
si on l'eût accusé du crime le plus noir. Qui vous a dit cela? Il ne
faut pas croire les mauvaises langues. On vivote, on nowe les deux
petits bouts de ses petites années. Mais ceux qui mettent de côté ,
sont fort heureux, je voudrais savoir comme ils s'y prennent. C'est
à oe point que, si je devenais infirme. ..
— Rassurez-vous, c'est moi qui vous soignerais, interrompit-elle
avec un accent suave.
— Que le bon Dieu vous le rende! repartit en se oaurbanten
d^ux le reconnaissant Lesape, qui se disait & lui-même : <c Oui-da!
si je u'nvais qu'elle pour garde-malade, j'aurais le temps de crever
dix fois avant de savoir le goût qu'a la tisane. »
— Je vous en prie, poursuivit-elle de sa voîx la plus gentille, !a
plus persuasive, avancez-moi ces deux mille francs.
— Il faudrait les avoir, madame, dit-il en se trémoussant comme un
diable dans un bénitier. Si je les avais, vous pouvez m'en croire, ils
ne feraient qu'un saut de nia poche dans la vôtre. Le malheur est que
je ne les ai pas, c'est là l'empêchement. — Et usant d'une figure de
rhétorique qu'il affectionnait : — De deux choses l'une, ou on aime
les gens ou on ne les aime pas. Eh bien ! je dis que quand on les
aime, il faut se mettre en quatre pour leur être agréable, dût-on se
gêner un peu. C'est mon idée, je ne sais pas «i vous l'approuvez,
mais c'est mon idée.
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LA FERME BU CHOQUARD. 275
— Et c'est pour cela, dît-elle d'an ton piqué, que vous me refusez
les deux mille francs?
— Ordonnez-moi de me jeter au feu pour vous. Mais, je vous le
jure, vous auriez moins de peine à tirer une jarre d'huile du mur
que voici que les deux mille francs du fond de mon armoire, car
tovs ceux qui la connaissent savent bien qu'ils n'y sont pas.
— Je ne dis pas qu'ils y soient, mais je dis avec tout le monde
que vous avez des fonds chez le banquier.
— Des fonds chez le banquier I Voyez un peu les langues! Et dire
que je ne sais pas seulement quelle figure ils ont, les banquiers! Il
y en aurait douze ici, je n'en connaîtrais pas un. S'ils ne comp-
taient que sur moi pour feire aller leur petit négoce, ils n'auraient
pas trouvé leur homme. Je suis arrivé au monde nu comme un ver,
c'est ma mère qui me l'a dit, et je m'en irai tout nu, sauf le respect
de la compagnie.
A ces mots, prenant entre ses dents l'un des angles de son mou-
choir à carreaux, il se moucha à grand bruit et dit en faisant le
plongeon :
— Votre serviteur très humble, madame.
Effe était profondément déçue et vivement irritée, comme il lui
arrivait toujours quand elle rencontrait un obstacle. EHe partait du
principe que rien ne lai était impossible, que lorsqu'elle comman-
dait, tout devait être souple, que ses yeux et ses désirs avaient la
puissance de fondre les volontés comme le feu les métaux. Mais
elle avait eu des déboires. Si jolie qu'elle fût, Robert lui avait refusé
le renvoi de Mariette, et quoiqu'elle eût dans son porte-monnaie
une bague de marquise, Lesape lui refusait deux mille francs. Deux
fois elle s'était heurtée contre des résistances, deux fois elle avait
trouvé le mur ; on firit toujours par le trouver.
Elle ne se fScha pas ; la détresse où elle se voyait et le pressant
besoin qu'elle avait de Lesape l'en empêchèrent. Après s'être
recueillie on instant :
— Soit I dit-eHe, vous n'avez pas deux mille francs à me prêter ;
je veux le croire pour vous faire plaisir. Aidez-moi du moins à me
les procurer.
Puis, baissant la voix et fixant sur le bonhomme une paire d'yeux
qui lançaient des fusées :
— On est très riche en ce moment, on a fait de grosses ventes
de Né, ht caisse doit être pleine.
Si ses yeux lançaient des fusées, les pupilles de Lesape, qui
d'habitude étaient étroites et longues comme celles des chats,
venaient de se dilater subitement; c'était l'effet que produisaient
sur elles la surprise ou fémotion.
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276 REVUE DES DEUX MONDES^
— Lesape, continua-t-elle, vous avez toute la confiance de mon
mari. Je suis sûre qu'il ne compte jamais avec vous.
— Ah! madame, vous vous trompez bien, nous comptons très
souvent.
— À époques fixes?
— Permettez, c'est comme le jour du Seigneur dont on ne sait
pas quand il arrive. Au moment que j'y pense le moins, M. Paluel
me dit : « Lesape, mets tes livres en ordre, nous compterons après
demain. »
Elle prit une attitude de douce langueur pour lui dire : — Lesape,
vous ne savez pas profiter de votre situation. Depuis l'incident de
la voiture déchargée, mon mari ménage beaucoup votre fierté, il
croit tout ce que vous lui dites, et il se garderait bien de vous regar-
der dans les mains.
Elle s'arrêta court. Les yeux de Lesape étaient devenus ronds
comme deux fromages ou comme deux lunes et lui firent peur. Elle
se replia aussitôt en désordre comme une compagnie d'éclaireurs
tombée dans une embuscade.
— Pourquoi me regardez- vous ainsi? lui demanda-t-elle avec
hauteur. On croirait vraiment que je vous propose quelque chose
de mal... Vous imaginez-vous par hasard?...
— Ah ! madame, repartit Lesape, confus d'avoir été surpris en
flagrant délit d'étonnement et reprenant bien vite sa physionomie
de tous les jours, je m'imagine tout simplement que vous êtes un
amour de petite femme qui n'aurait qu'un mot à dire à son mari
pour en avoir dix mille francs, si elle voulait.
— Je vous ai averti déjà que mon mari ne doit rien savoir,
répliqua-t-elle aigrement, et je me suis donné la peine de vous expli-
quer ma raison. J'espérais que vous l'aviez comprise.
— Si je l'ai comprise, madame I 11 n'y a pas un homme comme
moi pour comprendre ces choses-là, et il n'y en a pas un qui fût si
content de vous être agréable, à ce point que, si vous me comman-
diez de me mettre au feu, — car je vous le dis, c'est mon idée, quand
on aime les gens, il faut savoir se gêner pour eux...
— Et la mienne est que je n'ai que faire de vos beaux dis-
cours, mais qu'il me faut deux mille francs et que vous aurez la
bonté de les prendre dans la caisse sans en rien dire. Quand
mon mari vous annoncera son intention de compter, vous voudrez
bien m'en prévenir, et on vous les remboursera, vos deux mille
francs.
— Oh ! bien, madame, dit-il, voilà une affaire arrangée, on peut
dire qu'elle est arrangée, seulement...
— Vous allez encore me faire des difficultés?
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LA FERME DO CHOQLARD. 277
*
— Mais quand je vous dis, madame, qu'elle est arrangée, cette
affaire! Seulement il me faudrait. ..
— Quoi donc?
— Bien peu de chose, une bagatelle... un petit mot d'écrit, sans
vouloir vous désobliger.
Elle grillait d'envie de l'étrangler : — Vous ne vous fiez pas à ma
parole, monsieur Lesape?
— Oh! par exemple!... Mais, madame, vous me diriez que le
pape est mort ou que l'empereur, — celui d'autrefois, — est encore en
vie, que sur mon honneur, tout de suite je vous croirais. Si je vous
demande la faveur d'un petit mot d'écrit, c'est par rapport à ma
santé, car, le bon Dieu me bénisse! je peux mourir d'ici à demain, et
c'est aussi par rapport à votre mémoire.. .* On oublie tant de choses,
moi tout le premier |... tandis qu'avec un petit mot d'écrit...
— Qu'à cela ne tienne, vous allez l'avoir votre petit mot d'écrit,
lui dit-elle toute pétillante de colère.
Et se précipitant sur son encrier, en même temps qu'elle déchi-
rait un feuillet de son calepin, elle écrivit d'une seule plumée :
« Emprunté sur la caisse, le 5 février, deux mille francs pour venir
en aide à une personne de ma famille. » Quand elle eut signé de
toutes les lettres de son nom :
— Gela suffit-il? demanda-t-elle à Lesape, qui, après avoir exa-
miné l'écriture, descendit à la caisse, d'où il rapporta deux liasses
épinglées de billets de cent francs, qu'il compta et recompta lente-
ment devant elle.
Ces liasses étaient deux poèmes dont il tenait à lui faire déguster
en détail toutes les beautés, et à chaque fois, pour tourner la page,
il portait son pouce à sa bouche et l'imprégnait fortement de salive.
Sans doute Lesape trouvait que les billets de banque ne sont pas
seulement jolis à regarder, mais que la saveur en est agréable.
— Quelle maison I quelle baraque ! dit Àleth à demi-voix, dès
qu'il fut sorti.
Et elle promenait sur tout ce qui l'entourait un regard de mépri-
sant courroux : telle une reine emprisonnée contemplant les murs
qui la gardent et l'étouffent.
— Du moins, pensa-t-elle, Polydore aura son argent; mais pour
rembourser cet imbécile de Lesape, il faudra que je m'adresse à
Raoul. Bah ! nous avons le temps d'aviser.
Quelques jours plus tard, Polydore eut son argent. Àleth le ren-
contra à l'endroit qu'il avait dit. Du plus loin qu'elle l'aperçut, elle
tira de sa poche un pli cacheté qu'elle lui jeta à la volée en plein